Toute
réflexion sur l'utopie butte inévitablement sur un problème préliminaire
et incontournable, celui de sa définition. Comme cela arrive souvent
dans les sciences humaines, l'ennui consiste non pas dans le manque de
définition mais dans leur trop-plein. En proposer une nouvelle, n'annule
guère celles qui existent d'ores et déjà ; en quelque sorte, nous
sommes condamnés d'accepter le terme utopie avec sa polysémie notoire.
Car le phénomène n'est pas uniquement sémantique ; l'utopie est un
phénomène culturel protéiforme. La polysémie, voire la confusion
terminologique, traduit, à sa manière, les multiples aspects de l'utopie
ainsi que de multiples fonctions que les utopies ont assumées au long
de l'histoire. Quel rôle revient aux utopies dans la vie collective,
dans l'histoire sociale, politique et culturelle ? Quel est leur impact
sur les mentalités, l'imaginaire social en particulier, sur les projets
politiques ? Exercent-elles un rôle déterminant, représentent-elles le
«moteur de l'histoire » (pour reprendre le titre pompeux d'un colloque
sur les utopies) ? Seraient-elles assez puissantes pour accéder au
pouvoir (pour paraphraser le titre d'un ouvrage sur l'histoire de la
ci-devant Union Soviétique) ? Ou représentent-elles uniquement des
textes littéraires, parmi tant d'autres, qui se distinguent par leurs
structures et paradigmes narratifs spécifiques ? L'histoire des utopies
est-elle essentiellement culturelle et sociale (comme le proposait
Mannheim, dans le sillage de Marx et de Lukacs), ou bien serait-elle
surtout une histoire littéraire ? Ou peut-être ces deux approches ne
s'excluent pas mais se complètent ? Certaines époques, autant de
«moments historiques », offrent-elles aux utopies un vaste champ
d'action, tandis que dans d'autres conjonctures leur rôle est beaucoup
plus restreint et leur champ d'action beaucoup plus réduit ? Pour
contourner ces incontournables questions de définition et de
méthodologie, j'ai choisi de prendre comme point de départ un livre de
Roy Lewis, The Extraordinary Reign of King Ludd, traduit en français sous le titre La véritable histoire du dernier roi socialiste.
C'est un récit autobiographique, à la première personne, sorte de
mémoires, du roi George Akbar Ier, dernier roi d'Angleterre et roi des
Indes, né le 4 août 1914 (aucun coup de canon n'a pourtant marqué cette
date, une journée comme les autres !), et qui régna de 1929 à 1949.
Progressivement, nous découvrons l'histoire de l'Europe et du monde
pendant un siècle, de 1848 à 1948, ouvert par une révolution socialiste
et achevé par une contre-révolution libérale.
En effet,
tout se joue en 1848-1849, période charnière marquée par la conjonction
des idées nouvelles et des bouleversements politiques. À cette époque,
la réunion de quatre grands courants de pensée a rendu possible, voire
inévitable, l'instauration de nouvelles institutions sociales. D'abord,
le luddisme, du nom de Ned Ludd, ouvrier qui, à la fin du XVIIIe
siècle, lança des mouvements des artisans, en particulier des drapiers
et des tisserands, contre les machines et leur conséquences : la
paupérisation, le chômage, etc. Deuxième facteur : le socialisme,
réaction contre le capitalisme et le système industriel, imaginé par
Owen, Fourier et John Stuart Mill, comme réforme sociale juste, mettant
fin à l'exploitation de l'homme par l'homme, il trouva sa forme
militante dans le Manifeste communiste de Marx et Engels, tandis
que d'autres formules d'idée socialiste furent avancées par les
mouvements chartistes et coopératifs. Troisième composante : le
romantisme, ses craintes prémonitoires à l'encontre de la science et de
la technologie qui vont séparer l'homme de Dieu et de la nature,
craintes qui s'expriment notamment à travers le renouveau religieux, en
réaction à la Révolution française. De ces mêmes craintes est également
révélateur le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne de Marie Shelley (1817). Finalement, le quatrième facteur : la théorie de l'évolution.
