Un conflit mondial est en cours. Il procède subrepticement, pas à pas, par dose, comme un poison. De péripétie en péripétie, il ne fait que s’aggraver. Ce n’est pas encore une guerre généralisée mais il s’en rapproche à un rythme accéléré. À terme se profile la possibilité d’une guerre mondiale impliquant les affrontements militaires directs entre belligérants de grande taille.
On est loin de la légende de la paix perpétuelle, des « dividendes de la paix », de la « fin de l’histoire » et de la mondialisation heureuse répandue par la propagande au lendemain du démantèlement de l’URSS, de la clôture de la Guerre froide, de l’installation de l’unipolarité étasunienne et de l’euphorique triomphe du capitalisme occidental, néolibéral et globalisant. Et on s’en éloigne encore plus tous les jours. Viciée à la base, l’utopie factice se mue en dystopie réelle. De redoutables périls guettent l’humanité. Comment est-on passés du paradis artificiel et de la naïveté infantile des années 1990 à la lourde atmosphère d’insécurité et au pressentiment de malheur d’aujourd’hui ? Quels sont les véritables enjeux de la confuse et périlleuse période que nous traversons sur la scène internationale ? Quelle est la nature exacte du conflit mondial actuel ?Le démantèlement de l’URSS est une manne inespérée pour le capitalisme occidental. Non seulement le contre-modèle baisse-t-il pavillon, relâchant la pression idéologique et politique qu’il exerçait, mais l’immense territoire de l’URSS et ses fabuleuses ressources naturelles sont désormais à la disposition d’aventuriers de tout poil, locaux et internationaux. L’hégémonie de l’Occident et de son capitalisme surmontait, non sans coûts et remises en question mais avec succès, la plus redoutable épreuve de son histoire. Les États-Unis, dominants depuis 1945, n’avaient pu instaurer une suprématie intégrale car un tiers du monde leur échappait. L’écroulement du bloc socialiste et la fragilisation consécutive du Sud ouvrent enfin la perspective d’un impérialisme planétaire s’étendant au monde entier. C’est la mondialisation américano-centrée, promue à cette époque avec insistance et à grand renfort de moyens comme la voie du bonheur pour l’humanité. Il restait à la faire accepter par le reste du monde. Là l’affaire n’était pas dans le sac. Consentie par certains, surtout les couches supérieures des sociétés du Nord (Europe, Canada, Japon, Australie-Nouvelle Zélande), sorte de bourgeoisie transatlantique/transnationale qui y trouve son compte, elle ne recueille pas d’adhésion automatique dans les autres sphères de la société ou dans le Sud. Son déroulement se ponctue en trois temps.
La perte des souverainetés
Dans un premier temps, elle comporte des abandons de souveraineté au profit du marché international et de l’hégémon étatsunien. Le nouvel ordre doit être imposé par la force et le diktat. Cela portait l’étiquette trompeuse de « processus de transition mondial vers la démocratie ». Débute dès 1990 une série de guerres et d’entreprises de déstabilisation et de regime change pour mettre à genou des pays plus faibles mais récalcitrants : Irak (depuis 1990 – ), Serbie (1992-1998), Venezuela (1999 – ), Libye (2011), Syrie (2011 à aujourd’hui), comprenant aussi l’encerclement de la Russie par l’extension de l’OTAN, l’occupation de l’Afghanistan et les « révolutions de couleur » réussies ou ratées en Géorgie, en Arménie, en Serbie, en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan. En ce qui concerne la Chine, la multiplication de pactes militaires hostiles accompagne la « révolution de couleur » à Hong Kong en 2019-2020 (et au Bangla Desh en août 2024), les troubles au Myanmar autour des Rohingyas en 2017 et la déstabilisation du Xinjiang (Sinkiang) stratégique sous couvert de soutien aux Ouïghours.
Une « boîte à outils » est constituée : formation de coalitions d’alliés/vassaux sous l’égide des États-Unis, instrumentalisation de l’ONU quand cela est possible, déchaînement dans les médias mainstream occidentaux jouant leur rôle de mégaphone du pouvoir, prétention à se poser en juges, désinformation, démagogie, diabolisation, ingérences à travers des relais sur place (élites locales, ONG « pro-démocratie », « militants pour les droits de l’homme », organisés et financés de l’extérieur), désordres à grande échelle suivis de coups d’État par des proxys (djihadistes, néonazis, groupes d’extrême-droite), attaques militaires, invasions.
