Maike Gosch : Cher Thomas, pourriez-vous commencer par nous parler un peu de vous et de votre parcours ?
Thomas Fazi : D’un point de vue politique, mon baptême du feu a eu lieu à la fin des années 90/début des années 2000 avec le mouvement altermondialiste. C’est vraiment ce qui m’a amené à faire de la politique. Je faisais partie de ce que l’on peut appeler la gauche radicale, ou la gauche socialiste, à une époque où la gauche n’était pas encore devenue complètement folle – même si certains signes précurseurs étaient déjà là.
C’était une époque très excitante pour faire de la politique. C’était le premier mouvement de masse qui surgissait en Occident depuis plus d’une décennie. Et je dirais aussi que c’était le dernier grand mouvement de masse de gauche que nous ayons eu en Occident, et cela a continué pendant quelques années, évoluant vers un mouvement anti-guerre ou pour la paix après le 11 septembre, et le début des guerres post-11 septembre.
Après cela, au milieu des années 2000, le mouvement s’est éteint pour un certain nombre de raisons. Beaucoup d’entre nous ont abandonné la politique active. Nous nous sommes repliés sur nos vies privées en raison de l’effondrement du mouvement. J’ai également abandonné la politique pendant un certain temps, jusqu’à la crise financière. Cela a ravivé mon intérêt pour ce qui se passait dans le monde, en particulier lorsque la crise a touché l’Europe et s’est transformée en ce que l’on appelle la « crise de la dette souveraine ». Je me suis rendu compte que même si j’étais intéressé et impliqué dans la politique depuis très longtemps, je ne comprenais pas vraiment ce qu’était la crise financière ou la crise de l’euro, mais je me suis rendu compte que le récit officiel n’avait pas beaucoup de sens. Je me suis donc lancé dans un voyage intellectuel pour étudier l’économie afin de mieux en comprendre les aspects politiques. C’est ce qui m’a amené à écrire mon premier livre, The Battle for Europe, paru en 2014, qui était une sorte de contre-histoire de la crise de l’euro d’un point de vue économique hétérodoxe. À partir de là, l’économie est devenue ma grande passion et j’ai commencé à écrire davantage sur ce sujet. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire et à devenir journaliste à plein temps.
Puis j’ai pris de plus en plus conscience de la manière dont le système fonctionne, et en particulier du rôle très négatif de l’Union européenne d’un point de vue social et économique, ce qui m’a conduit à m’éloigner de la gauche, qui était devenue très favorable à l’UE. Au lieu de cela, j’ai commencé à identifier l’UE comme la cause de nombreux problèmes auxquels nous sommes confrontés en Europe aujourd’hui. Et puis, bien sûr, la crise de Covid a frappé, et cela a marqué mon divorce officiel d’avec la gauche, parce que je me suis retrouvé à regarder ce qui se passait d’un point de vue complètement différent de celui de 99 % des gens de gauche. J’explique mon point de vue sur cet événement dans le livre The Covid Consensus : The Global Assault on Democracy and the Poor-A Critique from the Left, coécrit avec l’historien britannique Toby Green.
Maike Gosch : Y a-t-il eu un moment où vous étiez enthousiaste à l’égard du projet européen ou de l’UE ?
Thomas Fazi : Je n’ai jamais été vraiment enthousiaste. C’est plutôt que je n’y ai pas vraiment pensé avant la crise de l’euro, comme la plupart des gens de gauche. Ce qui est problématique en soi, car nous ne réalisons pas l’importance du travail politique au niveau national et le rôle que jouent les États-nations dans le changement politique. Je pense que nous étions très naïfs à ce sujet. Nous voulions changer le monde entier (le slogan du mouvement antimondialisation était « Un autre monde est possible ») sans réaliser que l’on ne peut pas vraiment « changer le monde » – au mieux, on peut peut-être contribuer à changer le pays dans lequel on vit. Mais à cause de cette vision naïve, nous avons également fini par ignorer complètement ce qu’était l’Union européenne et les contraintes qu’elle imposait à toute forme de changement radical au niveau national.
Pendant longtemps, je n’ai donc pas beaucoup pensé à l’UE. Puis, lorsque la crise de l’euro a éclaté, j’ai d’abord adhéré au point de vue de la gauche, selon lequel l’Union européenne restait un noble projet qu’il fallait sauver, mais qui s’était en quelque sorte égaré et qu’il fallait remettre sur la bonne voie, parce qu’il avait tout simplement déraillé. Mais je souscrivais à l’idée que, sur un plan fondamental, le projet en lui-même était une bonne chose et devait être préservé. Parce que, comme beaucoup de gens de gauche, en particulier les gens de la gauche radicale à la fin des années 90 et au début des années 2000, j’avais une vision très négative de l’État-nation, de la souveraineté nationale, que j’associais en quelque sorte à quelque chose de réactionnaire et d’intrinsèquement mauvais. Et donc, venant de ce genre de préjugé anti-étatique qui était très courant dans la gauche radicale, j’ai automatiquement supposé qu’un projet qui voulait surmonter les États-nations devait être bon, parce que les États-nations sont mauvais, réactionnaires, fascistes, ou du moins c’est ce que disait le discours dominant. J’étais très naïf à cet égard également.
J’ai changé d’avis par la suite, mais il y a eu un moment où j’ai complètement adhéré à ce point de vue. Et cela montre une fois de plus le pouvoir de la propagande. On nous a fait de la propagande sur l’Union européenne pendant des décennies. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup d’entre nous aient eu ces opinions positives sur l’UE, et que beaucoup de gens les aient encore, parce qu’ils ont utilisé d’excellentes techniques narratives pour promouvoir l’idée de l’Union européenne, en s’appuyant également sur l’histoire européenne. Par exemple, l’idée que l’UE est un grand projet de paix – et qui ne veut pas la paix ? En Europe, il était assez facile de vendre aux gens l’idée que les États-nations sont mauvais, en raison des deux guerres mondiales désastreuses qui ont opposé les États européens. Ils ont été très intelligents, en tirant parti de cette histoire pour promouvoir un projet qui n’a jamais vraiment porté sur la paix ou la collaboration internationale entre les peuples. Je veux dire qu’il s’agissait toujours de quelque chose de très différent. Mais j’ai mis du temps à le comprendre.
Maike Gosch : Avant d’en venir à votre rapport, comment en êtes-vous venu à voir l’UE après cela et jusqu’à aujourd’hui ?
