20 septembre 2024

Abel Bonnard, Éloge de l’ignorance (1/2)

Abel Bonnard, né le 19 décembre 1883 à Poitiers et mort le 31 mai 1968 à Madrid, est un homme politique, écrivain, essayiste et poète français.

Entré en littérature avec deux recueils de poème, Les Familiers et Les Royautés, il devient une figure des milieux mondains grâce à sa réputation d’homme d’esprit. Grand voyageur, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il connaît le succès grâce à En Chine et aux Modérés. Participant aussi à de nombreux journaux, il est élu à l’Académie française en 1932.

D’abord proche de l’Action française puis, dans les années trente, du parti populaire français de Jacques Doriot, il se range d’emblée, la guerre venue, dans le camp des partisans de la collaboration.
En avril 1942, il est appelé au gouvernement de Vichy par Laval qui le nomme ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.

À la libération, condamné à la peine de mort par contumace, il est déchu de l’Académie française et s’exile en Espagne. Il meurt à Madrid en 1968. (Kontre Kulture)

Extrait de : Abel Bonnard, Éloge de l’ignorance, 1926

Quel dommage que je n’aie pas à faire l’éloge de l’instruction ! Tous les lieux communs seraient à mon commandement, je n’aurais qu’à lever le doigt pour entendre aussitôt leur musique et le retentissement de leurs gros trombones. Mais c’est précisément cette facilité qui me met en garde. Quand un développement se déroule de soi-même, cela veut dire que nous parlons en l’air.

Celui dont les paroles ne sont pas vaines rencontre un obstacle : cette résistance le stimule, elle l’avertit qu’il touche au réel. Saisissons donc notre objet. Retenons ce mot d’instruction, qu’on oppose à celui d’ignorance. Demandons-lui ce qu’il veut dire. Sa fortune est assez récente. Jadis, quand on s’inquiétait de l’instruction de la jeunesse, il s’agissait autant de discipline que d’enseignement. Pour les hommes faits, on parlait de leurs connaissances. S’ils s’étaient formés surtout dans la pratique, on les disait experts, ou habiles. S’ils s’étaient instruits dans les livres, on les disait doctes. Quand enfin un homme se distinguait par la profondeur et l’étendue de ses connaissances, on l’appelait savant. Mais on ne prodiguait pas ce mot, car il était admis que pour faire un savant, il fallait une nature, une vocation, une vie spéciales. Encore ce nom n’était-il appliqué que du dehors à ceux qui le méritaient, et ç’aurait été s’en montrer indigne que de se le décerner à soi-même.

L’ironie de Socrate, les railleries de tous les Sages voltigeaient, comme autant d’abeilles, autour de ceux qui étudiaient, pour les empêcher de se croire savants. Enfin le personnage le plus constamment moqué du théâtre, celui dont les premiers mots suffisaient à déchaîner une tempête de rires, c’était le pédant. Or le pédant est proprement l’ignorant paré de science, l’homme qui porte toute sa science sur lui, parce qu’il ne l’a pas en lui-même. La comédie le représentait comme un véritable ilote du savoir, aussi inférieur aux ignorants dont il n’avait plus le bon sens, qu’aux savants dont il n’avait pas les lumières. Je doute qu’aujourd’hui le public sache se défendre aussi bien contre les charlatans de la parole.

Un autre trait distingue ce qu’on appelait autrefois la science de ce qu’on appelle aujourd’hui l’instruction. La science s’obtenait, l’instruction se reçoit : la différence est capitale. Seuls arrivaient à savoir ceux qui ajoutaient aux aptitudes que la nature leur avait données l’effort de toute leur vie. Mais l’idée latente de nos contemporains étant qu’il y a des fontaines publiques d’instruction, où l’on apporte les esprits comme des bouteilles, quelle bouteille ne voudrait pas être emplie ? On reconnaît ici, à leur mollesse et à leur facilité ordinaires, les conceptions de l’homme moderne. Mais, dira-t-on, il est une certaine instruction élémentaire qui est, en effet, bonne pour tous les esprits. Cela se peut. Encore faut-il prendre garde et bien préciser dans quelles conditions elle sera donnée. On devrait traiter avec d’autant plus de scrupules et de respect ceux qui la reçoivent, qu’en raison de la vie qu’ils vont mener et des occupations auxquelles ils sont destinés, ils n’auront pas le moyen de contrôler ce qu’on leur aura appris. Au moment même où l’on se flatte de leur ouvrir des perspectives nouvelles, il faut avoir le courage de considérer qu’on va leur bâtir, sinon un cachot, du moins une chambre d’où ils ne sortiront guère. Dans les sciences, par exemple, il est très difficile de donner à des élèves des notions sommaires, sans faire les choses plus simples et plus épaisses qu’elles ne sont, et sans abuser en quelque sorte ceux qu’on prétend instruire. Mais il est des connaissances où ces difficultés sont plus délicates encore.