En quête de la domination du monde entier, l’« unique superpuissance » est à l’offensive. Estimant les conditions favorables à cause de la disparition de l’URSS, elle bouscule les structures qui lui barrent la route, devenant le perturbateur numéro un de la scène internationale et un facteur majeur d’instabilité. Ignorant le droit international, elle s’attribue la prérogative d’imposer un « monde basé sur les règles » … énoncées par elle selon ses besoins. Les règles s’appliquent sans aucun souci d’uniformité. Tout un tollé a suivi la décision récente de la Géorgie d’exiger l’enregistrement des agents étrangers sur son sol. Son tort allégué serait qu’elle copie une loi russe. Est passé sous silence le fait que cette loi russe n’est qu’une copie des lois occidentales.
Tandis que les néoconservateurs va-t-en-guerre réclament des agressions et des conquêtes urbi et orbi, les aventures expansionnistes se succèdent et les guerres sans fin prolifèrent. La politique étatsunienne calque la politique israélienne de guerre permanente, le lien avec Israël n’étant guère dissimulé chez les néocons. En plein hubris de puissance, les États-Unis font à leur guise, unilatéralement et dans l’impunité, prétextant un statut de pays exceptionnel et indispensable. Le but est de mettre les pays ciblés sous la tutelle des États-Unis. Mais cela s’avère plus difficile que prévu et les échecs sont souvent complets (Irak, Syrie, Afghanistan, Venezuela, Biélorussie, Kazakhstan). Les États-Unis doivent parfois se retirer piteusement (Irak, Afghanistan), ne laissant derrière eux que la destruction, les ruines, la pagaille, la désolation et le chaos qu’ils ont semés, des pays à l’avenir hypothéqué et des foyers d’extrémisme et de terrorisme. La Libye en est un exemple probant.
Triomphe éphémère de l’impérialisme étatsunien (1990-2008)
Les brèches réalisées dans les souverainetés éclatées rendent possible, deuxièmement, une mondialisation américano-centrée de facture impérialiste, parce que basée sur le pompage des richesses du monde au profit des États-Unis, principalement, mais aussi des autres pays occidentaux (voir ci-dessous sur le privilège du dollar). Elle est hiérarchique, avec un sommet étatsunien qui contrôle les finances à travers l’imposition du dollar comme de facto monnaie de réserve. Cela permet aux États-Unis d’en émettre librement et gratuitement, tout en aspirant vers eux les flux mondiaux de capitaux qui, autrement, auraient évité une économie aussi déséquilibrée. Avec ces masses énormes de « signes », ils achètent des marchandises de l’étranger. Vivant en rentiers car non productifs, s’engraissant aux dépens des autres par les transferts en leur faveur, ils échangent de la monnaie de singe, soutenue par rien d’autre que la « confiance » en eux, contre des biens réels.
Malgré le fait qu’ils exportent certains produits provenant du complexe militaro-industriel, de Big Pharma, des GAFAM, de l’aérospatiale et des industries pétrolière et gazière, leur déficit commercial est abyssal (773 milliards de dollars en 2023) et mettrait à terre une monnaie normale, adossée à une production avérée. Mais les États-Unis s’en tirent grâce au privilège du dollar. Assis au sommet de la hiérarchie de l’économie mondialisée, ils la contrôlent par des leviers monétaires et financiers, pas par leurs capacités productives. Ils sont les premiers bénéficiaires de la présente mondialisation. Ce système constitue la forme la plus pure et universelle de l’impérialisme que le monde ait connue (voir Samir Saul – L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023).
La production ayant été délocalisée vers des pays à faibles coûts, l’économie des États-Unis est largement financiarisée et parasitaire, n’échangeant que peu ou pas de valeur pour la valeur qu’elle acquiert de l’étranger. Les meilleures sources de profits sont l’« ingénierie financière », la spéculation, les jeux d’écritures, les transactions boursières, les « bulles », les accaparements oligopolistiques, etc. L’enrichissement est rapide et mirobolant car externe à tout système productif et basé sur des opérations purement comptables. Tout repose sur un endettement hors de contrôle. La facilité rend inévitables l’emballement, la surchauffe et les dérives.
