Est-ce que dans vos romans, Louis-Ferdinand Céline, l’amour tient une grande place ?
Céline – Aucune. Doit pas y en avoir. Il doit y avoir de la pudeur, quand on est romancier en particulier.
Et l’amitié ?
Céline – On n’en parle pas non plus !
Vous considérez donc qu’il faut surtout parler des sentiments sans importance ?
Céline – Non, non, pas parler des sentiments. Parler du boulot. Il n’y a que ça qui compte et puis encore avec beaucoup de discrétion… On en parle avec beaucoup trop de publicité…
Nous sommes des objets de publicité, mannequins de publicité. C’est dégueulasse, il serait temps de faire une cure de modestie générale. Dans la littérature aussi bien que dans le reste, nous sommes empuantis par la publicité ! C’est vraiment ignoble ! Alors qu’on n’a qu’à faire son boulot et puis se taire, c’est tout.
Le lecteur le regarde ou le regarde pas, le lit, le lit pas et c’est lui que ça regarde. Et puis… c’est tout, l’auteur n’a qu’à disparaître.
Vous m’aviez dit une fois que vous écriviez pour trouver une « petite musique » ?
Céline – Ah ben ça, elle est trouvée, n’est-ce pas. Alors bien… ce côté-là, c’est le côté technique.
Ça consistait à traverser le langage que nous avons, l’écriture
académique pour la rendre vivante. Et pour la rendre vivante, il fallait
basculer le langage écrit, habituel, qui est un langage conventionnel,
académique, pauvre. Nous avons appauvri l’ancien français, nous l’avons
appauvri pour le rendre académique. Les jésuites l’ont finalement
comprimé si bien que la langue que nous avons est une langue impossible.
Tandis qu’on la trouve encore vivante dans le langage parlé. Mais il faut faire passer le langage écrit à travers le langage parlé et ça, c’est très dur et personne ne veut le faire. Les auteurs sont fainéants, traditionalistes ! Alors ils écrivent comme leur journal habituel et comme ils ont appris au bachot et au brevet… ce qui est un langage mort. On a beaucoup joué sur ce truc-là, le français langue morte mais on ne peut pas dire… c’est le français qui se retient, voilà. Evidemment, il y a deux choses à considérer : il y a avoir un style, n’est-ce pas. Alors, ça, c’est très dur. Le style, c’est ce qui rend la petite musique en question. Mais, il faut partir, il faut traverser le langage parlé. On peut prendre dans le langage populaire ce qu’on appelle des vannes. C’est-à-dire dans n’importe quel bistrot, on entend évidemment des mots qui sont drôles et des formules qui sont curieuses. Mais ça n’a pas de longueur. Pour les monter, faut en faire un édifice. Faut faire une architecture, alors l’architecture, ben dame, faut se donner du mal, n’est-ce pas. C’est l’architecture qui est à la base de tous les arts.
Mais vous n’écrivez pas seulement pour le plaisir d’écrire ?
Céline – Ah, pas du tout ! Absolument pas ! Je serais libre et j’aurais de l’argent, je n’écrirais pas une ligne !
Voilà. Je pourrais penser un tas de trucs mais je n’aurais pas du tout besoin de les communiquer.
Mais, est-ce que, si vous aviez énormément d’argent, vous n’écririez pas, ne serait-ce que pour vous ?
Céline – Non, rien du tout ! Absolument pas ! Je me reposerais. A 67 ans, est-ce que vous écririez encore, vous ? Trifouiller ces instruments-là à 67 ans, pensez-vous ! Vous foutriez le camp, vous iriez à la retraite, puis c’est tout… D’ailleurs, c’est idiot, on ne va pas… Un vieillard imbécile, c’est aussi stupide que d’être lubrique ou amant des conférences… Tout ça est grotesque, c’est de l’exhibitionnisme, c’est du cabotinage. Bon, donc, ça on peut s’en dispenser aussi.
Aucun de vos livres n’a été écrit avec une intention qui dépasse le plaisir de gagner de l’argent ?
Céline – Ah, aucun ! Ça, je le dis franchement. Je
ne fais rien pour en gagner, de l’argent. Non, ça, faut être juste. Je
sais faire tourner la table, n’est-ce pas. Mais dire que j’aime ça, non !
Les gens qui font tourner une table, ben, ils aiment pas ça, n’est-ce
pas. Ils aimeraient mieux aller à la pêche. Il y a des mathématiciens
qui n’aiment pas les mathématiques, ça se voit, ça. Et des physiciens
qui savent faire de la physique, mais que ça n’amuse pas du tout, et qui
aiment beaucoup mieux aller cueillir des fleurettes, mais je comprends…
Ça fait quand même au moins vingt ans que vous dites que vous n’aimez pas écrire et vous écrivez quand même.
