La Pologne vaut bien une rubrique qui ressemble à une sorte de “messe crisique”. (“La Pologne vaut bien une ‘messe crisique’ ?”) Donc, pour elle, nous revenons à la rubrique “T.C.” (explications dans notre “Note Substantielle & Historique” [*], ci-dessous). La Pologne est aujourd’hui un vrai “Tourbillon Crisique”, au point qu’on pourrait parler, selon l’expression anglo-américaniste de “perfect storm”. Il justifie une plaisante analogie du mot de Napoléon sur la capacité des Polonais à être saouls avec dignité :
“Soyez en crise si vous voulez, mais soyez en crise comme les Polonais !”
Tant de crises, tant de crises et tant de crises y sont rassemblées “en une”, tourbillonnant, valsant, valdinguant ; avec contradictions, paradoxes, thèses et antithèses, Système et antiSystème, simulacres et langues d’ébène... Au point que l’on serait conduit à penser ce que, finalement, je vous dis droitement et sans barguigner : n’attendez rien de clair, de tranché, de martial, n’attendez pas une explication décisive, sans peur et sans reproche, un verdict sans appel, un “Circulez il n’y a rien à voir puisque tout est limpide”. Attendez-vous à un extraordinaire paroxysme du désordre du monde et oubliez tous vos sermons et notes idéologiques, sur “le bon, la brute & le méchant”, sur le contraste en noir et blanc, sur le tic manichéen et ainsi de suite... Et n’oubliez pas votre joker : l’inconnaissance !
Non, pour autant, que la Pologne soit seule en cause, – oh, il s’en faut de beaucoup, de tant et tant ! C’est ce qui fait le charme étrange et troublant de cette étrange tragédie-bouffe, où le tragique peut atteindre des sommets sans pourtant n’y pas distinguer une trace de bouffe à hauteur, qui est « qui est comme [l]a signature... » (Guénon) de ces temps-devenus-fous.
Hier donc, nous résumions la chose, comme en passant, et énigmatiquement, – je veux dire qu’on aurait pu faire plus simple. (Je plaide coupable.)
« La situation sur la frontière Est connaît aujourd’hui un sommet de tension comme produit de cette inversion qui touche tous les acteurs et toutes les circonstances en produisant des effets parfois étranges dont la cause première est bien la politique migratoire de l’UE, utilisée ici comme arme, là comme danger, ici et là comme une source d’explosion terrible. Elle oppose la Pologne et la Biélorussie, à propos de migrants, entre une Pologne qui déteste les migrants et l’UE et qui en appelle à l’UE pour la protéger des migrants venant de son Est qu’elle déteste (la Russie derrière la Biélorussie) alors que cet Est se constitue comme le pire ennemi de l’UE, que l’UE ne cesse d’accabler d’accusations de moraline et de sanctions qui constituent si parfaitement l’arme des lâches, des usuriers et des boutiquiers. »
... Vous voyez ?
Procédons par ordre dans le désordre si vous le voulez et pour reposer autant votre jugement que l’attention qu’il requiert, avec une série de points de vue que nous allons présenter d’une façon marquée, avec intertitre. Vous verrez, ça détend.
L’UE est prise dans un piège original : une sorte de triple mâchoire, ce qui explique ses variations. D’abord, elle est théoriquement intraitable sur l’ouverture aux migrants, qui doit être totale, royale, sans le moindre soupçon d’entraves identitaires. Dans cette affaire, elle a donc des munitions pour critiquer violemment la Pologne qui masse ses forces armées sur la frontière pour bloquer le passage. Cette hostilité contre la Pologne se renforce du conflit interne du champ européen, aujourd’hui bien connu et très vif, sur la question du droit prévalant sur des questions polonaises internes. Mais l’UE subit des pressions considérables d’États-membres pour la défense de la Pologne et elle est aussi très hostile à la Biélorussie et à la Russie, – puisqu’évidemment il ne fait aucun doute que Poutine est derrière tout cela. Dans ce flou des positions dures mais changeantes signant un certain désarroi, on se rassure en préparant des sanctions (contre qui ? Biélorussie ? Russie ? Même Pologne si ça se trouve ? “Au hasard, Balthazar”).