Il en résulte en 2008 la plus grave crise économique depuis la Dépression des années 1930, avec répercussions à travers le monde, désormais intégré dans la mondialisation américano-centrée. L’exacerbation des inégalités entre les nations et au sein des sociétés du Nord comme du Sud apparaît clairement. La domination américaine perd toute légitimité, si tant est qu’elle en ait eue. C’est la fin de la fête et le début de la réflexion sur ses risques et ses méfaits. La mondialisation américano-centrée a du plomb dans l’aile. Des idées, telles que la démondialisation et la dédollarisation, ne sont plus impensables. Elles font rapidement leur chemin suite aux « sanctions » imposées contre la Russie en 2022 et, encore plus, à leur échec. La preuve est faite qu’on peut vivre sans la mondialisation et sans le dollar. Les arguments fournis pour la soumission aux États-Unis se dissipent. Les nations reprennent des espaces qu’elles avaient perdus (voir Michel Seymour – Nation et autodétermination au xxie siècle, Montréal, PUM, 2024).
Mise à l’épreuve de l’impérialisme étatsunien et extension des guerres (2008)
On note dans un troisième temps que l’évolution de l’économie mondiale va à l’encontre de l’impérialisme mondialisé. Ce système hiérarchisé suppose le maintien dans un état de subordination des économies non étatsuniennes et le siphonnage permanent de leurs richesses. Une telle situation ne peut durer, dans la mesure où le développement de la production des pays non occidentaux se développe, les renforce et leur procure une assise pour mieux défendre leurs intérêts. Il y a un déplacement des capacités productives, de la productivité, du dynamisme, de la croissance, de l’Occident vers le reste du monde, en particulier l’Eurasie, pour la première fois en un demi millénaire. Le monde non occidental est dans l’économie réelle, alors que l’Occident n’est plus que dans les finances et les « services ». Ceux qui produisent aspirent à se dégager de ceux qui écument leur production et à prendre en mains leurs affaires. En particulier, de grands pays comme la Chine et la Russie se relèvent et font entendre leur refus de l’hégémonie étatsunienne. C’est pour cette raison que les États-Unis les qualifient de « révisionnistes ». Dès 2007, rompant avec la pensée unique, Poutine critique l’unipolarité et prône un monde multipolaire, une hérésie du point de vue étatsunien.
Laissée à elle-même, cette évolution économique et politique mettrait une fin naturelle à l’hégémonie étatsunienne. C’est justement pour enrayer le cours de l’histoire par tous les moyens que les États-Unis se démènent et accentuent leur agressivité. Il n’est plus question de vanter les mérites de la mondialisation, de l’américanisation ou de l’homogénéisation « postnationale »; ce charme passager est rompu. Il n’est pas question de programmes ou de projet de société; il n’y a rien à proposer. L’enjeu est crûment et banalement l’existence d’un système et sa perpétuation, que cela agrée ou pas. Les États-Unis disposent de quatre instruments : la force militaire, les relais et supplétifs locaux, le dollar (« du papier ») et une propagande monolithique qui travestit la réalité, martèle la doxa et enferme dans un monde parallèle de chimères et de dogmes (une fabrique hollywoodienne « de récits », « narratifs », éléments de langage et coups de com). Cette dernière arme a pour fonction de tenir l’opinion publique dans un état de consentement, d’hébétude, de suspension des facultés mentales, d’irrationalité et d’émotivité à fleur de peau, voire de réflexes à la Pavlov.
Il ne s’agit plus seulement d’étendre la sphère de l’impérialisme (ou mondialisation américano-centrée), comme durant les décennies 1990 et 2000, mais de conjurer sa dislocation. Habitué depuis cinq siècles à dominer, à s’imposer, à obtenir ce qu’il veut, l’Occident ne peut concevoir que cette situation contingente puisse faire son temps. Les contestataires ne constituent pas des rivaux, des remplaçants ou des défis idéologiques; ils cherchent seulement à se dégager de l’emprise occidentale et des ponctions économiques qu’elle opère sur eux. Mais l’Occident ne peut même pas tolérer le seul fait qu’on ne soit pas soumis à lui. Il est vrai que toute résistance réussie peut faire tache d’huile et détricoter le système. Voilà pourquoi la Chine et la Russie inquiètent tant : non qu’elles menacent les États-Unis mais du fait qu’elles ont plus de moyens pour se défendre que les pays qui ont subi les attaques des États-Unis durant l’après-Guerre froide.