Formulée dans les années 1840 par Darwin, elle a connu une large
diffusion, après la mort prématurée de son auteur, suite à la
publication posthume de ses manuscrits. Les espèces, affirme Darwin,
naissent et évoluent en fonction de leur aptitude à survivre dans des
écosystèmes où les populations croissent toujours plus rapidement que
les réserves alimentaires. Presque aussitôt cette théorie fut jugée
applicable à l'évolution des machines à vapeur et des techniques
nouvelles d'automatisme (Herbert Spencer,Thomas Henry Huxley). Quelques
éminents mathématiciens ont démontré la possible accession des machines à
la faculté de penser, ce qui entraînerait, inévitablement,
l'asservissement des hommes aux machines et à leurs capacités
croissantes. Les hommes, disaient-ils, ont inventé une espèce nouvelle
qui risque de les supplanter. Alors, suite à ces découvertes capitales,
un groupe d'hommes clairvoyants fonda le Mouvement pour le contrôle de
l'évolution mécanique. C'était là une philosophie systématisée, une
vision de l'avenir qu'attendaient les luddistes, les chartistes, les
socialistes et les mouvements coopératifs confier à un trust universel,
composé des meilleurs savants, mathématiciens, etc., la propriété
exclusive, au nom de l'humanité, de toutes les découvertes scientifiques
et innovations technologiques, à charge de ne les mettre en circulation
que lorsqu'elles produisent des emplois et des améliorations des
conditions d'existence, sans entraîner aucun désastre social : ni
chômage ni destruction de l'environnement naturel. Ainsi est née l'idée
de l' Inpatco, International Patent Convention, sur laquelle nous aurons à revenir.
Ces idées
et visions de l'avenir n'auraient pas marqué le cours de l'histoire, si
elles n'étaient pas inscrites dans un contexte révolutionnaire. Mais la
révolution de 1848 n'aurait-elle pas sombré dans l'oubli, comme tant
d'autres révoltes, si les révolutionnaires ne l'avaient parachevée par
des institutions donnant corps aux nouvelles idées et représentations ?
Rappelons rapidement les événements. L'année 1848 s'est ouverte sur une
Europe affamée, déchirée par les contradictions sociales, marquée par un
chômage galopant et par la misère urbaine. En février, éclatent les
premiers troubles Paris s'embrase et l'insurrection populaire fait
tomber la monarchie de Louis-Philippe. Le sort de la révolution restait
pourtant fort incertain ; il se joua en Angleterre. Dirigée par les
chartistes, à Londres, une énorme manifestation populaire pacifique est
réprimée par l'armée ; des femmes et des enfants meurent écrasés. Mais
les vaillants soldats (les Redcoats) refusent de tirer sur le
peuple et retournent leurs armes contre les officiers. Londres est en
flammes, le West End brûle ; les maisons des riches sont saccagées.
L'insurrection se propage dans le pays entier ; les aristocrates
résistent dans leurs châteaux mais, après d'âpres combats, ils sont
vaincus. Victorieux, le peuple anglais vole au secours des
révolutionnaires en France et, ensuite, partout en Europe. La bataille
décisive a lieu en Hongrie, à Vilagos, entre l'armée russe, support de
la contre-révolution, et les armées révolutionnaires coalisées. Une
célèbre charge de la Brigade légère anglaise contre les cosaques de
Paskievitch emporte la victoire. Le tsar abolit le servage et entame des
réformes démocratiques : c'est l'ère de la perestroïka et de la
glasnost. La Pologne retrouve son indépendance ; en Italie, après la
prise de Naples par des volontaires, commandés par Garibaldi, les
Autrichiens se retirent ; une république unifiée est proclamée sous la
double souveraineté de Mazzini et de Pie IX qui s'est hâté de revêtir
les idées libérales de sa jeunesse. Les révolutionnaires allemands, Marx
et Engels en tête, libèrent l'Allemagne, elle aussi réunifiée
(d'ailleurs, la monarchie et les Habsbourg sont conservés). Ainsi, comme
l'avaient prévu Marx et Engels, la révolution prolétarienne et
socialiste triomphe d'abord dans le pays le plus industrialisé et le
plus urbanisé, en Angleterre. Partout, le capitalisme se retire et le
nouvel ordre social s'installe : en Europe, d'abord, et, par la suite,
aussi aux États-Unis (épisode historique assez complexe : conséquence de
l'aide apportée par l'Europe socialiste aux États nordistes qui, sous
la présidence de Lincoln, combattaient les esclavagistes sudistes).
