La guerre se déroule aussi sur le territoire de l’Union européenne. Du moins un conflit gelé, presque oublié, qui depuis 50 ans ne trouve pas de solution.
Le 20 juillet 1974, la Turquie lance l’opération Attila : 10 000 soldats sont envoyés dans le nord de Chypre en réponse aux coups d’État des Grecs. Officiellement, il s’agit de protéger les populations turques. En quelques semaines, près de 40% du territoire de l’île passe sous domination turque. 200 000 Grecs sont chassés de leur terre et trouvent refuge dans le sud de l’île. L’ONU s’interpose, une « ligne verte » est fixée, bordée d’une zone grise composée de villages abandonnés. La partition de l’île est actée.
50 ans plus tard, rien n’a bougé : le conflit demeure, froid, oublié, sans réelle solution. Le nord de l’île est toujours officiellement sous contrôle de la République turque de Chypre du nord, seule la Turquie reconnaissant l’existence légale de cet Etat. Quand, en 2004, Chypre intègre l’UE, ce conflit entre donc dans le giron de l’Union puisque c’est l’entièreté de l’île qui entre dans la communauté, le nord et le sud. Nicosie, la capitale, est coupée en deux, traversée par un mur et un check-point qui permet de passer à pied de la partie turque à la partie grecque. L’euro est la monnaie officielle, et la monnaie utilisée en zone turque. L’ONU dispose toujours d’un millier de soldats, de casemates et de véhicules, pour une mission qui n’a pas de fin. À quoi s’ajoutent des bases militaires anglaises et des forces de police britanniques qui patrouillent dans les villages proches de la frontière.
Strates de l’histoire
La partition de Chypre est l’aboutissement d’une histoire séculaire qui a vu les dominations et les peuples se retrouver sur l’île. Grecs et Romains bien sûr, Byzantins, dynastie française des Lusignan, trois siècles durant, couronné roi de Chypre dans la cathédrale de Nicosie et roi de Jérusalem dans la cathédrale de Famagouste. Puis les Vénitiens et enfin les Ottomans. L’île fut ensuite une colonie anglaise, jusqu’à l’indépendance de 1960. La présence ottomane a transformé de nombreuses églises en mosquée et a favorisé une émigration de peuplement qui a provoqué une partition de fait de l’île entre populations grecques et populations turques. Bien avant l’invasion de 1974 des troubles se sont déroulés dans l’île dès les années 1950. L’année 1954 recensa près de 200 morts. Des mouvements de populations débutèrent dans les années 1960, envoyant les Grecs vers le sud et les Turcs vers le nord. Les villages mixtes furent des lieux d’affrontement, aboutissant à la purification de l’une ou l’autre communauté. 1974 est donc davantage un aboutissement qu’une rupture pour l’histoire d’une île qui fut toujours singulière.
Porte-avion de l’Occident
Durant les croisades, Chypre fut le refuge des Templiers et des soldats francs, dont l’architecture conserve encore la trace. À Famagouste comme à Nicosie, les églises et les cathédrales sont en pur gothique, comme à Reims ou à Amiens. Chypre fut ainsi une terre d’Occident avancée en Orient, face au Levant. Depuis la pointe orientale de Chypre, on aperçoit, la nuit, les lumières des missiles tirés sur Beyrouth. Entre Larnaca et la capitale libanaise, la distance n’est que de 200 km. Et 100 km jusqu’aux côtes turques. Contrôler Chypre, pour les Anglais, c’est donc s’assurer un point de présence au Levant, une base arrière pour la Syrie et l’Irak, un lieu de ravitaillement sur la route de l’Égypte. La compréhension de la géographie fut toujours essentielle pour la puissance anglaise.
L’île témoigne aussi d’un autre aspect de la géopolitique, celui de l’aménagement urbain. Les villes grecques et romaines sont situées sur le littoral et sont pour l’essentiel des ports. Elles rappellent ainsi le temps de paix que fut la pax romana, quand la Méditerranée était un grand lac romain et donc une mer d’échanges et de commerces. À l’époque médiévale, les villes quittent la côte, devenue trop dangereuse du fait des attaques. Les villages sont désormais édifiés dans le centre de l’île, et en hauteur. Ce n’est plus le port qui est le centre de la ville, mais le château. La capitale, Nicosie, est installée au centre de l’île, afin d’en assurer le contrôle administratif et politique, et sein de remparts, édifiés par les Vénitiens. Comme à Famagouste, mais elle ville portuaire, dont l’enceinte a résisté une année durant au siège des Ottomans. Le retour de la paix signe aussi le retour vers le littoral, avec l’ouverture des stations balnéaires et l’aménagement des plages. Chypre devient le lieu de villégiature des Russes, des Libanais et des classes aisées du Proche-Orient. Tant pis pour le conflit, tant pis pour la partition, dont aucune solution ne semble émerger.
Guerre sans fin
L’UE se garde bien d’intervenir, alors même que cela fait 20 ans que Chypre a intégré l’Union. L’ONU n’a pas de solution ; les esprits malins faisant remarquer que cela offre de belles missions aux soldats et officiers, dans un cadre agréable et sans trop de peine.
50 ans plus tard, le temps a passé : les Grecs qui se souviennent de leur maison du nord et de leur terre sont de moins en moins nombreux ; les nouvelles générations n’ont pas trop le cœur à la guerre pour récupérer la zone nord. La guerre a paradoxalement édifié la paix : en séparant l’île en deux entités politiques, chaque communauté a pu disposer d’une terre en propre, les Grecs au sud et les Turcs au nord. Fini les villages mixtes et les zones mélangées, ce qui a mis un terme aux rixes et aux combats. Le mélange des populations, héritage de l’époque ottomane, qui était sans solution et qui a perturbé l’histoire de Chypre jusqu’en 1974, s’est trouvé résolu par la partition, offrant à chaque communauté une terre et une représentation politique. C’est parce qu’il n’y a pas d’autre solution que beaucoup se contente de cette situation de fait. Les Grecs se rendent au nord pour acheter de l’essence et faire les courses, les prix étant moins chers. Les Turcs se rendent au sud pour travailler, la zone étant plus dynamique. Il y a une frontière à passer, des passeports à présenter, mais les véhicules circulent sans peine. Sur la route de Famagouste, une zone grise, un village abandonné, des maisons des années 1960 délaissées au milieu de champs de mines, des barbelés et une zone fantôme. Dans un statu quo qui convient au plus grand nombre, l’unité de Chypre ne cesse de s’éloigner.
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