La puissance hégémonique étend donc son champ d’action et se tourne vers les guerres contre les « pairs », mettant moins l’accent sur les agressions « asymétriques » de facture coloniale typiques des dernières décennies. L’armement nucléaire russe et chinois étant dissuasif, les guerres directes ne sauraient être la première option. Les États-Unis et leur prolongement otanien comptent sur les guerres hybrides et leur panoplie de méthodes indirectes employées contre les pays plus faibles : pénétration idéologique, troubles intérieurs, déstabilisation, guerre économique, regime change, guerres par procuration (hier l’Irak contre l’Iran, aujourd’hui l’Ukraine et l’Europe contre la Russie, demain Taïwan et les « alliés » du Pacifique contre la Chine), etc. Débutant graduellement, cette phase est pleinement engagée depuis 2022. Elle n’exclut certainement pas un affrontement direct OTAN/Eurasie et risque même d’y déboucher. C’est pourquoi la situation mondiale est grosse de danger. Les États-Unis s’y préparent(*). Menacées, la Russie et la Chine réagissent par une gamme de moyens.
Guerre des « valeurs », guerre inter-impérialiste ou guerre pour ou contre le maintien de l’impérialisme américain ?
Le conflit mondial est entouré de trois interprétations qui l’expliquent chacune à sa façon.
La ligne officielle étatsunienne, otanienne et occidentale est qu’il s’agit d’un affrontement « civilisationnel » pour les « valeurs », spécifiquement pour la « démocratie » et contre les « dictatures ». Sa source est Mike Pompeo, directeur de la CIA sous Trump. Elle est répétée à toutes les occasions pour justifier la politique des États-Unis et pour condamner les pays qu’ils ciblent. Elle est fausse et, comme toute propagande, elle est simple, même simpliste.
À force de croire dans la supériorité de notre civilisation, on peut faire advenir sous la forme d’une prophétie autoréalisatrice la doctrine du « choc des civilisations ». Son influence réside dans le fait de s’être ancrée dans les esprits sous la triple forme de l’islamophobie, de la russophobie et de la sinophobie. La supériorité américaine irait de pair avec la supériorité de l’Occident, et elle y parviendrait grâce à la suprématie que cette civilisation confère aux droits individuels, ainsi qu’à la démocratie et à l’État de droit. L’empire se sert constamment de cet alibi pour justifier sa tentative de dominer le monde.
Cependant les relations internationales et la géopolitique sont un univers complexe fait de profondes inégalités, de grands ensembles plus ou moins abstraits, d’une multitude d’acteurs, d’intérêts habituellement dissimulés, d’impératifs étatiques, de froids calculs et de rapports de force anonymes et souvent opaques. Leur fonction est de sauvegarder la paix et de mener à la sécurité, en recourant au besoin aux compromis et aux accommodements pour les atteindre, pas de trancher entre le Bien et le Mal ou de déclencher croisades et guerres saintes. La morale en fait rarement partie; l’amoralité n’y est pas absente; les normes peuvent ne pas être respectées; le droit peut être bafoué, le plus souvent par le plus fort.
Les rapprochements et les conflits sont le reflet d’intérêts, et distincts de la morale, de la religion, de l’idéologie ou de la nature des régimes. Des pays aux systèmes similaires peuvent s’affronter pour des raisons d’intérêts divergents; ce fut le cas la plupart du temps dans l’histoire. Des pays aux systèmes dissemblables peuvent s’entendre pour des raisons de bénéfice mutuel ou contre un ennemi commun. Comment sinon expliquer l’alliance entre les Occidentaux capitalistes et l’URSS socialiste durant la Seconde Guerre mondiale, alors que leurs régimes s’invectivaient avant et reprenaient les invectives après 1945 ?
Le public a du mal à se retrouver dans la Realpolitik, domaine différent de la politique nationale ou de la vie quotidienne, et rien n’est fait pour lui rendre la tâche plus facile, bien au contraire. Les relations internationales apparaissent comme un redoutable magma, indéchiffrable, brumeux et dépourvu de sens car présentées comme événements spontanés sans origines historiques. Le citoyen est à la merci de la manipulation simplificatrice, de la personnalisation déformante des relations internationales et des fables enfantines sur les « bons » et les « méchants ». Dire qu’on est pour la politique internationale étatsunienne parce qu’on n’aime pas tel régime ou tel dirigeant, c’est tout confondre et tomber dans le panneau de la propagande étatsunienne. Il n’est nullement nécessaire d’approuver les régimes et les dirigeants pour reconnaître que les pays ont droit à la sécurité et au respect de leur souveraineté, que leurs régimes plaisent ou pas. « Gouvernance » interne et relations internationales sont des sujets différents. Il appartient aux populations concernées, pas à des pays et acteurs étrangers, de s’occuper des régimes.
Comme tous les pays, surtout les grandes puissances, les États-Unis n’ont qu’un seul but dans leur politique étrangère : conforter et promouvoir leurs intérêts. Ils se positionnent envers les autres en fonction de leurs politiques, pas selon la physionomie des régimes, la coloration des gouvernements ou l’orientation des politiques intérieures. Il suffit que ces pays s’alignent sur les politiques étatsuniennes, soient ouverts aux intérêts économiques étatsuniens et acceptent de se conformer aux directives venant des États-Unis. Ce sont les seuls critères (with us or against us). Les États-Unis affrontent la Russie et la Chine parce qu’elles ne leur sont pas soumises, pas à cause de leurs régimes, lesquels ne les indisposaient pas avant le relèvement de ces deux puissances.
Si des pays se rangent derrière la puissance impériale, tout leur est permis à l’interne et on n’en entendra pas parler d’eux. Mais s’ils ne le font pas ou pas assez, toute peccadille, le moindre défaut, donne lieu à une campagne de dénonciation bien orchestrée, préparatoire à des ingérences dans leurs affaires intérieures et des tentatives de déstabilisation. Ils sont vilipendés pour leur défaut de « démocratie », de « droits humains » et d’autres péchés, alors même que les soumis, ne se distinguant en rien d’eux, y échappent. Sans aucun changement dans leur comportement, des dirigeants sont jugés fréquentables lorsqu’ils sont utiles, puis diabolisés comme « dictateurs » lorsqu’ils cessent de l’être. Saddam Hussein en fournit un cas exemplaire. Quant à Gaddafi, il est à l’Élysée en décembre 2007, renversé et assassinée en octobre 2011. Enfin, Bachar al-Assad est aussi reçu à l’Élysée en juillet 2008 et en décembre 2010, mais déclaré indigne d’être sur la terre par le ministre français des Affaires étrangères en août 2012. Est-il nécessaire d’énumérer les dictatures que les États-Unis ont soutenues dans leur histoire ? Comme elles rendent service, on est peu regardant.
Pas plus que les impérialismes qui les ont précédés, les États-Unis n’ont intérêt à répandre ou à favoriser la démocratie, en supposant même qu’ils soient démocratiques.
La démocratie est antithétique à l’impérialisme et le peuple qui le subit s’en servirait tôt ou tard pour mettre fin à la tutelle impérialiste. Mieux valent les dictatures, les oligarchies, les pouvoirs traditionnels et les régimes corrompus car ils seraient dépendants de l’impérialisme. Le discours officiel sur la démocratie est à usage purement interne : amortir l’opposition des opinions publiques occidentales aux entreprises expansionnistes en leur faisant croire qu’elles ont une finalité respectable et noble. Pour se conformer à l’air du temps, l’impérialisme porte le masque du progrès et de la supériorité morale. Le faux-semblant de la démocratie, des droits humains et de la sollicitude humanitaire n’est qu’une mise à jour de l’usage du christianisme pour coloniser.
Plus minoritaire est l’interprétation qui estime que toutes les grandes puissances sont impérialistes et qu’elles luttent pour établir leur hégémonie. Donc « toutes pareilles » et également condamnables. D’aucuns invoquent Lénine et son analyse du caractère inter-impérialiste de la Première Guerre mondiale. Puissance capitaliste, la Russie aurait aussi tort en Ukraine que les États-Unis. Par ailleurs, le mélange de l’interne et de l’externe donne comme résultat que les politiques étrangères de la Russie et de la Chine ne sont perçues qu’à la lumière de l’appréciation, en l’occurrence négative, de leurs régimes.
Cette interprétation est fautive parce que détachée de l’histoire et de la réalité. Pertinente, la thèse de Lénine vaut pour son temps, mais la donne mondiale a beaucoup changé et il faut en tenir compte. 2024 n’est pas 1914. L’affrontement États-Unis-Russie-Chine n’oppose pas des puissances dans la même situation ou ayant un statut similaire. Ce ne sont pas des rivales. Les États-Unis sont l’hégémon impérialiste planétaire qui, jusqu’à récemment, avait sous sa coupe la Russie et la Chine. Celles-ci s’efforcent de se détacher de cette emprise en renforçant leur souveraineté.