Instaurées
dans la deuxième moitié du XIXe siècle, quelles sont ces nouvelles
institutions politiques et sociales ? Démocratie socialiste et
coopérative, telle est leur caractéristique globale. Pour des raisons
d'opportunité, en particulier afin de conserver des rapports privilégiés
avec l'Inde, sur l'instigation de Disraeli, la monarchie anglaise est
conservée, mais le roi.— pour être plus exact : le camarade roi
— ne dispose plus d'aucune prérogative. Le gouvernement est
représentatif, le suffrage est universel et, en particulier, les femmes
ont le droit de vote et jouissent de tous les droits civiques. Le régime
est laïc, mais la liberté de conscience est assurée et, en particulier,
sont préservés les droits de chacune des trois grandes religions : le
christianisme, l'islam et l'humanisme. Responsable devant le parlement,
le gouvernement a pour chef un premier ministre (vers 1948 c'est un
certain Lloyd-Georges). Malgré les pressions des marxistes, socialistes
fondamentalistes, la propriété privée est conservée. Tout le monde
travaille, et les travailleurs sont organisés et représentés par des
guildes de métier ainsi que par des conseils de coopératives (il existe
un Comité central des coopératives, avec lequel le gouvernement doit
compter et cultive des rapports assez délicats et complexes). Le socle
et le pivot de tout le système socio-économique exerce un contrôle
rigoureux sur le progrès technologique : grâce à l'Inpatco, qui régente
les brevets, la technique n'a guère dépassé le niveau atteint dans les
années cinquante du XIXe siècle. Ainsi, le socialisme en vigueur est
solidaire de la civilisation du charbon, de la fonte et de la machine à
vapeur. Le pays reste essentiellement agricole ; la croissance urbaine
est contrôlée ; l'industrie est artisanale ou coopérative. Roulant à une
quarantaine de kilomètres à l'heure comme au milieu du XIXe siècle, les
trains relient les grandes villes ; il existe aussi de rares voitures à
vapeur, lourdes et peu maniables, roulant à la même vitesse sur des
routes étroites et défoncées. Toutefois, dans les villes, on se déplace à
bicyclette, ou en coche à cheval. Entre les producteurs, entre les
pays, il n'existe aucune concurrence : l'autarcie maximale forme le
principe de base de l'économie, à tous ses niveaux. La vie est heureuse
et harmonieuse ; le système est communément accepté par la population ; à
l'école primaire, le jeune roi, avec tous les enfants, chante
joyeusement, souvent en dansant la ronde, l'hymne Nous allons co-co-coopérer, ainsi que la Marseillaise.
Évidemment, l'existence et le bon fonctionnement de cette société
heureuse tiennent à l'efficacité du contrôle du progrès technologique.
Or, l'International Patent Convention, l'Inpatco, l'assure sans faille.
Comme nous l'avons observé, cet organisme a la propriété exclusive de
tous les brevets d'innovation technique et ne les délivre qu'a condition
que leur mise en application n'entraîne pas de conséquences négatives
sur l'environnement, l'emploi, l'égalité sociale, etc. L'Inpatco est une
institution internationale qui forme un second gouvernement : ses
membres se recrutent parmi les gens les plus talentueux en sciences et
en techniques (on appelle ces élites des Incas). L'Inpatco
dispose de réserves, villes et territoires, dont l'accès est interdit
aux non-Incas, où il réalise et teste les brevets. Ainsi, en 1948,
anniversaire centenaire du Pacte, grâce notamment aux travaux d'un
certain Edison, on y trouve de l'électricité (hors réserves, on en est
toujours à l'éclairage à gaz ou aux lampes à pétrole), des voitures
rapides équipées d'un moteur à essence, même des avions. Or, en ce
mi-vingtième siècle, s'élèvent des voix contestant l'Inpacto et son
monopole. Parmi les contestataires se distinguent, en particulier, des
femmes. Ce socialisme, protestent-elles, est un système qui profite aux
hommes et exploite les femmes. Certes, elles jouissent des droits
civiques. Mais elles sont toujours assujetties à cuisiner avec des
casseroles, salissantes et crasseuses, à récurer sans cesse ; elles
blanchissent le linge à la main, avec du mauvais savon qu'elles
fabriquent elles-mêmes, elles décapent la graisse avec de la pierre
ponce, bref, en plus de leur travail, elles assurent tous les travaux
domestiques les plus pénibles. Or, des rumeurs circulent selon
lesquelles, dans les réserves de l'Inpatco, il existe de meilleurs
savons et de meilleures lessives, des fours électriques, des
réfrigérateurs, des machines qui lavent automatiquement le linge, bref,
des inventions qui soulageraient la vie des femmes, et que les Incas ne
mettent pas en circulation. Cette contestation n'est pas exclusivement
féminine : dans le pays se forme un mouvement clandestin et subversif,
LNF, Laissez-nous faire, qui s'inspire des idées d'un certain
docteur Popek, philosophe viennois. Dans des brûlots qui circulent sous
le manteau, il demande la libération de toutes les nouveautés
techniques, la suppression de l'Inpatco et la liberté pour les
initiatives individuelles.
Arrêtons-nous
là : suivre les péripéties de la révolution libérale pacifique qui a mis
fin à un siècle socialiste, instaurant une société de consommation, de
concurrence et de progrès technologique, nous éloignerait de nos
interrogations initiales.
L'utopie, ou,
si l’on veut, l'anti-utopie, de Roy Lewis abonde en allusion et en clins
d’œil à ses antécédents classiques: Swift (les savants fous et
dominateurs), Orwell (le «parti intérieur»). Elle va nous servir à
dégager quelques particularités et fonctions de l’utopie. Ainsi, dans ce
récit d’une histoire-fiction, l’utopie socialiste s’affirme d’abord
comme critique radicale de la société existante, machiniste,
urbaniste et individualiste, de ses contradictions et effets néfastes,
injustices et malheurs. A partir de cette critique et dans ses
prolongements, l’utopie élabore un projet positif, imagine de
nouvelles institutions politiques et sociales qui remédieraient au mal
et assureraient une vie en commun plus heureuse. L’utopie ne se contente
pas de réformes partielles ; elle avance un projet global de
transformation sociale, impliquant la transformation du système
politique et socio-économique, voire un changement de culture et de
civilisation. Remarquons que dans l'histoire-fiction de Lewis ces mènes
caractéristiques sont communes à la fois à l’utopie socialiste et à
l’utopie libérale, celle qui critique la société collectiviste et promet
une société d’abondance, de consommation, de progrès technique et
d’essor de l'initiative individuelle. Remarquons finalement que dans
cette histoire fictive, les deux utopies, chacune à sa manière, ont tenu
leurs promesses: l’une et l’autre ont réussi à installer un nouvel
ordre social et culturel. Cependant, une fois leurs projets respectifs
mis en pratique, toutes les deux ont des effets pervers, imprévus et
déplorables. La société socialiste assure la paix, préserve
l'environnement et supprime le paupérisme, au prix de son immobilisme et
de son conservatisme. La société libérale apporte le progrès technique
et libère les énergies individuelles, mais au prix de l'inégalité, de la
pollution et d’une concurrence déchaînée. Émancipées de leurs pénibles
labeurs domestiques, les femmes ne passent-elles pas leur temps libre
dans les cabinets cosmétiques et autres salons de beauté ?
Le
pastiche de Lewis offre également un modèle des rapports entre utopie et
histoire. Toute seule, l’utopie n’oriente pas le cours de l'histoire :
en fonction de son contexte, elle répond aux attentes et espoirs
collectifs, ou bien cesse d’y répondre. Toutefois, aucune utopie ne
comporte en elle le scénario historique à la réalisation duquel elle a
éventuellement contribué : aucune utopie ne prévoit son propre destin
historique, son propre avenir. Évidemment, l’histoire contée par Roy
Lewis est une histoire fictive, un jeu intellectuel. D'ailleurs, dans sa
préface, Lewis annonce d'emblée qu'il va raconter une histoire
possible, un scénario élaboré par un gigantesque ordinateur qui, à
partir de données réelles, reconstruit toutes les histoires possibles,
tous les scénarios que l'histoire n'a pas réalisés. Aujourd'hui, à titre
d'hygiène intellectuelle, les historiens eux-mêmes font parfois appel à
des « histoires hypothétiques », remède préventif contre un finalisme
dissimulé sous un déterminisme trop rigide. Ainsi ont-ils imaginé, par
exemple, des scénarios historiques hypothétiques à partir des événements
contingents et pourtant lourds en conséquences : l'invention du chemin
de fer retardée d'un quart de siècle ; le refus du gouvernement anglais
d'entrer en guerre en août 1914 ; la mort de Staline retardée d'une
dizaine d'années, etc. L'histoire comporte toujours sa part d'aléatoire
et d'imprévisible. De toute façon, ce sont autant de jeux intellectuels ;
mais la représentation utopique d'une société imaginaire comporte
également un élément de jeu. À l'imagination sociale, l'utopie offre un
espace ludique et, depuis Thomas More, la fiction utopique est
inséparable de sa fonction ludique sur laquelle nous aurons à
revenir. Toutefois, les rapports entre l'utopie et la politique se
nouent également par le truchement de l'imaginaire : les utopies ont
amplement contribué à la formation de l'imaginaire politique moderne et,
à leur tour, elles s'en sont abondamment nourries. En effet, en
politique, l'utopie « met au jour une relation particulière entre fiction et action
: elle est d'une part projection imaginaire dans l'espace fictif
institué par le texte du récit, d'autre part projet de réalisation qui
tend à passer dans l'expérience historique, projet qui, en même temps,
doit se nourrir de fiction ».
Entre
histoire-fiction et récit utopique s'installe facilement un jeu de
miroirs et de complicité dont Roy Lewis tire magnifiquement profit. Dans
une histoire fictive, les rapports entre les multiples facettes de
l'utopie et les événements imaginés sont indéfiniment modulables, en
quoi consiste précisément l'un des plaisirs de ce jeu intellectuel. Dans
l'histoire réelle, où nous sommes confrontés à des scénarios qui se
sont effectivement réalisés, dégager la part de l'utopie et, en
particulier, l'impact de celle-ci sur la politique, est une affaire
autrement plus complexe et beaucoup moins amusante. Avec regret,
j'abandonne donc le domaine ludique et je passe à une conjoncture
historique réelle, à savoir celle dans laquelle se trouvait l'imaginaire
utopique il y a deux cents ans, à la charnière des XVIIIe et XIXe
siècles. Choix qui s'explique, elle autres, par l'attraction, d'ailleurs
assez mystérieuse, que les dates « rondes » exercent sur notre
imagination. Après un temps de purgatoire, l'utopie ne revient-elle pas
aujourd'hui à la mode en raison de ce nouveau siècle et ce nouveau
millénaire dans lesquels nous entrons ?
En 1800, année qui clôt le XVIIIe siècle, l'utopie offre le paysage d'un champ de ruines.
En 1797,
après un interminable procès, le plus long de toute la décennie
révolutionnaire, Babeuf, condamné à mort, rate son suicide et il est
guillotiné. La « conjuration pour l'égalité » qu'il dirigeait
constituait une tentative désespérée de réunir une nostalgie politique à
un rêve social : une petite minorité militante se proposait de
renverser le régime directorial, de rétablir la dictature
révolutionnaire, à l'instar de celle de l'an II, et d'instaurer une
société égalitaire et collectiviste.
La
conjuration, dont une cinquantaine de membres sont jugés avec Babeuf,
est le produit de la décomposition de la mouvance sans-culotte et du
personnel terroriste de l'an II. La revanche est la grande passion
thermidorienne. Les conjurés se recrutent parmi les victimes de la
revanche thermidorienne qui, après avoir croupi dans les prisons,
brûlent de prendre, à leur tour, leur revanche sur les revanchards. La
Révolution les a d'abord propulsés dans la carrière politique ; elle a
éveillé leur enthousiasme et leur a fait connaître le goût grisant du
pouvoir, pour, par la suite, les exclure et les enfermer dans une
marginalité politique et sociale. Ainsi se sentent-ils trahis : si la
Révolution n'a pas tenu ses promesses initiales, si elle a débouché sur
un régime où une aristocratie des riches et des politiciens a remplacé
les ci-devant nobles, c'est qu'elle a été détournée de ses buts ; c'est
que, au détriment de l'action directe du peuple, l'exigence démocratique
a été réduite au simple déroulement des épisodes électoraux. Il revient
donc aux patriotes avancés de poursuivre la révolution et de l'amener à
bon port. