Je suis psychologue aux urgences pédopsychiatriques d’un hôpital du Brabant Wallon, les seules urgences pédopsychiatriques de la Province d’ailleurs. Celles vers qui tous les répondeurs des centres de consultations renvoient les patients lorsque leurs portes se ferment.
Depuis 6 mois, ce n’est plus uniquement par la porte que les jeunes se présentent chargés de leur souffrance.
Le téléphone résonne d’appels de détresse de parents qui ne savent plus comment raviver la flamme de la motivation pour l’école à leur garçon qui, peu à peu, inverse son rythme circadien. Des demandes de lits de crise nous parviennent pour de toutes jeunes adolescentes qui laissent fondre leurs kilos en même temps que leur sourire s’efface.
Les ambulances nous amènent deux à trois jeunes adolescents - très jeunes adolescents - par semaine qui n’ont pas trouvé d’autres alternatives que de mettre leur vie en danger pour échapper à la morosité ambiante, à leurs angoisses de décrochage scolaire, aux manques de liens avec leurs pairs, à l’ambiance familiale trop pesante… Les jeunes arrivent aux urgences par la porte ou par les fenêtres avec des idéations suicidaires, des comportements d’automutilation, des crises d’angoisses ou des somatisations importantes. Certains se laissent mourir…
Depuis des semaines, je ne peux que constater l’augmentation des demandes de consultations et d’admissions aux urgences. Prise dans la gestion de ces situations de détresse, je lis de loin les cartes blanches qui dénoncent avec justesse la souffrance de ces jeunes qui ont été trop longtemps oubliés par la crise sanitaire. J’hésite à prendre la plume pour parler de notre réalité mais mon téléphone sonne, une jeune est en crise alors je la pose.
Et puis ce week-end, j’ai entendu ce père dont la fille s’est suicidée à l’aube de ses 18 ans, et j’ai eu le sentiment de ne plus avoir d’autre choix que de saisir cette plume à pleine main pour inviter les politiques et autres décideurs à quitter leur bureau pour franchir les portes des urgences psychiatriques.
Nous avons commencé à « trier » les patients…
Il y a un an, le Covid 19 est venu frapper aux portes de l’Europe et, en mars dernier, nous regardions avec effroi les vidéos de nos collègues intensivistes italiens obligés d’opérer un choix parmi le flux de patients à sauver.
Un premier confinement strict a alors été décrété pour ne pas avoir à vivre pareil drame, et nos jeunes ont docilement accepté les règles. Il faisait beau, il faisait chaud et ce confinement avait presque un air de vacances.
En septembre, l’école a repris et, déjà, des jeunes se sont présentés aux urgences, anxieux de décrocher sur le plan scolaire avec le sentiment de courir derrière le temps et la nécessité de rattraper « le temps perdu ».
Face à l’annonce de la seconde vague fin octobre, les écoles sont passés en code rouge avec l’instauration des cours en distanciel. Les clubs de sport ont fermé ou presque et les scouts ont dû cacher leur rire derrière un masque. Ces mesures ont permis d’éviter de justesse l’engorgement des soins intensifs fin de l’année, repoussant à nouveau le spectre du scénario italien et les politiques ont poussé un ouf de soulagement. Mais je ne partage pas leur soulagement…
Plus les semaines ont passé, plus les jeunes ont débarqué aux urgences, leurs bras scarifiés, leurs kilos dégringolés, leur motivation envolée, leurs angoisses débordées. Même si les mesures sont moins strictes que lors du premier confinement, le manque de perspective semble avoir de plus en plus raison du courage et de la résilience de ces jeunes.
Dans le secteur de la santé mentale, nous avons dû commencer à trier les patients… Rien que pour le mois de janvier 2021, nous avons accueilli 22 jeunes en souffrance vis notre garde pédopsychiatrique, soit le double des consultations par rapport à janvier 2020. Plus de la moitié présentaient des idées suicidaires, une majoration de comportements d’automutilation ou étaient passés à l’acte en mettant en danger leur vie. Un tiers de ces adolescents avait entre 13 et 15 ans.
Des listes d’attente jusqu’au mois de mars et avril
Dans notre service de pédiatrie, nous avons habituellement la possibilité d’accueillir 3 patients en souffrance psychique le temps de mettre du sens sur la crise et penser un projet de soins adéquats. Nos équipes ont dû s’adapter et nous pouvons accueillir actuellement 6 jeunes « en crise ».
