04 novembre 2014

« Le monde n'a plus d'ennemis, il ne sait plus où il va »


Une belle interview de l’Humanité Dimanche.

Diplomate, historien, journaliste, Andreï Gratchev revient sur les années soviétiques durant lesquelles il fut un témoin privilégié du dégel et surtout de la perestroïka au côté de Mikhaïl Gorbatchev dont il fut le conseiller.


Dans son dernier ouvrage “Le passé de la Russie est imprévisible”, il raconte le passage de cette Russie de Khrouchtchev au capitalisme et à cette nouvelle guerre froide, sur fond de crise ukrainienne.

HD. Près d’un an après les protestations de Maïdan, l’Ukraine s’apprête à tenir des élections législatives dans un pays marqué par la guerre. Que pensez-vous de cette situation?

Andreï Gratchev. L’Ukraine est finalement revenu au point de départ. Les protestations qui ont éclaté en novembre (2013 – NDLR) contre un pouvoir corrompu et dont plus personne ne voulait débouchent sur un accord le 21 février. Il est signé par l’ensemble des protagonistes : représentants du mouvement Maïdan, dirigeants des divers partis politiques du pouvoir et de l’opposition, ministres des Affaires étrangères européens et une délégation du pouvoir russe. L’accord prévoyait la constitution d’un gouvernement d’union nationale, une réforme constitutionnelle (passage à un régime parlementaire) et des élections législatives.

En ne respectant pas cet accord, en voulant accélérer la mainmise de parti antirusse, les diplomaties européennes et états-uniennes ont entraîné l’Ukraine dans une crise largement prévisible. Pour quel résultat ? La Russie écartée est finalement conviée à discuter de la future association avec l’Ukraine, des élections vont avoir lieu, aucune des mesures issues de la protestation n’a été développée… Les Ukrainiens ont perdu une année durant laquelle ils ont assisté impuissant à une guerre civile faisant des milliers de morts et à la fracturation de leur jeune pays. Les dégâts apparaissent désormais irréversibles et les dirigeants européens en portent une lourde responsabilité.

HD. Le rôle de l’Union européenne dans cette crise est de plus en plus ambigu. Quel bilan dressez-vous de sa diplomatie?

A. G. Les élites qui dirigent l’Union européenne ont fait preuve d’un véritable amateurisme. Le bilan est désastreux car ils n’ont rien anticipé. Et je préfère espérer que ces bureaucrates ont réveillé un volcan de rancœurs par ignorance. L’Ukraine n’a connu que récemment une période d’indépendance avec la chute de l’URSS. Avant, elle a tour à tour été partagée au sein d’empire et de duché (austro-hongrois, Pologne, Russie). Cette diversité s’exprime à travers des régions ukrainiennes marquées par leurs héritages respectifs qui tiraillent le pays vers la Pologne et l’Église catholique et vers la Russie et l’Église orthodoxe. Ce magma culturel pour un jeune État s’est transformé en une situation comparable à l’ex-Yougoslavie. L’éclatement de cette république avait été encouragé de l’extérieur et le même scénario se répète avec l’Ukraine.

HD. Le mouvement de protestation contre le régime de Ianoukovitch avait pourtant réuni une immense partie de la société, à l’ouest et aussi à l’est ?

A. G. L’idée d’une transition en douceur jusqu’à de nouvelles élections n’a pas été retenue. La tournure prise par les événements a fait voler en éclats l’unité de l’Ukraine en excluant sciemment une partie du pays des décisions, et en se passant d’une puissance régionale prépondérante?: la Russie. Les contradictions ont refait surface. Toute la partie orientale avait été rattachée à l’Ukraine pour diminuer le poids du parti rural. Ces immenses terres minières et industrielles avec une large population ouvrière servaient de contre-pouvoir : lors de la Seconde Guerre mondiale, le soulèvement de la Galicie (à l’ouest), qui a combattu aux côtés des forces nazies, avait plongé l’Ukraine dans le camp des perdants de la grande guerre patriotique.

Aujourd’hui, les partis issus de cette région ne sont pas « pro-européen », ils défendent un projet nationaliste et antirusse, et profitent de la situation pour prendre une revanche sur le passé. En somme, ces événements sont un Tchernobyl politique. L’Europe en est pleinement responsable. Son hypocrisie sur l’intégration de l’Ukraine dure depuis des années. Au début du processus, le pays qui avait besoin de liquidité du fait d’une situation économique dramatique s’est vu proposer 650 millions d’euros par Bruxelles. La Russie proposait 7 milliards d’aides au président ukrainien Viktor Ianoukovitch. Le bilan est donc désastreux. Les relations entre la Russie et l’Europe vont vers la fracture. Et cette crise a renforcé Vladimir Poutine sur le plan intérieur. Avec 80 % d’opinions favorables, personne ne pourra lui contester le pouvoir avant des années.

HD. La volonté de se tourner vers l’Asie est-elle réelle de la part des autorités russes ?