« La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a porté une accusation sévère à l’encontre du Belarus et de la Russie, affirmant qu’ils alimentent le problème de l’immigration à la frontière avec la Pologne. Il s’agit d’une manœuvre lâche visant à détourner la responsabilité. C’est aussi une escalade imprudente dans la confrontation, écrit Finian Cunningham.
» S'adressant aux médias après une réunion à la Maison-Blanche avec le président américain Joe Biden, la principale responsable de l'Union européenne a déclaré que la tâche à accomplir consistait à “protéger nos démocraties” contre une “guerre hybride cynique”. Elle a explicitement accusé le Belarus de faire de la migration une arme pour déstabiliser l'UE.
» Mme Von der Leyen n'a pas cité nommément la Russie, mais ses commentaires laissent entendre que Moscou est de connivence avec son voisin et allié pour créer des tensions géopolitiques en facilitant l'afflux de migrants en Pologne, en Lituanie et en Lettonie. Elle a également cité des allégations antérieures non prouvées d'ingérence électorale et de cyberattaques attribuées à la Russie comme des précédents pour la “guerre hybride” actuelle avec la migration. »
Il y a de violentes tensions entre la Pologne et l’UE, à la lumière des hésitations de l’UE à venir soutenir Varsovie. Les Polonais tendent à faire de cette pression des migrants plus un argument contre l’UE, qui désarme les souverainetés nationales, qu’un arguments contre une agression du type “guerre hybride” de la part de ses voisins de l’Est. Il est révélateur qu’une importante manifestation à Varsovie, contre la volonté du maire (membre de l’opposition) mais avec le soutien discret du gouvernement PiS, avait pour thème l’opposition aux migrants et l’opposition à la vaccination, – deux thèmes favoris de l’UE.
La Pologne ne se prive pas non plus d’accuser la Biélorussie et la Russie dans leur manipulation des migrants entrant dans le cadre d’une “guerre hybride” (terme employé par le Premier Ministre polonais, et promis à une grande vogue dans les élites européennes). Mais, observe une source française à Varsovie, cette posture est d’abord adoptée pour embarrasser l’UE et l’obliger à agir contre ses principes, donc renforçant la souveraineté polonaise :
« C’est aussi un aspect de la guerre hybride : affirmer une souveraineté nationale grâce à un soutien forcé de l’UE et donc affaiblir la pression de l’EU sur la Pologne, alors que l’attaque des institutions européennes contre la Pologne depuis des mois est vue aussi comme un épisode d’une guerre hybride, avec possibilité que le but ultime soit une ‘révolution de couleur’, phase ultime de la guerre hybride. Dans la crise actuelle et malgré les apparences opérationnelles, l’hostilité polonaise à l’UE est plus grande que l’hostilité polonaise classique à la Russie via la Bélarus. »
La position de la Biélorussie est la plus simple : affirmer bien entendu n’avoir rien vu ni rien fait, mais avoir fait ce qu’il fallait pour que la chose se fasse. Dans cette pièce, Loukachenko est la ‘brute force’ : il fonce avec l’accord de Poutine pour faire payer leurs sanctions à l’UE et aux Européens ; il leur rappelle à tous que le gaz russe passe par chez lui, et qu’un gazoduc cela se ferme.
« Ce que nous voyons sur les images dont vous parlez, ce sont des foules dont il faut d'abord se demander comment elles sont arrivées là. Comment des personnes en majorité syriennes et irakiennes se retrouvent-elles au beau milieu des forêts de Podlachie, cette région lointaine aux confins de la Pologne et de la Biélorussie ? Seules deux réponses sont possibles : par la volonté d'États ou par l’entremise de réseaux de passeurs (il faut sans doute écrire “et” plutôt que “ou”). On voit aussi que ces foules sont encadrées, dirigées, parfois molestées, par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait furieusement penser aux “petits hommes verts” vus en Crimée il y a quelques années). On les voit enfin équipées d'outils et de tenailles (pour ouvrir des brèches dans les barbelés tendus par les Polonais), parfois armées, vous l'avez dit. » (Jean-Thomas Lesueur, ‘Figaro-Vox’.)
C'est-à-dire, selon mon sentiment, clin d’œil et sourire malin-discret de Poutine. Le Russe, répondant à Merkel qui lui demande de l’aide pour régler la crise, répond que le meilleur moyen est de reprendre langue avec Loukachenko, – belle couleuvre à avaler. Savoir si Poutine a machiné tout cela, comme tout le monde le dit à l’Ouest dans un bel élan ? Ils ont tous dit depuis août 2016 que Trump était manipulé par Poutine, et le procureur spécial Durham est en train d’achever de prouver le contraire, pour mettre Hillary Clinton en cause.
Pour autant, nous dirions, je ferais moi-même l’hypothèse que Poutine n’est pas mécontent de cette crise et qu’il la renforce à sa façon (soutien à Loukachenko qui ne fait rien sans l’avis de Poutine, vol de bombardiers Tu-22M à la frontière polonaise de la Biélorussie). Il n’est nullement impossible que Poutine coordonne discrètement l’action de Loukachenko et celle d’Erdogan (nième tournant récent des Turcs vers la Russie) qui joue son jeu dans l’affaire.
« De Poutine… et d'Erdogan, ajouterais-je. Des responsables des services allemands ont affirmé hier qu'Aeroflot (qui appartient pour 51% à l'État russe) et Turkish Airlines (qui appartient pour 49% à l'État turc) “apportent une contribution décisive au trafic aérien de migrants vers la Biélorussie”. La dimension hybride ou asymétrique de la méthode n'est, à l'évidence, pas sans rappeler la manière russe de ces dernières années, de la Géorgie à l'Arménie, en passant par l'Ukraine. » (Jean-Thomas Lesueur, ‘Figaro-Vox’.)
“Comme d’hab’”, Washington prépare la guerre. Il choisirait plutôt la Mer Noire avec un certain nombre de navires, et également l’Ukraine “comme d’hab’”, sous la surveillance furieuse des Russes. Mais ces théâtres sont devenus plutôt secondaires à cause de l’affaire Pologne-migrants et les USA sont moins à l’aise avec la Pologne, malgré ses liens militaires, qu’avec l’Ukraine. Les Polonais sont trop ombrageux, nationalistes avec une souveraineté forte, et en plus furieusement anti-wokeniste, ce qui fait désordre à Washington.
La vastitude et la complexité de cette crise sont vraiment une éclatante illustration des temps-devenus-fous. Chacun est tour à tour adversaire et allié d’un autre, selon l’angle d’observation qu’on choisit. Tous les facteurs de la guerre hybride sont présents. Ce qu’on nomme “guerre hybride” n’est rien d’autre que l’opérationnalité de la multiplicité des buts et des domaines, des traits paradoxaux et contradictoires des liens et des alliances, du désordre général qui reflètent l’événement de la Grande Crise. Ce qu’on nomme “guerre hybride” n’est par conséquent rien d’autre que l’opérationnalité de la Grande Crise et de la crise civilisationnelle : ce n’est pas une guerre de conquête ni une guerre stratégique, c’est une méthode générale de mise en désordre affectant tous les domaines, du sociétal au juridique, du supranational au militaire (un peu, pour l’esbrouffe), du migratoire au souverain, – pour renforcer la maturation de toutes les crises réunies en un tourbillon crisique, et les conduire par l’exacerbation de paroxysmes en paroxysmes.
Les apparence ne sont pas vraiment trompeuses puisqu’on ne se réfère à aucune certitude de réalité, mais elles sont surtout accessoires. Par exemple, je fais complètement mienne cette remarque rapportée d’une “source française” en Pologne : « Dans la crise actuelle et malgré les apparences opérationnelles, l’hostilité polonaise à l’UE est plus grande que l’hostilité polonaise classique à la Russie via la Bélarus » : le vrai combat de la Pologne, qui passe par la lutte contre les migrants, est celui de sa souveraineté nationale, et il se livre exclusivement contre l’UE aujourd’hui. Les facteurs sociétaux jouent aussi leur rôle, et de ce point de vue l’“invasion migratoire” est plus une question d’ordre sociétale, sinon wokeniste.