Tout ce qui touche à la philosophie de l’histoire, au développement général de l’humanité, n’est pas susceptible d’être réduit à un enseignement élémentaire. On ne peut arriver à ces grandes vues qu’en s’étant rendu maître de toutes les connaissances qui y amènent. Traiter ces sujets devant des gens sans culture, c’est abuser de leur ignorance pour leur imposer des idées qu’ils transformeront en croyances, dans l’incapacité où ils sont de les critiquer et de les vérifier. Est-ce cela qu’on appelle émanciper les esprits ? Ce serait plutôt les asservir.

Ceux qui, autrefois, enseignaient la jeunesse, n’étaient pas tous de profonds docteurs. Mais, ayant plus ou moins pénétré dans les sciences, ils en communiquaient, sans arrière-pensée, les premiers principes. Il n’y avait pas alors cette milice de maîtres que la multitude des écoles a rendus nécessaires et dont l’instruction est comme interrompue et arrêtée net. N’étant pas assez versé dans les sciences pour disposer librement des notions qu’il enseigne, c’est par le caractère absolu des vérités qu’il édicte que plus d’un d’entre eux essaye de reprendre de l’autorité, et l’on voit apparaître le pontife orgueilleux d’une religion bâtarde, là où l’on attendait seulement le modeste propagateur d’une science élémentaire. Ainsi se constitue une véritable barbarie du savoir. On voudrait que ces maîtres fussent eux-mêmes instruits davantage : cela les tempérerait, les rendrait plus libres. Une instruction élémentaire n’est vraiment honnête que si l’on rappelle sans cesse à ceux qu’on en gratifie le caractère à la fois précieux et modique du don qu’ils reçoivent. Mais le moyen de faire un pareil rappel, qui offenserait à la fois l’orgueil du maître et celui de l’élève ? On ne peut rien entendre au monde où nous sommes, si l’on oublie qu’il s’explique avant tout par l’excitation et l’irritation des amours-propres : c’est le monde de la vanité.

Il s’agit de prouver aux inférieurs que l’infériorité n’existe pas, qu’il n’y a de différence entre les hommes que selon les circonstances où ils ont été placés, et que leurs aptitudes sont égales. On ouvrira donc à tous les palais de la connaissance, non point que ceux qu’on y pousse aient grande envie d’y entrer, mais parce qu’il ne faut pas qu’il soit dit qu’il y a quelque part des fêtes réservées. De là ce mélange de synthèse et de rudiment, de b.a.-ba et de dernier mot, qui donne un caractère de parodie si burlesque à l’enseignement d’aujourd’hui.

On insuffle la philosophie de l’histoire à des marmots qui ne savent pas la suite des rois de France. On fait à des ouvriers ou à des paysans une conférence sinon approfondie, du moins détaillée, sur une question de lettres, de philosophie ou de science, qu’ils ne sont nullement préparés à aborder, et qu’entoure pour eux une nuit profonde. En user ainsi, c’est peut-être flatter leur vanité ; en vérité, c’est leur manquer de respect de la façon la plus grave, puisqu’on paraît croire qu’il n’est possible de leur faire valoir quelque chose qu’en les arrachant d’abord à tout ce qu’ils sont. On nomme progrès cet arrachement, et on secoue en l’air la pauvre plante qui, si on l’avait laissée dans sa terre, allait peut-être fleurir.

Le pis est que ce désordre encyclopédique se fait au nom de la Science. Non pas que l’esprit scientifique soit véritablement en honneur : il ne permettrait pas de pareilles plaisanteries. Mais le mot de Science est une des idoles du temps. Ce mot reste dans la tête de ceux à qui l’on n’a précisément rien appris. Il faut distinguer, dans un enseignement, entre les notions mêmes qu’on y donne et l’esprit qui les pénètre. Ces notions, ceux qu’on a instruits aujourd’hui ont d’autant moins de peine à les oublier qu’on les leur a plus confusément présentées. Mais ils retiennent quelque chose de la piètre philosophie qui les imprégnait. Ils croient à la Science, sans rien savoir. C’est-à-dire qu’ils sont portés à penser que le jeu des forces les plus grossières suffit à expliquer toutes choses, et qu’il n’y a rien, en somme, de si plat que cet Univers qui les éblouit en vain, chaque soir, de ses myriades d’étoiles. Voilà le bienfait de l’instruction.

Abel Bonnard
 

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