Céline – Ben, les circonstances m’y contraignent et
m’y contraignent encore, parce que je dois six millions à Gallimard.
Voilà toute l’histoire, elle est simple.
Et que chaque année, chaque fois que je sors un livre, il me coûte de l’argent.
Vous n’écrivez ni par amour ni par haine ?
Céline – Oh, pas du tout ! Ni l’un ni l’autre. Ça me regarde, si j’éprouve ces sentiments, que vous dites-là, mais ça ne regarde pas le public.
Mais vos contemporains vous intéressent, d’une façon ou d’une autre ?
Céline – Oh, non, pas du tout !
Indifférent ?
Céline – Absolument indifférent ! Ils se sont intéressés à moi, bizarrement.
Si, je m’y suis intéressé une fois, pour essayer qu’ils n’aillent pas à
la guerre. Nom de Dieu, ils y ont été… Ils y ont pas été mais ils y ont
été quand même. En tout cas, ils n’ont pas fait la guerre mais ils sont
revenus chargés de gloire. Puis, moi, ils m’ont foutu en prison.
C’est tout, c’est ce que j’ai vu dans l’histoire des hommes. Je n’ai pas
vu autre chose et par conséquent, j’ai mal fait en m’occupant d’eux…
J’aurais pas dû m’en occuper. J’étais tranquille, j’avais qu’à m’occuper
de moi.
Dans vos derniers livres, Louis-Ferdinand Céline, il y a quand même un certain nombre de sentiments qui transparaissent ?
Céline – Ah, ben ça, on peut faire transparaître n’importe quoi, ça, c’est pas difficile.
Vous voulez me persuader que c’est uniquement un exercice de style ou une histoire que vous avez voulu raconter, qu’il n’y a rien de vous, intimement ?
Céline – Oh, non, non, intimement, non. Il y a une chose peut-être – la seule peut-être vraie – c’est que je ne sais pas jouir de la vie, je ne vis pas. J’existe pas. Alors, comme je ne jouis pas de la vie, j’ai cette supériorité avec les autres qui sont quand même pourris, ils sont toujours en train de jouir de la vie. Jouir de la vie, c’est boire, c’est bouffer, c’est roter, c’est baiser, c’est un tas de choses qui foutent le bonhomme à zéro, ou la bonne femme.
Alors moi, je suis né d’une façon que je ne suis pas jouisseur du
tout, alors, ça tombe bien, je reconnais, je sais bien, je sais faire la
sélection, je sais goûter.
Disait un Romain, n’est-ce pas, « la débauche, ce n’est pas d’entrer
dans un bordel, c’est de n’en pas sortir ». Ben, moi, j’y suis entré
toute ma vie dans les bordels, mais j’en suis sorti tout de suite, ça
m’amuse pas.
Comme je ne bois pas, j’aime pas, les boissons tout ça, j’aime pas bouffer, puis ça m’emmerde, alors…
Je suis comme ça, mal doué. Ma mère était comme ça, alors j’ai hérité
d’elle, de ce tempérament bizarre qui consiste à ne pas être jouisseur
du tout, de rien. Rien du tout, je n’ai qu’une envie, c’est dormir et
qu’on me foute la paix, ce qui n’est pas le cas.
Vous voulez me persuader que vos livres ne vous ressemblent pas ?
Céline – Oh, ben, pas du tout !
Et si on vous prétendait qu’on vous reconnaît dans ces livres, qu’est-ce que vous diriez ?
Céline – Oh, non, on ne reconnaît rien du tout, mes couilles. On ne reconnaît absolument rien !
D’après ce que je reçois comme correspondance et comme machins, c’est
absolument le contraire même, alors… Tout ce que j’ai pu avoir d’échos,
les gens cherchent pas.
Vous voulez démontrer en fait que votre œuvre est quelque chose de tout à fait extérieur à vous ?
Céline – C’est à moi, je suis capable de faire
tourner les tables, ça c’est vrai, les autres ne peuvent pas. Ils me
font chier, en plus, parce que ce qu’ils se vantent de pouvoir faire,
ils peuvent pas le faire. Les cons ! N’est-ce pas ?
Ils peuvent pas le faire, ils sont pas faits pour, ils sont pas faits
pour ça, pas du tout, du tout. Mais ils y tiennent… Ah, que je te
délivre des messages et que je t’envoie des machins et que je nous
délivre des prix…
N’importe quel critique a trouvé 150 Balzac dans le cours de sa carrière, jamais on n’a revu ces mecs-là.