Thomas Fazi : Je pense que lorsqu’on commence à se pencher sur l’histoire de l’Union européenne et sur sa nature, on se rend compte que c’est quelque chose de très différent de ce qu’on nous a dit. Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’histoire officielle d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe » et on se rend compte qu’en fait, il s’est toujours agi d’un projet d’élite, dès le départ. Et ce projet avait des objectifs à la fois politiques et économiques. Quand on enlève ses lunettes roses, on se rend compte que l’Union européenne est vraiment la manifestation la plus extrême du projet néolibéral. Si l’on examine le projet néolibéral, il s’agit en fin de compte d’une réaction à l’effondrement du consensus de l’après-guerre, qui était devenu insoutenable d’un point de vue capitaliste, à la fois économique et politique, parce que les marges bénéficiaires avaient commencé à se réduire de plus en plus au milieu des années 70, pour un certain nombre de raisons. Mais en fin de compte, le système ne fonctionnait plus dans l’intérêt de la classe des capitalistes. De nombreuses contradictions politiques étaient également apparues au sein de la classe ouvrière, les travailleurs et les syndicats étant devenus trop puissants du point de vue des capitalistes. C’était une époque de grands bouleversements politiques où les partis politiques de masse, y compris les partis socialistes/communistes, sociaux-démocrates et travaillistes, devenaient de plus en plus forts. Certains cercles de l’élite craignaient donc que les masses ne soient en mesure de transcender lentement une certaine logique capitaliste par le biais du processus démocratique.
Cela a conduit à une très forte réaction des élites, dans ce que l’on a appelé la « contre-révolution néolibérale », qui était à la fois un projet économique et politique. Il s’agissait d’un projet économique visant à faire reculer le pouvoir des syndicats et à rétablir les marges bénéficiaires. Mais il s’agissait également d’un projet politique visant à trouver une solution à cet excès de participation démocratique. D’une certaine manière, le projet néolibéral a apporté une réponse à ces deux aspects : sur le plan économique, vous avez toutes les réformes économiques et les attaques contre les syndicats, la libéralisation et la déréglementation de l’économie, et tout cela. Mais il y a aussi cette réponse politique, où les élites ont essayé de trouver des moyens de maintenir les aspects formels de la démocratie, tout en minant la démocratie de l’intérieur. L’une des solutions qu’elles ont trouvées fut la suivante : comment dépolitiser le processus décisionnel ? Comment faire en sorte que, même si les gens ont la possibilité de participer aux élections et de voter pour le parti de leur choix, ils ne soient pas en mesure d’influencer les politiques sur les questions qui comptent vraiment, en particulier la politique économique et la politique sociale, mais aussi la politique étrangère ?
L’une des solutions a été cette sorte de « supranationalisation » de la politique, qui consiste à déplacer le lieu du processus de prise de décision du niveau national, où les citoyens peuvent théoriquement avoir leur mot à dire sur les politiques menées, vers les organisations internationales, comme, par exemple, l’OMC lorsqu’il s’agit de commerce, et d’autres organisations similaires, mais aussi des organisations supranationales comme l’Union européenne, qui sont virtuellement isolées de toute responsabilité et de tout contrôle démocratiques. En fait, les citoyens n’ont que très peu à dire sur ce qui est décidé à ce niveau. Parce qu’il n’y a pas de démocratie réelle au niveau supranational.
La démocratie n’a existé – et, je dirais, ne peut exister – qu’au niveau national. Ainsi, lorsque vous commencez à examiner les choses dans cette perspective historique plus large, vous réalisez ce qu’est le projet de l’Union européenne : c’est vraiment une façon de répondre aux crises pour mettre en œuvre le néolibéralisme à une échelle sans précédent, en vidant essentiellement les démocraties nationales et les souverainetés nationales de leur substance en créant cette institution supranationale qui s’avérerait imperméable à toute forme de pressions démocratiques.
C’est donc l’aspect politique du projet néolibéral et, en même temps, cette institution est utilisée pour réorganiser les sociétés en fonction de l’agenda néolibéral.
Je pense que c’est l’essence même du projet de l’Union européenne. Il s’agit d’un projet capitaliste mené par l’élite, visant à renforcer le pouvoir du capital aux dépens des travailleurs et des citoyens après la crise des années 1970. Et je pense qu’à cet égard – du point de vue de l’élite – il a été un énorme succès. Elle a réussi à dépolitiser la politique et le processus de prise de décision à un degré plus élevé que partout ailleurs en Occident. Pour les travailleurs, ce fut un véritable désastre. Elle a été un outil très puissant pour démanteler une grande partie du « modèle social européen » dont nous sommes fiers. Ainsi, l’Union européenne, loin de promouvoir ce modèle, a en fait été le principal outil de démantèlement du modèle social-démocrate européen de l’après-guerre, dont nous étions tous fiers. Je pense que l’Union européenne est un projet d’élite fondamentalement anti-démocratique qui existe pour enraciner le pouvoir des entreprises et des élites en Europe. Je pense que c’est ce qu’elle a toujours été. Et c’est ce qu’elle est aujourd’hui, plus que jamais, sauf qu’aujourd’hui, nous avons également un élément géopolitique supplémentaire qui n’existait pas il y a seulement quelques années, à savoir cette fusion effective entre l’Union européenne et l’OTAN, qui rend l’Union européenne encore plus dangereuse qu’elle ne l’était auparavant. En effet, l’Union européenne n’est plus seulement une institution conçue pour faire reculer la démocratie et les droits sociaux et économiques des citoyens, elle est aussi devenue une institution qui est totalement engagée dans la stratégie géopolitique des États-Unis/OTAN, qui aujourd’hui inclut essentiellement la guerre contre la Russie, ce qui est, bien sûr, une chose dont tous les Européens devraient se préoccuper.
Ce qui se passe aujourd’hui démolit aussi complètement l’idée que l’Union européenne est un projet de paix, ce qui était peut-être le dernier mythe qui subsistait, même si l’on pourrait dire que le rôle de l’UE dans le bombardement de la Yougoslavie avait déjà en quelque sorte démoli ce mythe. Mais aujourd’hui, ce mythe est plus démoli que jamais.
Maike Gosch : Cette analyse, telle que vous l’exposez, semble aux antipodes de la représentation dominante actuelle, dans laquelle la critique de l’UE est le plus souvent présentée comme une position de droite, autoritaire, populiste et nationaliste. Ce que vous proposez ressemble plutôt à une critique de gauche de l’UE.
