Des journées de travail de neuf heures sans pause où l’on mange en cachette, des heures supplémentaires jamais payées, des cas de harcèlement sexuel... Cinq travailleurs détachés du secteur agricole ont décidé de briser le silence et d’attaquer leurs employeurs espagnols et français bénéficiant de ses contrats.
C’est « la rage », dit-elle, qui la fait tenir debout, malgré une sclérose en plaques qui la fait cruellement souffrir. Yasmina Tellal, 38 ans, a été employée de 2013 à 2017 par Laboral Terra, une entreprise de travail temporaire espagnole qui propose de la main d’œuvre aux exploitants et entreprises agricoles françaises. Ces dernières n’ont qu’à signer un contrat avec cette société d’intérim, qui se charge de fournir les salariés et de gérer leurs démarches administratives.
C’est « la rage », dit-elle, qui la fait tenir debout, malgré une sclérose en plaques qui la fait cruellement souffrir. Yasmina Tellal, 38 ans, a été employée de 2013 à 2017 par Laboral Terra, une entreprise de travail temporaire espagnole qui propose de la main d’œuvre aux exploitants et entreprises agricoles françaises. Ces dernières n’ont qu’à signer un contrat avec cette société d’intérim, qui se charge de fournir les salariés et de gérer leurs démarches administratives.
Avec quatre autres salariés, Yasmina a porté plainte aux prud’hommes contre Laboral Terra et huit entreprises agricoles françaises [1] pour non-respect des contrats de travail, non-paiement des heures supplémentaires et des congés payés, manque à l’obligation de sécurité et préjudice moral. Si des travailleurs détachés du secteur agricole ont bien tenté ces dernières années de porter l’affaire en justice, les procès sont rares. Le jugement est attendu ce 22 septembre. « L’enjeu est d’obtenir que la justice donne leur juste mesure aux atteintes commises aux droits humains. Les enjeux économiques pour la filière agricole ne doivent pas primer. Les frontières ne doivent plus être un motif de dérogation à l’application stricte et universelle des droits humains », estime Yann Prévost, l’avocat de Yasmina.
Photo prise devant le conseil de prud’hommes en juin 2020. Au centre, Yasmina Tellal. © Droits réservés
« Une fois à Avignon, les problèmes ont commencé »
Yasmina, d’origine marocaine, a vécu en Espagne avant d’arriver en France, à l’âge de 29 ans. Elle travaillait dans le prêt-à-porter jusqu’à ce que la crise de 2008 ne la pousse à fermer boutique et à quitter son pays avec une amie. Un de leurs proches les aiguille vers Laboral Terra, qui leur promet une embauche pour une mission d’un an, dans le secteur agricole en Provence. « Une fois à Avignon, les problèmes ont commencé », se remémore t-elle. En matière de logement, c’est la désillusion. « Il a fallu qu’on se débrouille pour se loger, contrairement à ce qui était annoncé. » Laboral Terra ne leur propose qu’un lit au domicile des responsables locaux. « Ils voulaient nous mettre dans leurs appartements à eux ». Yasmina et son amie décident de louer un appartement à leurs frais à partir d’avril 2012.
Il leur faut attendre encore un an avant que Laboral Terra ne leur fasse signer un premier contrat ; et qu’elle soient aspirées par un rythme infernal. Yasmina travaille régulièrement les samedis et dimanches, sans que cela ne se répercute sur le montant de son bulletin de salaire. « Ils n’ont rien respecté : ni les 35 heures, ni les congés, pas plus que la possibilité d’avoir accès à la couverture complémentaire santé. » Les contrats s’enchaînent, dans l’emballage de fruits et légumes, puis dans les serres de fraises à Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône. Certaines journées de travail n’en finissent plus. « Il faisait 60°C. On travaillait de 6 h du matin à 1 h de l’après midi. On n’avait pas de pause, pas de café, pas le droit de manger, pas de toilettes. » Dans une autre entreprise d’emballage de pommes, elle travaille 15 heures par jour, avec une heure de pause seulement. Il y a là « un comportement de mépris et un abus de la force de travail », estime son avocat.