(C’est une des raisons pour laquelle l’administration Biden, dite “administration Brandon” du cri de guerre “Let’s go, Brandon !”, est plutôt molle sur le soutien opérationnel aux Polonais, notamment au niveau des forces de protection des frontières : il y a eu deux millions d’illégaux passant la frontière Sud depuis son entrée en fonction et pas un seul soldat US sur cette frontière, selon l’orientation-Woke de cette politique. Dans ces conditions, il est politiquement et d’un point de vue de la communication difficile d’en déployer sur la frontière polonaise où l’on compte les illégaux en milliers et non en millions, à partir des bases US dans le pays. Le gouvernement polonais a tâté le terrain à cet égard mais il a vite compris ; ainsi commence-t-il à comprendre quel crédit il faut accorder aux promesses US.)
L’issue de la crise ? Il n’y aura pas d’issue à cette crise. Les marques qu’elle impose aux différents protagonistes resteront et formeront un nouveau facteur de crise, un nouvel échelon, une nouvelle accélération dans le tourbillon crisique. Les positions des uns et des autres évolueront, dans divers domaines, comme autant d’électrons libres dans tous les sens, sans rien qui puisse faire dire : “la crise est finie”. La gangrène qui affecte le Système aura descendu une marche de plus dans l’escalier menant aux abîmes. Le facteur le plus intéressant, l’enjeu méthodologique le plus important selon notre point de vue, est celui que souligne la citation reprise : l’antagonisme entre la Pologne et l’UE est désormais plus grave que l’antagonisme entre la Pologne et la Russie. La tendance est bien que les craquements intérieurs vont dominer les affrontements extérieurs.
[*] Nous avions laissé un peu de côté, dans ce ‘Journal-dde.crisis’, notre série ‘T.C.’ (‘Tourbillon Crisique’), connue sous divers autres noms depuis le n°1. Nous la reprenons, non seulement en fêtant son centième numéro mais aussi en rappelant à cette occasion la graduation des intitulés de cette rubrique, caractérisant l’évolution du temps crisique, ou de “nos temps-devenus-fous”. L’auteur n’assure pas pour autant une parution régulière ni même rapprochée. Leitmotiv : on verra...
• 18 janvier 2016, premier “Humeur de Crise”
« ...Le chiffre 1 entre-parenthèses dans le titre a une double fonction : celle de renvoyer à cette note et celle de commencer une série. Désormais, il y aura (sans doute) des notes sous le titre générique de ‘Humeur-de-crise’ dans le ‘Journal-dde.crisis’, consacrées essentiellement sinon exclusivement aux réactions personnelles de l’auteur devant les soubresauts de la crise. Pour les faire apparaître selon cette spécificité très marquée, ces notes seront reprises sous le même titre et numérotées. C’est une expérience, poussée par le besoin d’exprimer la chose ; elle durera ou ne durera pas, elle prendra sa place ou non, on verra. »
• ‘Humeur de crise’ devient ‘Humeur Crisique’ (n°38) le 22 octobre 2017
• ... Puis, ce message le 29 novembre 2017, au n°40 :
« Dans le n°38 de cette rubrique dans le ‘Journal-dde.crisis’, ‘Humeur de crise’ avait été transformé en ‘Humeur crisique’ selon l’évidence, comme on dit pompeusement, d’un “changement de paradigme” : “Effectivement, une évolution a lieu, qui a un rapport avec ce que je nomme le ‘tourbillon crisique’ [...] le tourbillon crisique change tout parce qu’il est le produit d’un changement de la nature même de la crise, figurant dans sa forme universelle…[...] Je pense que le ‘tourbillon crisique’ est devenue la figure majeure, sinon la figure exclusive du cadre dans lequel s’inscrivent les événements en marche, et ces événements “en marche” à une vitesse incroyable, avec une puissance de communication qui ne cesse d’influer sur nos psychologies, avec une pression crisique à ne pas croire.” Je prends en compte complètement ce changement et de l’intermédiaire et insatisfaisant ‘Humeur crisique’, on passe à ‘Tourbillon Crisique’ pour l’intitulé de cette rubrique. »
• ... Enfin, ‘Tourbillon Crisique’ devient ‘T.C.’ au n°56, le 18 août 2018.
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