Thomas Fazi : Oui, je considère que ma critique est tout à fait cohérente avec une analyse de gauche qui, bien sûr, devrait toujours placer la démocratie au premier plan. Car ce n’est qu’à travers la démocratie – la démocratie réelle, et pas seulement la démocratie formelle – que les gens peuvent espérer contrer le bloc de pouvoir de l’élite, qui est une infime minorité dans la société, mais qui exerce un énorme pouvoir économique et politique. Ce n’est donc qu’en agissant collectivement que les gens peuvent espérer défier ce pouvoir. Cela ne peut se faire qu’au niveau démocratique. C’est pourquoi, historiquement, les socialistes occidentaux ont été à l’avant-garde de la lutte pour les droits démocratiques, parce qu’ils ont toujours compris que la démocratie est une condition préalable à la remise en cause du pouvoir du capital. On pourrait donc supposer que toute personne de gauche serait immédiatement sceptique à l’égard de tout projet qui tend à vider la démocratie de sa substance et à la vider de son sens, car c’est ce que fait l’Union européenne. Je pense que trop peu de gens réalisent qu’être dans l’Union européenne signifie que l’on perd effectivement toute capacité réelle à s’engager dans le processus démocratique, pour la simple raison – et je pense que nous avons eu de nombreux exemples ces dernières années – que, quel que soit le gouvernement élu, celui-ci sera, en fin de compte, impuissant à mettre en œuvre un programme alternatif au statu quo, en particulier sur le plan économique, car pour ce faire, il faut disposer d’un ensemble d’outils économiques permettant de réguler et d’intervenir dans l’économie, ce que les gouvernements n’ont pas aujourd’hui, car nous avons délégué tous ces pouvoirs à l’Union européenne.
Je pense que les gens ne se rendent pas vraiment compte à quel point l’Union européenne est un défi pour la démocratie. Vous pouvez voter pour un parti qui a un programme quelconque, mais en fin de compte, il n’a pas les moyens de mettre en œuvre un changement systémique. Car tous ces outils sont désormais détenus à Bruxelles et à Francfort. C’est un énorme défi pour la démocratie, au point que l’appartenance à l’Union européenne, et en particulier à l’euro, annule presque toute notion de démocratie dans nos pays. Alors oui, on pourrait penser que c’est quelque chose qui préoccupe les gens de gauche. Et pendant longtemps, ce fut le cas. Même si, aujourd’hui, les critiques à l’égard de l’Union européenne sont associées à la droite, en réalité, pendant très longtemps, la plupart des critiques provenaient de la gauche. Jusqu’aux années 1970 et 1980, la plupart des partis socialistes, communistes et sociaux-démocrates étaient fermement opposés à l’Union européenne pour les mêmes raisons. Ils comprenaient qu’il s’agissait d’une menace pour la démocratie, et donc pour la capacité des travailleurs à influencer la politique à leur avantage par le biais du processus démocratique. Ce n’est pas sorcier. En fait, si vous regardez mon pays, l’Italie, le parti le plus « souverainiste » qui ait jamais existé est le parti communiste italien, qui est le seul parti à avoir voté contre tous les traités européens, depuis le traité de Rome de 1957 jusqu’au traité de Maastricht en 1992. Mais il suffit de regarder l’histoire des partis socialistes et communistes en France ou du parti travailliste au Royaume-Uni pour constater que les partis de gauche s’opposaient à l’Union européenne parce qu’ils comprenaient qu’il s’agissait d’un projet élitiste, corporatiste et antidémocratique, tandis que les partis conservateurs, les partis libéraux, soutenaient l’Union européenne. Ainsi, un autre exploit extraordinaire de la propagande est qu’ils ont réussi à transformer toute critique de l’UE en quelque chose venant de la droite, alors qu’en fait, pendant très longtemps, c’était exactement le contraire.
Mais bien sûr, la gauche porte également une grande responsabilité, parce que la gauche elle-même a changé d’avis sur l’UE et, bien sûr, une fois que la gauche a adopté l’Union européenne, il est devenu beaucoup plus facile pour l’establishment d’accuser quiconque n’est pas un grand fan de l’UE d’être de droite. Cette transformation – presque une mutation anthropologique de la gauche – a été longue à se mettre en place. L’économiste australien Bill Mitchell et moi-même revenons sur cette histoire dans le livre que nous avons publié en 2017 et qui s’intitule Reclaiming the State. Nous y parlons en grande partie de la transformation de la gauche et de la façon dont elle est passée d’une compréhension de l’importance de la souveraineté nationale en tant que seul lieu où une véritable politique démocratique peut avoir lieu, à la façon dont, à partir des années 70, la gauche a commencé à s’éloigner de ce point de vue et à adopter une vision de plus en plus négative de la souveraineté nationale, et à embrasser cette idéologie du supranationalisme d’un point de vue de gauche. En fin de compte, cela a fini par apporter un soutien considérable au projet néolibéral. Je pense que beaucoup de gens de gauche ont soutenu cette transformation de bonne foi. Ils n’ont tout simplement pas réalisé ce qui se cachait réellement derrière. C’est ainsi qu’on en arrive à la situation actuelle, où la gauche est totalement opposée à l’idée de souveraineté nationale. Mais quand on commence à y réfléchir, on se rend compte que cette hostilité à l’idée de souveraineté nationale n’a absolument aucun sens.
En fin de compte, la démocratie, historiquement, a évolué dans les limites de l’État-nation, parce que, bien sûr, la démocratie, comme son nom l’indique, a besoin d’un demos. Elle nécessite donc une communauté qui se considère comme un sujet politique, qui considère que ses membres partagent dans une certaine mesure une identité commune, généralement définie par une langue, des valeurs et des normes communes, etc. C’est ainsi que la démocratie a évolué historiquement, et dès lors que l’on commence à vendre l’idée que l’on peut avoir une démocratie à un niveau supranational, on vend en fait un mensonge, car en réalité le concept d’État-nation et de souveraineté nationale est loin d’être un concept réactionnaire ; c’est en fait une condition préalable à toute forme de changement démocratique radical. Une fois que l’on a compris cela, on comprend aussi pourquoi l’Union européenne est un projet si néfaste. C’est amusant, vraiment, de voir comment ils ont réussi à vendre cela, non seulement l’UE, mais aussi comment ils ont réussi à recadrer complètement ce que signifie être opposé à l’Union européenne.