Il ne faut pas être un grand mathématicien pour s’apercevoir que la loi de l’offre et de la demande n’est pas adaptée ! Les jeunes arrivent aux urgences mais le réseau est saturé… Nos partenaires de soins hospitaliers ont des listes d’attente jusqu’au mois de mars/avril.
Les structures de décrochage scolaire sont remplies depuis longtemps. Les centres de santé mentale qui offrent des consultations accessibles financièrement ne prennent plus de nouvelles situations. Nos collègues pédopsychiatres qui exercent dans le secteur privé n’ont plus la possibilité de prendre en charge des enfants ou adolescents en souffrance. De nombreux psychologues indépendants sont dépassés par la souffrance des jeunes et les réfèrent vers les services d’urgence. Comme le disait le Docteur Maes dans sa carte blanche « les services hospitaliers pédopsychiatrique sont l’équivalent des soins intensifs par temps de Covid : peu de places disponibles, temps de prise en charge prolongé, nécessité d’un personnel extrêmement spécialisé et donc rare, il est impossible de multiplier ces disponibilités ».
Malgré nous, malgré notre désir de soignants d’offrir de l’aide à toute personne qui en demande, nous avons dû commencer à trier les souffrances, à hiérarchiser l’urgence, à limiter le temps dont un jeune peut bénéficier dans notre service… Des jeunes se présentent aux urgences en demandant d’être mis à l’abris d’eux-mêmes, d’être mis à distance de l’ambiance familiale, d’être éloigné de l’école et de l’anxiété qu’elle suscite en eux mais nous ne pouvons pas répondre à leurs demandes…
Il faut déconfiner la jeunesse avant d’être noyé sous la vague
Il est essentiel que les politiques se rendent compte que le secteur de la santé mentale ne pourra pas absorber seul l’urgence de la crise psychique qui traversent nos enfants et adolescents. Les unités hospitalières sont saturées, l’offre de soins est dépassée.
Pour plus de la moitié, les jeunes qui se présentent aux urgences n’ont jamais eu affaire à la psychiatrie. Ils n’ont même jamais consulté de psychologue et encore moins un pédopsychiatre. Cela me laisse à penser qu’il faut que les nouvelles mesures agissent AVANT que le jeune et sa famille envisage la pédopsychiatrie comme ultime alternative… Si rien ne change en amont, cela ne sert à rien d’augmenter les prises en charge en aval. Cela reviendrait à coller un petit sparadrap sur une plaie ouverte. Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’acheter plus de sparadraps mais de réduire le risque de chutes ! Il ne s’agit pas d’augmenter le nombre de psychologues de première ligne qui seront vite dépasser par la souffrance des adolescents sans pouvoir leur proposer d’alternatives à l’hospitalisation.
Il fait déconfiner la jeunesse et permettre au secteur d’être créatifs pour proposer du lien social et du partage d’expérience avant tout, hors des sentiers de la psychiatrie. Les écoles, les clubs de sport, les maisons de jeunes doivent redevenir des lieux de vie au sens le plus littéral.
Des solutions alternatives d’hébergement
Des solutions alternatives d’hébergement devraient aussi être offertes aux jeunes, en dehors d’une réponse pédopsychiatrique. Les familles ne peuvent pas non plus assumer seules la souffrance de leur adolescent. Les parents sont démunis face à la détresse de leur enfant. Pris eux-mêmes dans la morosité ambiante, étranglés par des inquiétudes financières, en manque de liens amicaux, en manque de soutien de leur réseau de résilience habituel, isolé par le télétravail les parents ont perdu foi en leurs propres compétences et en leur capacité à soutenir leur enfant. Fragilisés eux-mêmes, ils ne parviennent plus à leur apporter suffisamment de contenance. Il serait utile de penser à la création d’hébergements non psychiatriques. Les jeunes ont besoin de lien, d’échappatoire, d’art, de musique et de rire.
Beaucoup de jeunes qui se présentent aux urgences n’ont pas besoin d’être hospitalisés en psychiatrique ! Quelle tristesse de devoir prescrire un médicament quand un terrain de football et un exposé de groupe Baudelaire aurait pu suffire…
Chers ministres, nous ne prescrivons pas des fêtes étudiantes alcoolisées ni des rassemblements familiaux sans geste barrière ni l’ouverture des pistes de ski. Nous vous implorons d’être créatifs et de penser à des solutions en amont de la chute et du désespoir. Hier, nos adolescents brossaient les cours pour descendre par centaine dans la rue réclamer une nouvelle politique pour le climat. Aujourd’hui, ils se terrent sidérés dans le silence de leur chambre. Nos enfants et nos adolescents vont mal et seuls, nous ne tiendrons pas.
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