La Russie et la Chine ne sont pas en passe de dominer le monde comme l’Allemagne en 1914, encore moins par la guerre. La Russie n’a pas la taille économique nécessaire pour être un hégémon et la Chine n’a pas besoin de guerre car elle vogue déjà avec succès vers la primauté économique. Seuls les États-Unis ont intérêt à provoquer des conflits, ultime moyen pour eux de se perpétuer en faisant déraper une évolution naturelle qui mettrait fin à leur hégémonie. Incapables de concurrencer, ils ont une politique strictement négative et destructrice, fondée sur le raisonnement que le chaos qu’ils sèment les laisserait vainqueurs par défaut. Enfin, ni la Russie ni la Chine ne font de prosélytisme ou n’essaient d’imposer leur système ou leur idéologie, contrairement aux États-Unis. Les rapports avec elles sont délimités au niveau international et n’exigent pas l’acceptation de conditions préalables, de changements intérieurs ou de renoncement à soi.
Il n’y a pas de conflit – parce que la Chine, quoique grande puissance économique, n’est pas impérialiste; elle n’extrait pas des richesses de l’étranger en usant de moyens coercitifs. Si elle n’est pas impérialiste aujourd’hui, pourrait-elle le devenir, dans le sillage des puissances occidentales ? Cela n’est ni prédéterminé ni exclu et nul ne saurait prédire l’avenir. La question reste ouverte. Potentiellement, la Chine pourrait devenir impérialiste; actuellement, elle ne l’est pas. Ce qui est sûr est le fait que, indépendamment de la nature de leurs régimes ou même de leurs intentions, la Russie et la Chine rendent service maintenant en contrecarrant les États-Unis, indubitablement impérialistes au présent. En contribuant à défaire l’étau étatsunien sur le monde, elles lui permettent de retrouver des marges d’indépendance et de se réorganiser. À lui d’en tirer parti. C’est une bouffée d’air frais, sans égard à ce qui pourrait advenir ultérieurement.
Les États-Unis ont quelque 750 bases militaires dans plus de 80 pays, alors que l’on peut compter sur les doigts de la main les bases militaires de la Chine ou de la Russie. Les États-Unis ont des troupes dans près de 170 pays, alors que pour la Russie, il n’y a que le groupe Wagner en Afrique. Les Américains dépensent 900 milliards de dollars par an dans leur complexe militaro-industriel. C’est plus que les dix pays suivants réunis et c’est beaucoup plus que la Russie qui dépense 60 milliards de dollars par an. Les armes américaines sont offensivement déployées à l’étranger, alors que les armes russes ou chinoises sont déployées défensivement sur leurs propres territoires. Les Américains sont intervenus militairement 250 fois dans le monde depuis 1991, alors que la dernière et rarissime intervention extérieure de la Chine date de 1979 et que la Russie est intervenue à trois ou quatre reprises, chaque fois à la demande d’un État souverain (Syrie) ou des États autoproclamés d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie, ainsi que de Donetsk et de Louhansk en Ukraine. Les États-Unis ont imposé des « sanctions » à 40 pays représentant le tiers de la population mondiale, alors que la Russie et la Chine sont des victimes de ces « sanctions ».
Reste une troisième interprétation, la plus explicative du conflit mondial. À présent, l’enjeu principal consiste à savoir si les États-Unis réussiront ou pas à abattre la Russie et la Chine pour prolonger la vie de leur impérialisme. Le rêve étatsunien est de provoquer leur écroulement sans avoir à se battre, mais la guerre directe n’est pas exclue. Pour le monde, le choix est entre un statu quo impérialiste imposé par la force ou son relâchement par une défense réussie de l’évolution historique. Il suffit de regarder de près le cours des événements, de se départir des verres déformants de la propagande pour saisir le sens de la phase actuelle. Le problème qui se pose à la population n’a rien à voir avec les « valeurs », « la démocratie », les « dictatures », la « lutte inter-impérialiste » ou tout autre schéma plaqué sur le réel. Il se résume à une seule question : cautionner la continuation de l’impérialisme étatsunien ou contribuer à y mettre un terme.
-Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003). Courriel : samir.saul@umontreal.ca
-Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001. Courriel : seymour@videotron.ca site web: michelseymour.org
(*) Voir le rapport de la Commission on the National Defense Strategy de juillet 2024:https://www.rand.org/nsrd/projects/NDS-commission.html#:~:text=Congress%20created%20the%20
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