Maike Gosch : Vous avez récemment rédigé un rapport intitulé Le coup d’Etat silencieux : La prise de pouvoir de la Commission européenne. En vous écoutant, on a l’impression que cela dure depuis un certain temps, mais que cela s’est peut-être accéléré récemment. Pouvez-vous nous parler de votre rapport et de son contenu ?
Thomas Fazi : Je pense que l’Union européenne en tant que projet supranational est antidémocratique en soi. Mais il est aussi très important de comprendre comment elle fonctionne et comment cette menace pour la démocratie a évolué au fil du temps. Il est important de comprendre que l’Union européenne était un projet fortement promu par les élites nationales. Elle ne s’est pas créée d’elle-même. C’était un projet activement promu par les élites nationales, ce qui peut paraître paradoxal. Pourquoi les élites nationales accepteraient-elles d’abandonner leurs propres pouvoirs et de les transférer à une institution supranationale, sur laquelle elles n’auraient bien sûr qu’une influence limitée, sans parler des citoyens ordinaires ? Cela rejoint ce que je disais plus tôt sur la façon dont l’Union européenne, en particulier à partir de Maastricht, a été utilisée comme un moyen d’échapper à ces pressions démocratiques que les élites nationales ne savaient plus gérer. Et elles ont vu l’Union européenne comme un moyen pratique d’échapper à ces pressions. Les élites nationales ont compris qu’en transférant ces compétences à une institution supranationale, elles pourraient mettre en œuvre des politiques qu’elles voulaient elles-mêmes mettre en œuvre – des politiques néolibérales qui visaient à saboter la démocratie, à affaiblir le pouvoir des syndicats, à démanteler l’État-providence, etc. – mais dont elles savaient qu’elles étaient très impopulaires, pour de bonnes raisons. Les élites nationales ont donc compris qu’en transférant le pouvoir à l’Union européenne, elles pourraient mettre en œuvre ces politiques en faisant de l’Union européenne un bouc émissaire, en disant : « Ce n’est pas quelque chose que nous voulons faire, c’est quelque chose que l’Union européenne nous dit de faire ». Je pense que cette logique de « rejet de la responsabilité » est très importante pour comprendre pourquoi les élites nationales ont apporté leur soutien précoce à l’Union européenne. Elles la considéraient comme un outil qu’elles pouvaient utiliser contre leur propre peuple, contre leur propre électorat. C’est un discours que nous avons entendu à maintes reprises au fil des décennies, en particulier dans mon pays, l’Italie. C’est un discours très fort, qui a largement facilité la mise en œuvre de bon nombre de ces politiques, car cela signifiait que les hommes politiques n’étaient pas aussi responsables de ces politiques et pouvaient éviter d’être considérés comme responsables de ces politiques en rejetant la faute sur l’Union européenne. Il est donc assez clair pour moi que l’Union européenne, surtout dans ses premières années, a été utilisée comme une sorte de cheval de Troie pour mettre en œuvre de nombreuses politiques qui auraient été autrement beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre. On peut donc considérer cela comme un projet dans lequel les dirigeants nationaux de toute l’Europe se sont réunis pour conspirer contre leur propre peuple.
Bien entendu, les logiques en jeu étaient différentes dans chaque pays. Les raisons pour lesquelles l’Allemagne a rejoint l’euro, par exemple, étaient très différentes de celles qui ont poussé l’Italie à y adhérer. Mais on peut observer ce type de poussée antidémocratique dans tous les pays. Et dans ce contexte, la Commission, en tant que « gouvernement supranational » au sein de l’Union européenne, a toujours existé et a toujours eu une influence considérable, en particulier en tant que seule institution habilitée à initier des lois au sein de l’Union européenne, et en tant qu’institution largement à l’abri des pressions extérieures – non seulement démocratiques, mais aussi gouvernementales. Elle a toujours bénéficié d’une grande marge de manœuvre dans ce sens. Par exemple, la Commission Delors a joué un rôle important dans les années 1980 pour ouvrir la voie à l’union monétaire. Mais dans le cadre que je décrivais, on pourrait soutenir que ce sont encore dans une large mesure les États-nations (et leurs élites) qui ont utilisé les institutions de l’Union européenne pour faire avancer ce qu’ils considéraient comme leurs propres intérêts. Dans ce contexte, le Conseil européen, qui est l’institution qui réunit tous les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, a joué un rôle important aux côtés de la Commission européenne. Cela n’a pas nécessairement rendu l’Union européenne plus démocratique en soi, car les États membres eux-mêmes n’étaient pas vraiment attachés à la démocratie et utilisaient en fait l’Union européenne pour contourner la démocratie, comme je l’ai expliqué plus haut. Mais les gouvernements nationaux ont joué un rôle important par l’intermédiaire du Conseil et je pense que nous l’avons très clairement vu par exemple pendant la crise de l’euro, même si la Commission européenne a également étendu ses pouvoirs à l’époque. Nous nous souvenons tous du rôle important joué par les gouvernements nationaux, comme l’Allemagne, par la voix d’Angela Merkel, et la France, par la voix de Sarkozy, dans cette crise. Il est assez clair qu’à cette époque, les gouvernements nationaux étaient encore fortement impliqués dans le processus décisionnel de l’UE. Là encore, ils n’agissaient pas nécessairement en accord avec la volonté des citoyens de leur propre pays. On pourrait néanmoins soutenir qu’un processus qui implique des négociations entre des gouvernements nationaux démocratiquement élus est plus démocratique qu’un processus concentré entre les mains d’une institution totalement non élue et non démocratique, comme la Commission européenne.
Cependant, surtout au cours des 10 à 15 dernières années, à commencer par la crise de l’euro, nous avons assisté à une expansion lente mais constante des pouvoirs de la Commission, qui a progressivement étendu son pouvoir sur des domaines de compétence et même sur les affaires des États membres, y compris dans des domaines où elle n’avait auparavant aucune compétence, et même sur des domaines pour lesquels elle n’a aucune compétence formelle en vertu des traités européens.
Je vois cela comme un processus à deux vitesses : l’une pourrait être décrite comme une « dérive des compétences ». C’est ainsi que l’Union européenne, par l’intermédiaire de la Commission, étend lentement son influence et son contrôle sur de plus en plus de domaines de prise de décision. Et c’est quelque chose qui se produit toujours en coulisses. Cela peut se produire par le biais de décisions de la Cour de justice européenne, qui tendent toujours à attribuer davantage de pouvoirs à l’Union européenne, ou par le biais de petits changements législatifs dont la plupart des gens ne savent même pas qu’ils se produisent. Certains chercheurs ont également qualifié ce phénomène d’« intégration clandestine » ou « intégration secrète ». Il s’agit d’une intégration qui ne se fait pas par le biais d’une délibération démocratique, ni par le biais d’une modification des traités. Elle se déroule en coulisses, à l’abri des regards indiscrets, et la plupart des gens n’en ont même pas conscience. Il s’agit donc d’une forme d’intégration très sournoise, car des pouvoirs limités étaient initialement attribués à l’Union européenne qui a, au fil des ans, accrus considérablement ses pouvoirs.
Mais il y a aussi une autre façon dont la Commission a étendu ses pouvoirs, c’est ce que j’appelle dans mon rapport « l’intégration par coup d’État ». En temps de crise, lorsque les gens ont peur, sont désorientés ou confus, il est beaucoup plus facile de mettre en œuvre des changements institutionnels rapides et même radicaux, il devient beaucoup plus facile de repenser les institutions et même les sociétés. Ainsi, contrairement à cette lente progression des compétences qui est toujours en cours, en temps de crise, on assiste à des sauts quantiques, où la Commission saisit la fenêtre d’opportunité offerte par ces crises pour mettre en œuvre des augmentations soudaines de ses pouvoirs – presque comme on s’attendrait à voir lors d’un coup d’État, un terme que j’utilise assez souvent dans mon rapport, car je pense qu’il décrit assez bien la nature de ces prises de pouvoir. Il ne s’agit pas d’un coup d’État violent – il n’implique ni l’armée, ni la police – mais il s’apparente néanmoins à un coup d’État dans la mesure où des moments de désorientation publique sont utilisés pour prendre soudainement le pouvoir, souvent d’une manière qui va même à l’encontre des traités européens et du droit européen lui-même, sans aucune délibération démocratique. Sous von der Leyen, ce processus a connu une accélération massive.
Maike Gosch : Passons maintenant aux crises qui ont été utilisées, selon votre article, pour transférer davantage de pouvoir à l’UE, et en particulier à la Commission européenne.
Thomas Fazi : Dans cet opuscule, je me concentre sur trois tournants historiques : la crise de l’euro, la pandémie de Covid-19 et la crise ukrainienne, et sur la manière dont toutes ces crises ont été utilisées par la Commission pour étendre radicalement ses pouvoirs – au point que la Commission européenne (et par extension l’UE en tant qu’entité supranationale) est désormais plus puissante qu’elle ne l’a jamais été. L’équilibre interinstitutionnel des pouvoirs s’est déplacé massivement du Conseil européen, où se réunissent les gouvernements, vers la Commission elle-même. Ursula von der Leyen a joué un rôle absolument essentiel dans la promotion de cette idée, en tant que présidente de la Commission qui a supervisé à la fois la crise du Covid-19 et la crise ukrainienne (qu’elle supervise hélas toujours). Je pense que des tendances claires se dégagent de l’analyse de ces deux crises, de la manière dont la Commission a délibérément utilisé ces crises pour concentrer de plus en plus de pouvoir entre ses mains. C’est très inquiétant, car nous avons maintenant une institution non démocratique, non responsable et non élue, qui exerce un pouvoir énorme sur presque tous les domaines de l’élaboration des politiques – de la santé publique aux affaires économiques, monétaires et fiscales, et même maintenant à la politique étrangère et à la politique militaire et de sécurité, qui, en vertu des traités, ne relèvent pas de la compétence de la Commission.
En matière de politique étrangère, et en particulier de politique militaire et de sécurité, c’est toujours le seul domaine dans lequel, naturellement, les gouvernements ont été réticents à céder le pouvoir à l’Union européenne ; en fait, la Commission a toujours eu une influence très limitée dans ces domaines. Mais aujourd’hui, grâce à la guerre en Ukraine et à la façon dont Ursula von der Leyen a habilement exploité cette crise pour prendre le pouvoir et devenir une sorte de « commandant en chef » de l’Union européenne, nous avons maintenant cette institution totalement antidémocratique qui décide, dans une large mesure, de la politique étrangère, militaire et de sécurité de toute l’Union européenne, ce qui est vraiment terrifiant, étant donné que nous parlons de la question la plus importante qui soit : la guerre et la paix et la menace potentielle pour la survie même de chaque citoyen européen, étant donné la perspective et la probabilité accrues d’une confrontation directe avec la Russie.
C’est le processus que je décris dans mon article. J’ai pensé qu’il était important d’attirer l’attention des gens sur ce processus, car trop peu de gens se rendent compte de ce qui s’est passé ces dernières années et de la dangerosité de la situation résultant de cette « supranationalisation » croissante de la politique. La Commission représente aujourd’hui une menace non seulement pour la démocratie, mais aussi pour la sécurité et le bien-être de tous les citoyens européens.
Maike Gosch : Alors, parlons de ces crises dont on a profité, selon votre analyse, à commencer par la crise de l’euro, et peut-être surtout du rôle de l’Allemagne par rapport à ces évolutions.
Thomas Fazi : La politique allemande vis-à-vis de l’Union européenne a longtemps suivi le modèle selon lequel les gouvernements nationaux et les élites nationales utilisaient l’Union européenne à leur avantage. L’Allemagne en est probablement l’exemple le plus clair, dans la mesure où un pays utilise l’Union européenne et le discours sur l’« européanisation de l’Allemagne » et se détourne soi-disant des tendances hypernationalistes de l’Allemagne du passé pour, en fait, promouvoir les intérêts nationaux de l’Allemagne, ou plus précisément ceux de ses élites capitalistes, et poursuivre ce que l’on pourrait décrire comme une forme de nationalisme économique. Pendant longtemps, la relation de l’Allemagne avec l’Union européenne a pu être décrite comme une relation de « nationalisme par l’européanisme ». Une grande partie du discours sur la relation de l’Allemagne avec l’Union européenne est complètement fausse, même en remontant jusqu’à l’entrée de l’Allemagne dans l’euro. La version officielle est que l’Allemagne ne voulait pas rejoindre l’euro, mais c’était le prix à payer pour que les autres pays, en premier lieu la France, acceptent la réunification. Mais c’est en grande partie un mythe. Lorsque l’on examine l’histoire de cette période, au début des années 1990, on se rend compte que les élites politiques et économiques allemandes comprenaient très bien que l’euro était à l’avantage de l’Allemagne, ou mieux : à l’avantage de ses élites.
Le premier véritable coup de maître de la Commission a donc eu lieu pendant la crise de l’euro, lorsque, sous couvert de répondre à cette crise, la Commission s’est octroyé des pouvoirs de surveillance et d’intervention sans précédent dans les politiques économiques des pays. L’Allemagne s’est toujours montrée très prudente à l’égard de l’octroi de pouvoirs d’intervention supplémentaires à l’Union européenne dans sa propre économie, car elle a toujours été très fière de sa souveraineté économique, et à juste titre. Mais l’Allemagne a consenti à bon nombre de ces changements institutionnels parce qu’elle s’est rendu compte que la Commission ne se concentrerait pas sur l’Allemagne, mais sur les pays les plus faibles de l’Union, les forçant à mettre en œuvre les réformes économiques et à adhérer au programme économique qu’elle voulait qu’ils adoptent. Ce sont là des exemples clairs de la manière dont l’Allemagne a « utilisé l’Europe » pour affirmer et consolider son hégémonie économique et même politique sur l’Europe.
Mais revenons à la crise de l’euro. Lorsque la crise a éclaté, la Commission européenne et les autres institutions supranationales, comme la Banque centrale européenne, ont déclaré qu’il fallait jouer un rôle beaucoup plus important dans la gestion des affaires financières et économiques des pays pour les empêcher de faire défaut. Alors qu’en fait, c’est l’architecture même de l’euro était la principale raison pour laquelle plusieurs pays étaient confrontés à des problèmes financiers. Et pourtant, la crise a été utilisée par la Commission européenne pour prendre temporairement le contrôle des finances de ces pays. Elle l’a fait par exemple par le biais de la « troïka », l’institution ad hoc composée de la Commission, de la BCE et du FMI, qui a été créée pendant la crise. Et ce qui se passe dans toutes ces crises, c’est que certaines mesures sont présentées comme temporaires et « ponctuelles », mais conduisent ensuite à un changement institutionnel permanent. La troïka, qui était une institution ad hoc, créée pour résoudre la crise actuelle, a ensuite donné naissance à un certain nombre de nouvelles règles, lois, réglementations, organisations, comme le Mécanisme européen de stabilité, et même à un traité, le Pacte budgétaire, qui a institutionnalisé le régime d’austérité et le système de surveillance budgétaire, en vertu duquel la Commission s’est vu conférer des pouvoirs étendus pour superviser les équilibres budgétaires des États membres. Cela a conduit à un changement institutionnel massif et à un transfert de pouvoir considérable du niveau national au niveau supranational.
Et cela a constitué un schéma qui s’est répété lors des crises suivantes. Ainsi, lorsque la crise du Covid a éclaté en 2020, Ursula von der Leyen s’est immédiatement mise à la tête de la réponse à la crise, à la fois sur le plan économique, puis sur le plan de l’approvisionnement en vaccins. Et l’argument était toujours le même : « Nous sommes confrontés à une crise massive, nous ne pouvons donc pas laisser les gouvernements nationaux s’en occuper seuls. Laissez-nous gérer la situation, nous avons l’expertise et nous sommes les seuls à pouvoir prendre des décisions pour tout le monde ». Et encore une fois, si l’on regarde les mesures économiques qui ont été adoptées pendant la pandémie, comme le lancement du fonds Next Generation EU, présenté comme un fonds de soutien économique pour aider les pays à traverser la crise, en fait, cela a conduit à un véritable changement dans la constitution économique de facto de l’Union européenne, car pour la première fois, nous avons vu l’UE se lancer dans un programme massif d’emprunts conjoints, ce qui a toujours été rejeté par certains pays, notamment l’Allemagne, et par certains électeurs. Et cette résistance n’a pas été surmontée par un débat public démocratique ou une modification des traités, mais simplement sous couvert de réponse à la crise. Ainsi, sous couvert de réponse économique à la crise du Covid, nous nous trouvons maintenant dans une situation où l’UE s’endette conjointement, ce qu’elle n’avait jamais fait, certainement pas à cette échelle. En outre, la Commission est également responsable du versement de ces fonds, ce qui bien sûr lui donne un énorme pouvoir de décision, non seulement sur la manière dont cet argent est dépensé – car c’est elle qui décide en dernier ressort de la destination de cet argent – mais elle peut également l’utiliser pour faire chanter les États qui n’adhèrent pas à l’agenda de Bruxelles, en menaçant de retenir ces fonds, comme elle l’a fait avec la Hongrie et la Pologne, par exemple.
Ensuite, dans la deuxième phase de la crise du Covid, la Commission, ou plutôt Ursula von der Leyen elle-même, a mené à elle seule un programme massif d’achat de vaccins pour l’ensemble de l’UE, signant pour le compte des États membres des contrats d’une valeur stupéfiante de 71 milliards d’euros. La plupart de ces contrats ont été signés à huis clos. Ursula von der Leyen a négocié elle-même un accord d’une valeur de 35 milliards d’euros au cours d’une série de SMS et d’appels avec le PDG de Pfizer, Albert Bourla, qui ont depuis disparu. Toutes les tentatives des auditeurs, des commissaires à la transparence, des députés européens, des journalistes et des citoyens pour savoir ce qui s’est passé exactement se sont heurtées à des obstacles, et le « Pfizergate » est devenu l’un des plus grands scandales de l’histoire de l’UE. De plus, même l’argument avancé par la Commission pour ce programme d’achats conjoints, à savoir qu’en négociant au nom de tous les États membres, elle pourrait obtenir des prix plus bas, s’est avéré sans fondement.
Puis, après l’invasion russe de l’Ukraine début 2022, Ursula von der Leyen s’est de nouveau placée à la tête de la réponse de l’UE et a ainsi atteint deux objectifs qu’elle poursuivait depuis son entrée en fonction en 2019 : élargir le mandat de l’UE et de la Commission en matière de sécurité, tout en garantissant la subordination de l’Union à la stratégie des États-Unis et de l’OTAN, transformant ainsi l’UE en bras politique de l’OTAN. Elle a commencé par lancer un ensemble de sanctions sans précédent, adopté littéralement le lendemain de l’invasion russe, et qui avait donc été préparé bien à l’avance. De nombreuses autres ont suivi. L’accaparement des pouvoirs est que traditionnellement, le Conseil était en charge du régime des sanctions, la Commission étant uniquement chargée de superviser les aspects techniques et la mise en œuvre. Les rôles ont maintenant changé et l’ensemble du processus a été élaboré et dirigé par von der Leyen, sans doute en étroite coordination avec Washington, au point que les États-Unis, du moins au début, en savaient plus sur le travail concernant les sanctions que les États membres eux-mêmes. Et, fin 2022, une décision a été prise par le Conseil pour donner à la Commission le pouvoir d’établir et d’appliquer des sanctions en cas de violation de ces mêmes sanctions, ce qui relevait jusqu’alors de la compétence des États membres individuels. Dans toutes ses déclarations publiques et ses discours, Ursula von der Leyen a adopté un ton de plus en plus belliqueux sur le conflit ukrainien, en multipliant les sanctions, puis en jouant un rôle crucial dans le financement de l’aide militaire létale, à hauteur de 3,6 milliards d’euros provenant du mécanisme de financement de la Facilité européenne pour la paix. Grâce à cette stratégie de déclarations publiques, qui a continué à repousser toujours plus loin les limites, elle a réussi à « verrouiller » la stratégie UE-OTAN (maintenant devenue indissociable), en utilisant efficacement des tactiques écrasantes et la pression sur ces pairs pour faire que les États membres suivent son exemple – tout cela, attention, sur des questions de défense et de sécurité, sur lesquelles la Commission, il convient de le répéter, n’a aucune compétence formelle.
Je l’explique de manière beaucoup plus détaillée dans le rapport et je parle également de la manière dont la Commission a utilisé cette crise pour renforcer ses efforts de contrôle des opinions et des récits (comme on les appelle désormais) dans l’UE, via un nouveau régime de censure sous la forme du Digital Services Act.
Maike Gosch : Votre rapport est publié par le MCC Brussels. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette institution et sur votre relation avec elle ?
Thomas Fazi : Le MCC Brussels est un think tank hongrois. Il n’est pas directement financé par le gouvernement, c’est donc un think tank indépendant, mais comme tous les think tanks, il reflète une idéologie. Et le MCC Brussels est assez proche des vues de Victor Orbán. La Hongrie est aujourd’hui l’un des rares pays qui, selon moi, défend encore les principes fondamentaux de la souveraineté et de la démocratie, et qui tente de repousser l’empiétement toujours croissant de l’UE sur les affaires intérieures des États-nations, et c’est aussi le seul pays qui s’oppose à la stratégie UE-OTAN en Ukraine.
L’institution a donc bien sûr ses propres opinions, qui rejoignent en partie celles d’Orbán. Je ne partage pas son avis sur tous les sujets, mais je partage sans aucun doute son point de vue sur l’Union européenne et ses opinions géopolitiques, notamment vis-à-vis de l’Ukraine et de l’OTAN. Le simple fait que le think tank soit associé à Orbán le discréditera aux yeux de certains. Mais là encore, je pense que cette méthode qui consiste à délégitimer toute opinion critique en la décrivant simplement comme étant « d’extrême droite » ou pro-Poutine ou autre ne semble plus si efficace que ça. J’inviterais davantage de personnes à comprendre qu’il s’agit simplement d’une façon de refuser de s’engager dans un débat.
J’ai récemment présenté le rapport à Bruxelles et de nombreux journalistes hostiles sont venus à la présentation. Je pense qu’ils étaient venus là-bas dans l’espoir d’obtenir de bonnes citations pour rédiger un article contre le MCC, mais au lieu de cela, je pense qu’ils sont repartis en réalisant que ce qu’ils avaient entendu était une analyse solide qui n’avait rien d’« extrême droite ». Et en fait, la plupart d’entre eux ont fini par ne pas écrire sur le sujet – pour cette raison même, je pense, parce qu’ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas dénigrer mon essai ou l’événement, et l’un d’eux me l’a dit très explicitement. Je suis donc heureux d’écrire des articles pour quiconque est prêt à me laisser écrire sans censure ni interférence. Cela pourrait être un think tank conservateur comme le MCC, mais je serais tout aussi heureux d’écrire pour un think tank de gauche. Le problème est que la gauche, comme mentionné en début d’interview, est devenue si détachée de ses valeurs traditionnelles qu’elle considère un socialiste de la vieille école comme moi comme un homme de droite parce qu’il parle de l’importance de la souveraineté nationale ou d’autres questions de ce genre. C’est l’un des paradoxes de notre époque : moi qui viens de la gauche, de la gauche socialiste, sur un certain nombre de questions fondamentales – comme la souveraineté nationale, l’Union européenne, l’OTAN, la guerre en Ukraine – je me retrouve souvent plus proche aujourd’hui de gens qui viennent de la droite ou qui viennent de traditions politiques complètement différentes de la mienne que de ceux de gauche. Mais encore une fois, je ne vois pas cela comme un glissement à droite de ma part. Je vois cela comme une folie totale de la plupart des gens de gauche. Comme je l’ai déjà dit, ma position sur ces questions n’a pas changé au cours des vingt dernières années et, en fait, elle est étroitement liée à la position que la gauche a eue pendant très longtemps sur ces questions, jusqu’à il y a quelques décennies.
Maike Gosch : Je pense que, que l’on soit d’accord ou non avec votre description de ces évolutions comme un « coup d’État », la plupart des gens s’accordent à dire que nous avons assisté ces dernières années à un renforcement des pouvoirs de la Commission et qu’elle a assumé des compétences dans des domaines où elle n’en avait pas auparavant. Je me demande s’il y a eu une quelconque résistance à cette « prise de pouvoir » que vous décrivez, soit de la part du Parlement, soit de la part des gouvernements nationaux, soit de la part de tout autre organisme ou de toute autre personne ?
