Comme chacun sait, Medvedev est un personnage important qui en a surpris plus d’un en évoluant assez brusquement d’une position de libéral quasi-“atlantiste” à une position quasiment d’ultra-nationaliste. Cela se marque régulièrement depuis l’attaque du 22 février 2022, qui a été pour lui l’événement déclencheur de son évolution express observée au long de plusieurs de ses interventions. Depuis, on l’a beaucoup lu, et mentionné régulièrement sur ce site.
Très vite, mon impression sur ses interventions, absolument détachées de la prudence de la politique de Poutine, fut qu’elles étaient une façon d’annoncer ce qui pourrait se passer si les choses se poursuivaient comme elles allaient (c’est-à-dire supériorité totale de la Russie non affirmée complètement sur le terrain). C’est dans ce sens bien entendu que nous écrivions, le 22 février dernier :
« Les mots furieux et vengeurs de Medvedev ne font pas toujours le poids qu’ils paraissent avoir, surtout lorsqu’ils passent par ‘Telegram’ seulement. On sent que l’homme est d’abord là en voltigeur, que son rôle est de semer sur l’avant des petites fusées assez désagréables destinées à entretenir désarroi et zizanie chez l’ennemi, à secouer l’opinion publique dans le sens de la prise de conscience de la volonté déterminée de la Russie. Mais il y a certaines occasions, qu’il faut identifier et saisir au vol, où l’homme se fait plus sérieux, où le message qu’il entend transmettre décrit très précisément une résolution officielle qui se dessine. C’est à nous de deviner. »
De quelles déclaration parlions-nous ? De la possibilité pour la Russie d’aller jusqu’à Kiev, et même de continuer au-delà de Kiev... Et nous avions exposé l’avis qu’il s’agissait, parmi les hypothèses exposées ci-dessus, d’un de ces messages qui « décrit très précisément une résolution officielle qui se dessine. » La chose se terminait ainsi :
« Bien entendu, le raisonnement est clair et net et ne tient aucun compte des interférences latérales qui peuvent être considérables, plus encore peut-être qu’une “grande guerre” européenne, qui peuvent déclencher une toute autre logique, conduire à une toute autre situation, peut-être terrible, peut-être sublime. (La situation aux USA, Trump ou pas Trump, la situation au Moyen-Orient, la situation dans les pays européens de l’Occident-compulsif, déjà soumis à de terribles colères populaires, etc.) Mais d’autres peuvent également conclure, d’une façon constructive, qu’il faudra une “grande guerre européenne”, ou dans tous les cas un début de “grande guerre européenne”, pour susciter une ou plus de ces “interférences latérales” qui bouleversai(en)t tout et nous conduirait à des conditions fondamentalement nouvelles dans l’ordre du monde ; et comme, finalement, nous ne pouvions rien avoir de pire que ce que nous ont pondu les zombies du monde entier, les zombies-globalistes, de la catégorie ‘super’.
» ... Nous pensons que Medvedev n’a pas parlé dans le vide, ni sans accord général précis de toute la direction pour qu’il parle ainsi. Nous pensons qu’aucun zombie européanisé ne l’entendra : un zombie, ce n’est pas fait pour entendre... Par contre, ça peut glisser, ça peut glisser énormément. »
Alors, le cas exposé hier semble bien être le même ? Ce n’est pas exactement mon sentiment. Je ne parle pas des avertissements exprimés par Medvedev, qui sont effectivement similaires, mais plutôt de l’attitude de Medvedev et de sa position par rapport à Poutine, qui est effectivement la personne symboliquement référencée (Medvedev dit tout haut ce que Poutine peut envisager tout bas de faire... pas encore, dans tous les cas). Je pense qu’il faut cette fois aller un pas plus loin.
Ce qu’on doit remarquer, c’est que l’avertissement de Medvedev a eu un écho inhabituel dans la presse officielle russe. Son intervention est restée plusieurs jours en titre de “première page”, et elle fait même l’objet d’un article important dans RT-Français, spécialement rédigé trois jours après avoir été faite, et confronté à valeur égale, comme s’il s’agissait d’une position russe plus que d’une déclaration de Medvedev, avec la position du Pentagone qui ne considère pas que l’“invasion” de Koursk constitue un degré d’escalade. Cela peut être interprété selon l’idée que la déclaration de Medvedev est ressentie comme exprimant un sentiment général des Russes :
« “Il est nécessaire de tirer une leçon sérieuse de ce qui s'est passé”. Dans un message posté sur sa chaîne Telegram, Dmitri Medvedev a réagi à l’offensive lancée par Kiev contre la région russe de Koursk. “À partir de maintenant, l'opération militaire spéciale doit devenir ouvertement de nature extraterritoriale”, a déclaré le 8 août le vice-président du Conseil de sécurité russe.
» “Nous pouvons et devons aller plus loin dans ce qui existe encore en Ukraine”, a lancé l’ancien président russe. Avant de poursuivre : “Jusqu'à Odessa, Kharkov, Dniepropetrovsk, Nikolaiev. Jusqu'à Kiev et plus loin. Il ne doit y avoir aucune restriction en termes de frontières reconnues”. »
La réaction de Poutine à la nouvelle de cette “incursion” qui s’est avérée être une “invasion” que l’armée russe n’avait pas vu se préparer, a été particulièrement rude. ‘ZeroHedge.com’ reprend une nouvelle de ‘Moscow Times’ (assez mal vu puisque expulsé de la Russie), qui reprend elle-même un article de ‘Politika.Kozlov’, une publication dont je ne saurais vous dire beaucoup, ni de son orientation, ni de son crédit, etc. Il n’empêche, si la formulation des informations présentées montrent certainement une certaine hostilité pour Poutine, elles sont pour le moins crédibles et logiques sur le fond.