« Il y a des manifs pour les droits des animaux, il n’y en a pas pour nous »
Pour chacun de ses contrats, Yasmina ne sait jamais combien elle va percevoir. L’indemnité de fin de mission n’est précisée nulle part. Des retenues sur salaires, « injustifiées » selon son avocat, sont opérées [2]. Les irrégularités sont monnaie courante. « Il m’est arrivé de signer un contrat de six mois mais au bout d’un mois, Laboral Terra m’appelait pour me signifier de ne pas venir le lendemain, sans aucune explication », souligne Yasmina.
Ce traitement indigne vaut pour les autres travailleurs détachés. « Un de mes employeurs appelait Laboral Terra et lui disait "ramène-moi 40 personnes". Ensuite l’employeur disait aux travailleurs détachés : "Toi, tu viens pas demain, toi non plus", alors même qu’il n’avait pas de raison pour arrêter les contrats de ces gens. On n’est pas des machines. Mais on était traités comme des animaux, comme des vaches ! Et encore, les animaux ont plus de droits que nous. Il y a des manifs pour les droits des animaux, il n’y en a pas pour nous. Une des entreprises françaises a quand même viré une femme parce qu’elle était enceinte, en appelant la société espagnole pour arrêter son contrat. Ils l’ont laissée sans rien ! »
Des brutalités et du mépris, jusqu’à la mort
Les entreprises françaises, « ne considèrent pas les travailleurs détachés comme des ouvriers de "chez eux", pense Yann Prévost. Ils peuvent être beaucoup plus brutaux, plus indifférents à leur sort et à leurs souffrances au travail. » Malgré différents maux qui se révéleront être les symptômes d’une sclérose en plaques, Yasmina n’a jamais bénéficié de visite médicale. Un jour, alors qu’elle se décide à parler de ses droits sur son lieu de travail, elle se fait frapper le lendemain par une autre salariée. « Des violences ont été commises par d’autres ouvriers ou des représentants de Laboral Terra auprès de Yasmina sans que l’employeur n’intervienne, alors que les faits se déroulaient sur le lieu de l’entreprise », dénonce son avocat.
L’affaire Elio Maldonado atteste de cette indifférence. Le 7 juillet 2011 à Eyragues, dans les Bouches-du-Rhône, ce travailleur équatorien de 33 ans, en contrat avec la société d’intérim espagnole Terra Fecundis, meurt sur une exploitation de melons, au terme d’une journée de labeur où l’eau a manqué. Yann Prévost, qui défend également la famille d’Elio Maldonado, l’affirme : « Il est décédé de déshydratation car tout le monde se fichait de ces travailleurs au point de ne pas les faire boire. » [3]
« Un système de "dumping" social »
L’affaire en cours devant les prud’hommes est, pour l’avocat, « l’illustration de tout un système de "dumping" social ». Le recours à Laboral Terra et aux travailleurs détachés représente une aubaine économique pour les entreprises agricoles françaises. Les cotisations sociales, qui sont payées en Espagne par l’entreprise de travail temporaire, sont deux fois moins élevées qu’en France. « Le patron d’une des boîtes françaises ne regardait même pas le contrat de travail amené par Laboral Terra. "Ce qui compte c’est que je paie moins" disait-il », se souvient Yasmine. « Le contrat de travailleur détaché est peut-être une forme de "dumping" social, mais c’est un contrat parfaitement légal autorisé par l’UE », a répliqué l’avocat d’une entreprise d’emballage agricole française lors de l’audience aux prud’hommes.
Il n’est en effet pas illégal d’avoir recours au travail détaché si cela se fait de manière limitée dans le temps. Or, Yasmina a travaillé pendant plusieurs années pour deux de ces sociétés, ce qui confirme un besoin structurel, et non pas temporaire, de main d’œuvre. Elle demande en conséquence une requalification de ses missions d’intérim en CDI (contrat à durée indéterminée). Yann Prévost estime également que le statut de travailleuse détachée ne peut pas s’appliquer dans la situation de Yasmina. Pour qu’il y ait détachement, l’employeur de société espagnole aurait dû l’embaucher en Espagne comme ouvrière agricole, avant de la « mettre à disposition » d’employeurs français. Or, Yasmina n’a jamais travaillé en qualité d’ouvrière agricole en Espagne, et elle résidait en France au moment de la signature de ses contrats. Une requalification en contrat de droit français est donc demandée. Si elle aboutit, Yasmina pourra ainsi bénéficier de la juste rémunération dont elle a été privée pendant des années.