Tout faux ! Tout est faux ! Ils savent pas y faire. Il y a deux, trois
types que je sens qui ont été, à la grande époque, qui ont été des
écrivains, oui, Morand, Ramuz, Barbusse, étaient des écrivains, ils
avaient le sens, ils étaient faits pour ça. Mais les autres sont pas
faits pour ça, nom de Dieu, non ! C’est des imposteurs ! C’est des
bandes d’imposteurs ! Alors bon, les imposteurs sont les maîtres, mais,
d’ailleurs Brunetière l’a dit : « Si la critique ne fait pas très
attention, les lettres seront dévorées par le charlatanisme ».
Mais c’est fait. Et les critiques aussi. Tout est dévoré par le charlatanisme.
Vous voulez également nous dire et nous affirmer, Louis- Ferdinand Céline, que vous êtes extérieur à cette vie même ? Vous n’êtes quelqu’un qui n’appartenez pas à cette vie ?
Céline – Tout à fait, très exact. Alors, c’est mon intériorité pour moi, ça ne gêne personne et moi je sais qu’en effet, je n’ai pas de besoins matériels, je ne suis pas fait pour ça.
Mais vous avez été l’un des hommes les plus passionnés de ce siècle ?
Céline – Ben oui, mais on m’a forcé à
l’extérioriser. Personne le saurait si j’avais pas été forcé par des
raisons matérielles, je serais resté tranquille…
Si, une fois, une seule fois, c’est à propos de cette guerre. Je me suis
dit « ah merde ! Il faut faire quelque chose, ces pauvres Français vont
se faire embarquer dans un truc dont ils ne sont pas sortis ». Et c’est
un fait, ils sont entrés dans un truc, ils en sont pas sortis et ils
s’en sortiront jamais… Ça m’a valu un surcroît d’emmerdements, n’est-ce
pas. Alors là non, n’est-ce pas…
Vous êtes quand même et vous avez été très très sensible à la peine des hommes, au malheur des hommes, à leur souffrance ?
Céline – Oui, mais j’y suis plus. Ça se trouve comme ça. Non, non, ils m’en ont trop fait chier, ça suffit… J’ai été pitoyable, mais je le suis plus. Maintenant, je suis indifférent, ils m’emmerdent, c’est tout ce que je sais…
Est-ce que vous considérez que vous êtes aigri ?
Céline – Pas du tout ! non, pas du tout !
Philosophe ?
Céline – Oh ben, écoutez, c’est des mots tout ça. Il
y en a plein l’encyclopédie, vous voyez là, ces gros livres, il y en a
des génies de ce que vous dites. Ah, nom de Dieu, c’est des idées tout
ça, il y a rien de plus commun que ça, les idées. « J’ai des idées,
Papa. » – « Oh oui, je crois qu’il a des idées. » – « Oh, Agénor a des
idées. » – « Les messages. » – « J’envoie un message. » – « Oh, il faut
savoir ce que pense cet écrivain. » – « Oh mon Dieu, ses paroles sont
des actes. »
Non, c’est vraiment de la merde ! Vous comprenez, tout simplement, de la
merde ! C’est tout. Je sais faire tourner, je crois, les tables ; les
autres savent pas, alors ils se sont mis ensemble pour dire qu’ils
savaient.
Vous vous considérez aujourd’hui encore comme un des plus grands écrivains vivants ?
Céline – Ah pas du tout ! Question de grands
écrivains, c’est déjà foutre des adjectifs, etc… Faut crever d’abord,
alors quand on crève, quand on est mort, ils classifient. Il faut
d’abord être mort. Parce que, tant que vous vivez encore…
Comme l’homme hait l’homme, « l’homme est un gorille destructeur et lubrique », c’est pas moi qui l’ai inventé, c’est Taine.
C’est tout, il n’est que ça, destructeur et lubrique, gorille, voilà ce qu’il est.
Vous êtes persuadé, si je vous comprends bien, que la postérité vous rendra justice ?
Céline – Ah non ! Mais je ne suis pas persuadé du
tout ! Mais pas du tout ! Je ne suis pas persuadé, mais Bon Dieu, non !
Il est probable qu’elle me foutra à l’ombre. Et puis, il n’y aura
peut-être plus de France à ce moment-là…
On fera l’inventaire, ce sera des Chinois, ou des Berbères qui seront
là. Ils se foutront pas mal de ma littérature à la con, mon style
machin-chouette et mes trois points.
Vous ne croyez plus en personne, même pas dans votre œuvre ?
Céline – Ah pas du tout ! Ah pas du tout ! Ça alors non, à rien du tout, rien !
Je crois aux contributions qu’il va falloir payer, puis je crois à la dette que j’ai partout et c’est tout. Tout simplement.
Vous détestez la vie ?
Céline – Ben, je ne peux pas dire que je l’aime, non, ça vraiment non. Je la subis parce que je vis, puis que j’ai des chats.