« L'incursion surprise de l'Ukraine dans les régions frontalières de Koursk et de Lipetsk a stupéfié l'armée russe et constitué une “gifle” pour le président Vladimir Poutine lui-même, ont déclaré quatre responsables russes à ‘Politika.Kozlov’.
» L'offensive en cours, que la Russie n'a pas réussi à repousser depuis trois jours, a mis en lumière les lacunes de la défense territoriale russe et a sapé le coup de propagande de Poutine la semaine dernière, en tant que sauveteur d'un tueur à gages du FSB et d'espions russes ayant échoué lors de l'échange de prisonniers avec l'Occident.
» “Le chef [Poutine] était de mauvaise humeur... On ne l'a probablement pas vu dans cet état depuis que notre [armée russe] a été forcée de se retirer de Kherson à l'automne 2022”, a déclaré un fonctionnaire impliqué dans la préparation des événements du Kremlin auxquels participe Poutine.
» L’apparence et les expressions faciales de Poutine lors de ses apparitions publiques mercredi et jeudi indiquaient qu'il était “mécontent” et “exaspéré” par la situation, ont déclaré à ‘Politika.Kozlov’ plusieurs fonctionnaires russes qui connaissent personnellement Poutine depuis des années. »
Les divers commentateurs, et d’ailleurs ‘ZeroHedge.com’ pour son compte, constatent au demeurant que cette “invasion” n’a aucun sens par rapport aux fronts principaux où les forces armées russes sont partout très supérieures et progressent régulièrement. Mercouris souligne que le seul objectif concevable pourrait avoir été la centrale atomique de Koursk, située à une trentaine de kilomètres de la ligne que semble avoir atteint l’opération. Il est un des rares à mentionner cette possibilité (peu de rumeurs dans ce sens venue de Kiev ni de Washington), et sans doute sans beaucoup y croire, pour tenter de trouver une hypothèse rationnelle.
‘ZeroHedge.com’ donne d’ailleurs ce commentaire confirmant un autre passage de l’article cité, sur le constat qui est sans doute fondé sinon évident et conduit à une situation assez étrange du point de vue ukrainien de sacrifier certainement plus d’un millier d’hommes pour une humiliation passagère de Poutine et l’obtention d’une aide occidentale supplémentaire destinée à poursuivre de telles opérations au cœur d’une guerre perdue :
« Bien que les tentatives des forces ukrainiennes de s'emparer de territoires à l'intérieur de la Russie soient essentiellement des missions suicides, Kiev se crée une occasion de faire pression en vue d'obtenir un soutien militaire occidental encore plus musclé. »
L’aventure n’est évidemment pas à la gloire de l’armée russe, ni des dispositifs de défense du territoire, et la très-mauvaise humeur de Poutine, si elle se comprend évidemment, ne peut empêcher de penser qu’il existe une sorte de dissonance, de dystopie dans ce conflit, – bien plus que le moindre caractère hybride. L’armée russe a été complètement surprise parce qu’elle était mal préparée, c’est certain, mais aussi parce qu’elle n’imaginait pas qu’on puisse risquer un tel engagement, dans ces conditions et sur cette localisation géographique, sans le moindre but stratégique. Cela conduit à s’interroger sur les causes des tactiques généralement employées par les Ukrainiens de réaliser des défenses (défense de Bakhmout) ou des opérations sans véritable mesure ni but rationnels et au prix de la vie de milliers et de milliers d’hommes, et du matériel correspondant.
Il y a plusieurs hypothèses pour répondre à cette question (la corruption, la communication et les incompétences notamment), mais aucune n’est entièrement satisfaisante ni convaincante, et surtout aucune n’est suffisante. On en ajoutera une, plus générale et embrassant le caractère général de l’Ukraine qui existerait même chez les plus corrompus. C’est une hypothèse qui nous est suggérée par Emmanuel Todd (‘La défaite de l’Occident’), que l’on rencontre souvent dans nos colonnes en ce moment.
Au terme de son enquête sur le caractère de l’Ukraine, donc sur sa politique, Todd en arrive à la conclusion que tout cela est marqué par une sorte de nihilisme... Effectivement, le nihilisme pourrait bien caractériser la conduite de la guerre par la direction ukrainienne, – et l’on pourrait le renforcer par le nihilisme propre à l’OTAN, machinerie aveugle qui ne s’intéresse qu’aux moyens (mon avis est d’ailleurs que, dans toutes ses analyses, Todd ne tient pas assez compte de la présence et de l’énorme influence de l’OTAN en Ukraine, à propos de laquelle il doit être d’ailleurs mal ou fort peu informé comme on l’est en France).
« Au cœur de la politique générale du gouvernement ukrainien, on ressent comme un vertige, une fuite vers le précipice, une pulsion destructrice de ce qui est sans envisager ce qui pourrait être. Le concept qui vient à l’esprit est bien celui du nihilisme. » (P.112)
On comprend alors que Poutine, homme d’une rationalité extrême, se trouve désarmé, – “mécontent”, “exaspéré”, – devant certains comportements ukrainiens ; et que l’armée russe, qui est à l’image de la rigueur militaire, fasse preuve d’inattention devant la déraison à ce point. Mais alors, on en conclut que Medvedev qui a dans son rôle de laisser parler son instinct, ressent lui aussi « comme un vertige » ; et il réagit dans le sens maximaliste dont il serait logique, sinon inévitable, de penser qu’il sera également la conclusion à laquelle le raisonnable Poutine devra venir.
Cette fois donc, Medvedev n’aurait pas dit tout haut ce que Poutine pense tout bas ; il aurait dit tout haut ce que Poutine devra penser et décider tout bas, – devant l'obstacle nihiliste, passer à l’action pour le franchir.
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