A. G. La crise ukrainienne a clairement accentué cette stratégie. La maison commune européenne à laquelle la Russie a longtemps pensé être arrimée n’existe plus. Le rêve d’une Europe allant de l’Atlantique à l’Oural du général de Gaulle, de Willy Brandt, du processus d’Helsinki apparaît brisé. Le projet européen se construit en excluant la Russie tout comme le démontre l’intégration et la place accordée aux autres pays d’Europe de l’Est, aux pays Baltes et à la Pologne. La diplomatie européenne à l’égard de la Russie a été abandonnée par la France. C’est l’Allemagne qui fixe le cap, tout comme l’illustre l’absence de Fabius lors de l’accord du 21 février en Ukraine. Ce dernier se rendait en Chine. Vladimir Poutine a décidé de tourner le dos aux Européens et à l’Occident. C’est plus par obligation que par choix. Le président russe étant un pragmatique pas un idéologue. Devant les difficultés de ces relations avec l’Europe, et la crise du modèle et des économies occidentales, Poutine se tourne logiquement vers l’Orient et les pays du Sud. Ces nouveaux pôles connaissent des fortes croissances avec l’Inde, la Chine, le Brésil, l’Argentine… Mais cette volonté des élites russes n’est pas encore celle de la société qui demeure largement attirée et tournée vers l’Europe.

HD. Ce journal de bord est-il celui d’une génération, les « chestidessiatniki », à laquelle tu fais partie avec Mikhaïl Gorbatchev ?

A. G. C’est à la fois la tentation d’un homme d’un certain âge qui a envie de dresser un bilan de sa vie et l’envie de raconter une période particulière de son pays. J’ai été un témoin privilégié de ces bouleversements historiques et de l’Union soviétique. Mon parcours personnel, ma position politique au temps de l’URSS, et la chance d’être au côté de Gorbatchev durant les années de la perestroïka m’ont permis d’être aux premières loges du déroulement de l’histoire. Cette génération « chestidessiatniki » est apparue grâce au processus de déstalinisation lancée par Khrouchtchev. Nous avons connu avec ce premier dégel notre classe préparatoire vers la sortie du passé stalinien. Nous avons retrouvé l’élan utopiste qui était associé au projet initial des bolcheviques et de la révolution de 1917, avec le « printemps de Prague » et son « socialisme à visage humain ». Cet élan pour réformer le socialisme soviétique nous le mettrons en place 20 ans plus tard.

HD. Votre génération qui était prête déjà en 1968 à faire tomber le mur n’est-elle pas arrivée trop tard pour réformer ce modèle ?

A. G. Nous avions l’espoir de créer une convergence entre l’État protecteur, garant de la justice sociale à la soviétique, avec l’efficacité de l’économie occidentale. Finalement, on a découvert qu’il fallait choisir, que la société idéale imaginée de l’autre côté du mur n’existait pas. Et les élites qui ont succédé à Gorbatchev ont fait le choix d’une société capitaliste post-soviétique dans sa forme la plus brutale et la plus sauvage. Notre société a vécu immédiatement un capitalisme primitif qui n’a connu ni les réformes sociales ni les luttes pour la réalisation de certains acquis sociaux. En faisant ce chemin, on a découvert un système aussi brutal que le soviétisme, d’où le phénomène de la double déception.

Cela a entraîné la population vers un désert spirituel et idéologique et amener la société à se prêter volontairement à la gestion par les populistes et les nationalistes. La perestroïka avait pour but de refléter certaines valeurs universelles, le sens de l’histoire, la libéralisation de l’homme, le respect de la personne et de ses droits. Cette vision utopique de l’alternative promise par la société occidentale. Ce monde occidental, capitaliste, n’est en rien meilleur, sauf pour certains, par rapport à la société précédente. D’où l’apparition du phénomène de nostalgie qui apporte avec elle celle de l’époque stalinienne et le besoin d’un grand leader qui avait remporté la Seconde Guerre mondiale alors que les démocraties s’étaient révélées impuissantes. On recommence la recherche d’un modèle.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR VADIM KAMENKA pour l’Humanité, mercredi, 22 octobre, 2014

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Un bref extrait :

Andreï Gratchev est un politologue, un observateur pertinent de l’actualité russe. Il a été conseiller et porte-parole du président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev pendant la Perestroïka.

L’homme apporte un éclairage neuf sur les événements présents. Il vient de publier Le passé de la Russie est imprévisible, dans lequel il analyse l’évolution politique, intellectuelle et stratégique de son pays depuis 1950. « Depuis la chute de la Russie, l’occident et l’Amérique ne savent plus où ils en sont. Le monde libère des énergies qui ne savent où aller. » Dans ce cas, le pire des cadeaux semble être de ne plus avoir d’ennemi.

Autre constat inquiétant, délivré dans l’ouvrage du politologue, « le capitalisme n’a pas besoin de démocratie pour vivre ». Sans prôner le catastrophisme, Andreï Gratchev entend « révéler les consciences ». Et pense profondément que l’occident et l’Amérique « ont raté ce rendez-vous de l’histoire lors de la chute de l’URSS. Ils n’ont eu qu’une idée, se partager le gâteau, alors qu’ils pouvaient saisir l’occasion de créer une Europe élargie. »

Ce rendez-vous manqué pourrait « accélérer l’alliance de la Russie avec la Chine ». Et pose à nouveau la question sur les conséquences de « l’humiliation subie par une nation ». Andreï Gratchev est resté très proche de Mikhaïl Gorbatchev. Il vit en France et parle couramment le français.

Source

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Vidéo du 22/10/2004 :

Andreï Gratchev analyse les raisons du conflit en Ukraine :

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