« Des sociétés font fortune sur le dos des droits humains »
Lors de l’audience, les sociétés agricoles ont aussi fait valoir qu’elles ne trouvaient pas suffisamment de saisonniers en France, ce qui les conduisait à se tourner vers l’étranger. « Ce n’est pas que les Français ne veulent pas travailler, ce sont les conditions de travail qui sont en cause », réagit Yasmina. « Les Français qui arrivent sur les champs connaissent les lois et leurs droits. Ils commencent à travailler mais ils demandent une pause au bout d’un moment, réclament que leurs heures supplémentaires soient payées... Et ils voient leurs contrats s’arrêter ! »
Les entreprises utilisatrices estiment par ailleurs ne pas être responsables des agissements de l’entreprise étrangère qui met les travailleurs à sa disposition. « Si les exploitants français étaient plus exigeants sur les conditions de travail et d’embauche, il n’y aurait pas des sociétés comme Terra Fecundis pour faire fortune sur le dos des droits humains », fait valoir Yann Prévost, qui demande la requalification des exploitants français en « coemployeurs » aux côtés de Laboral Terra. Cette dernière s’est déclarée en liquidation judiciaire le 13 juin 2019. Une liquidation qualifiée d’« opportune » par l’avocat qui les soupçonne de l’avoir fait pour échapper aux procédures judiciaires. Mais le système continue, tient-il à rappeler. « Le chiffre d’affaires d’une société d’intérim espagnole comme Terra Fecundis oscille entre 50 et 60 millions d’euros dont 90 % sur le sol français. Leur business, florissant, repose sur un système d’exploitation de personnes vulnérables. » Une procédure a d’ailleurs été ouverte contre Terra Fecundis en 2014 pour « travail dissimulé en bande organisée », conduite par l’inspection du travail, la Police aux frontières et l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCTRI) [4].
« L’agriculture industrielle tient sur ces esclaves »
En faisant des recherches sur internet, Yasmina découvre la procédure contre Terra Fecundis. « Je me suis dit qu’on avait une chance de gagner. » Voilà maintenant trois ans qu’elle s’est lancée dans cette bataille judiciaire, aux côtés de quatre autres travailleurs rencontrés lors de missions pour Laboral Terra. Yasmina s’est d’abord rapprochée de la CGT locale, puis a rencontré le Collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône (Codetras). « C’est grâce à eux qu’on n’a pas lâché. Ils nous apportent beaucoup de soutien, nous ont aidés avec une collecte à payer les frais de justice. »
« Ces personnes sont dans une extrême détresse et sont hyper vulnérables », témoigne Émilie Loison, qui a rejoint le Codetras il y a un an et demi. « Certains se blessent et ne le montrent pas, sinon ils sont virés. » Pour cette éleveuse de chèvres en pastoral, il n’y a pas de contradiction à être cheffe d’exploitation agricole et à militer pour la défense des droits de ces travailleurs agricoles. « Dans mon syndicat [la Confédération paysanne] nous revendiquons plus d’éthique et de justice sociale. »
« On était embrassées de force, humiliées »
Yasmina a également entamé une procédure au pénal pour agression sexuelle et traite d’êtres humains. « On était embrassées de force, humiliées. Lorsque le responsable espagnol arrivait sur le lieu de travail, il me touchait devant tout le monde alors que je le repoussais. On n’a pas couché avec eux en dépit des pressions. Je ne savais pas que je devais vendre mon corps si je ne voulais pas que mon contrat s’arrête. » L’instruction est en cours à Avignon.
Pour être en sécurité, Yasmina a changé d’adresse et a quitté Avignon. Mais les séquelles demeurent. « Mon amie est suivie depuis trois ans par un centre psychologique. Elle est traumatisée. On a peur de tout le monde. Moi, j’ai perdu ma santé à cause d’eux. Un autre collègue a des problèmes de cœur. Ils ont changé définitivement notre vie. » Elle espère que la justice leur donnera raison en condamnant ces sociétés « afin d’en finir avec l’exploitation des gens. ça peut donner à d’autres le courage de s’en sortir, de partir. » Dans le cas contraire, elle redoute le pire. « Je ne veux pas que des gens soient encore plus exposés qu’avant si la décision nous est défavorable. »
Sophie Chapelle
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