Thomas Fazi : Tout d’abord, en ce qui concerne le Parlement européen, il serait naïf de s’attendre à ce que le Parlement européen, parmi toutes les institutions, s’y oppose, car il a toujours été en faveur d’un renforcement des pouvoirs de l’Union européenne aux dépens des gouvernements nationaux. Ainsi, historiquement, les députés européens ont toujours promu le transfert de souveraineté du niveau national au niveau supranational. Le Parlement européen, historiquement, a toujours été attaché à l’idée fédéraliste – les États-Unis d’Europe, etc. – et a donc toujours été en faveur du transfert de pouvoir à la Commission et de l’octroi de pouvoirs accrus à la Commission aux dépens des États-nations, même s’il parle de la nécessité de « démocratiser la Commission », etc., mais ce n’est qu’une édulcoration de ce qui constitue fondamentalement un soutien total à l’idée de supranationalisation elle-même. Peut-être que le Parlement actuel adoptera une approche légèrement différente, mais historiquement, le Parlement a toujours été en faveur du transfert de pouvoirs à la Commission.
Donc, non, il n’y a pas eu beaucoup de résistance à ce sujet. Il y a eu également très peu de résistance de la part des citoyens, mais c’est, je pense, parce que beaucoup de gens ne sont pas vraiment conscients de ce qui se passe, sauf sur un plan instinctif, en termes de prise de conscience que l’Union européenne est plus puissante qu’elle ne devrait l’être – et ont tendance à voter de plus en plus pour des partis « populistes » eurosceptiques – mais ils manquent souvent d’une compréhension plus profonde de ce qui se passe exactement au niveau institutionnel.
Il y a eu relativement peu de résistance de la part des gouvernements également, mais je pense que cela pourrait en partie être dû au fait qu’il pourrait y avoir dans les calculs de certains gouvernements un peu de cette « logique de rejet de la faute », que j’ai mentionnée au début, qui est toujours à l’œuvre. Ainsi, par exemple, si vous êtes favorable à un soutien massif à l’Ukraine et que vous voulez mener une guerre par procuration contre la Russie, mais que votre peuple n’est pas susceptible de soutenir cette politique, alors il peut être utile de confier à la Commission la mise en œuvre de cette politique, car vous pouvez alors dire : « C’est l’ensemble de l’Union européenne qui fait cela. Ce n’est pas ce que nous voulons, mais c’est la Commission qui prend les devants. C’est l’Union européenne qui fait pression pour cette politique, et tout le monde le fait aussi. Nous devons donc nous y conformer ». Mais je pense que cela tient plus généralement au fait que la supranationalisation est dépendante du chemin parcouru. Une fois que ce processus est lancé, il devient très difficile de l’arrêter ou de le suspendre, et encore moins de l’inverser. Il prend une sorte de logique qui lui est propre.
Même un petit transfert de souveraineté au niveau supranational créera les conditions qui rendront d’autres transferts de souveraineté inévitables ou apparemment inévitables. L’existence d’une institution supranationale et l’adhésion à cette institution supranationale créent de très fortes pressions institutionnelles, matérielles et même psychologiques sur les gouvernements pour qu’ils acceptent ensuite d’autres transferts de souveraineté. Cela est particulièrement évident dans la sphère économique. Si vous avez renoncé à votre souveraineté monétaire, vous avez renoncé à une grande partie de votre souveraineté économique. Alors, bien sûr, quand une crise frappe, vous n’avez pas d’autre choix que de céder davantage de contrôle à l’institution qui contrôle réellement votre économie, qui se trouve être l’Union européenne, comme nous l’avons vu lors de la crise de l’euro. Mais le simple fait d’appartenir à l’Union européenne, à ce genre de « club multinational », crée en soi d’énormes pressions, dans le sens où, chaque fois qu’une crise d’ampleur continentale ou même mondiale survient, elle crée d’énormes pressions sur les gouvernements pour qu’ils acceptent que ce soit la Commission, en tant que seule institution capable d’agir rapidement et à l’échelle européenne, qui prenne les devants.
Je pense que la montée des partis dits « populistes » à travers l’Europe est clairement un rejet fort de leurs propres gouvernements. Mais c’est aussi certainement, indirectement, un rejet des politiques de l’UE, dans la mesure où les gouvernements ne font souvent que mettre en œuvre les politiques émanant de l’Union européenne. Donc, oui, les citoyens ont essayé de faire pression à certains égards par leurs votes. Et, bien sûr, nous devrions espérer beaucoup plus de cela.
Maike Gosch : En dehors de cela, avez-vous une idée ou une suggestion sur ce que les citoyens européens pourraient faire pour contrer cette prise de pouvoir, s’ils sont d’accord avec votre analyse ?
Thomas Fazi : Ce qu’il faut faire, je pense, c’est sensibiliser davantage les citoyens à ce qui se passe et à l’ampleur du problème et de la menace que représente l’Union européenne. Je pense que c’est la meilleure chose et la plus importante que nous puissions faire : sensibiliser les citoyens à l’importance de démanteler cette institution. Il est devenu presque impossible pour les citoyens de concevoir une Europe sans l’UE, mais honnêtement, ce que nous devons comprendre, c’est que les contradictions de l’Union européenne s’accumulent de plus en plus. Il est donc loin d’être certain que l’UE puisse survivre aux dix ou vingt prochaines années. Les contradictions économiques qui en résultent ne cessent de s’accroître. Les performances économiques de l’Europe sont fondamentalement les pires des pays industrialisés. Et l’UE en porte une grande part de responsabilité. Et vous avez la pression constante de l’UE sur le processus démocratique. Combien de temps cela peut-il durer ? Combien de temps peut-on réprimer les partis qui critiquent l’Union européenne ? Et puis, bien sûr, il y a l’élément géopolitique – le rôle clé de l’Union européenne dans le conflit potentiellement catastrophique avec la Russie. L’Union européenne est donc aujourd’hui un échec économique, politique et géopolitique total. Peut-être pas du point de vue des élites, mais certainement du point de vue de l’écrasante majorité des gens. Elle nous a tous trahis à de nombreux niveaux.
J’aimerais voir émerger un mouvement fort contre l’UE dans toute l’Europe, car je pense que c’est seulement à partir des cendres de l’Union européenne que nous pourrons reconstruire une Europe fondée sur une véritable collaboration entre les États – un véritable internationalisme – qui nécessite l’existence d’États souverains. C’est très différent de ce que nous avons aujourd’hui, qui est le supranationalisme, qui est la négation des États-nations et donc la négation de l’internationalisme. Espérons donc tous que nous verrons l’émergence d’une forme d’opposition à l’échelle européenne à cette institution hautement destructrice. Le mieux que nous puissions faire est de sensibiliser les gens à ce qu’est réellement l’UE et, espérons-le, de jouer un rôle dans l’émergence de ce mouvement.
Thomas Fazi
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