Mais sans ça, évidemment. Je suis de l’école pessimiste évidemment, oh
oui tout à fait, je suis un pessimiste. Je ne crois pas beaucoup à
l’avenir de ces gens-là, non, pas du tout, de tout, du tout, non, et
alors lubriques et tout, ils ont des instincts, d’autres instincts tout à
fait.
Est-ce qu’il y a sur la terre un homme qui a votre estime ?
Céline – Mon estime… ! Mais ils ont le droit d’être
comme ils sont ! Ils ne demandent pas mon estime… De quel droit irais-je
donner des brevets d’estime et de pas d’estime ? Qu’est-ce que ça veut
dire ?
Rien du tout, scientifiquement zéro. J’ai une éducation scientifique,
moi, je regarde ce qui existe, ce qui n’existe pas. Qu’est-ce que
j’irais foutre, moi, donner des brevets de bonne conduite ? Ça me
regarde pas du tout.
Est-ce qu’il y en a un qui vous intéresse particulièrement ?
Céline – Mais maintenant je suis trop vieux… 67 ans… Je vais vers la fin… Quand le train siffle, vous dites au bonhomme « Vous, vous attendez le train, mais pourquoi, nous avons un très joli calvaire à voir, vous avez là une petite église admirable, venez donc. » Ben je lui dis : « non, merde, j’ai le train qui va venir, je vais prendre le train, je vais m’asseoir, foutez-moi la paix, allez vous promener ».
Moi je l’entends déjà siffler, vous comprenez ? Voilà ma position.
Vous savez, quand on a un fou, un dingue, ça se reconnaît à trois
choses : à ce qu’il ne sait pas ou il est, quelle heure il est et dans
quel pays il est et qui il est, son identité. Ben, moi, je sais très
bien qui je suis, je sais très bien où je suis et quelle heure il est.
Ça je connais très bien, je peux vraiment subir l’examen, c’est l’examen
de base. Mais je ne gamberge pas sur des trucs, non…
Mais vous êtes quand même, je m’excuse d’utiliser encore un mot qui va vous sembler inutile…
Céline – Oui, un grand mot.
… désespéré ?
Céline – Ah mais pas du tout ! Merde alors ! Encore une histoire, ce désespoir ! Rien du tout ! Faudrait que j’espère quelque chose, j’espère rien, j’espère crever le moins douloureusement possible comme tout un chacun, c’est tout ! C’est exactement tout, strictement tout… Que personne ne souffre pour moi, par moi, autour de moi. Et puis crever, tranquillement quoi, crever si possible d’un ictus ou du moins je me finirai moi-même, ce sera encore beaucoup plus simple.
Et je vis comme ça, dans cette situation là, je ne porte pas avec moi des désirs de l’avenir, ça n’existe pas ça ! Non ! Non !.
L’avenir, ça sera de plus en plus dur, je travaille maintenant plus
difficilement que je ne travaillais il y a un an et l’année prochaine ce
sera plus dur que cette année, c’est tout. Normal !
Quel sera le titre de votre prochain livre ?
Céline – Colin-Maillard.
Quel en sera le thème ?
Céline – Oh, la même chose. Une divagation à travers un paysage.
Moi, vous savez, c’est pas difficile. J’avais fini. Puisque nous parlons
de « littérature », j’avais fini, comprenez moi. Après Mort à crédit,
ben j’étais fini, quoi. Au fond, j’avais tout dit ce que j’avais à dire
et c’était pas grand chose…
Puis alors il m’est arrivé cette saloperie, n’est-ce pas, qu’il a
fallu que je foute le camp. Alors là, j’ai été pris dans une nouvelle
pièce et je raconte ce que j’ai vu… Puis, c’est tout. Ça vaut la peine
parce que, pour moi je veux dire, ça me donne un thème. J’ai pas à me
gratter pour trouver des sujets. « Ah, la belle-mère qui adore son
gendre, qui se fait enculer par son petit-fils, etc… » Moi, c’est pas la
peine, c’est pas la peine. Je ne cherche pas à faire de sexologie, ni
de psychologie, de métaphysique, j’ai qu’à raconter et à transposer.
Évidemment, il y a la cuisine, quoi, la cuisine. On prend les faits puis
on les cuisine comme il y a des gens qui mangent un poulet ou n’importe
quoi.
Cuisiner, c’est pareil.
Reconnaissez au moins que vous êtes un maître-cuisinier alors ?
Céline – Y en a peut-être qui trouveront plus tard qu’ils étaient beaucoup meilleurs… Regardez, les repas de Louis XIV sont impossibles maintenant… Ça vous savez, c’est encore une affaire de goût, ça change si vite… Oh là là…
Extrait de Louis-Ferdinand Céline, Le Style contre les idées, préface de Lucien Combelle
Article publié par Arthur Sapaudia sur son site internet.
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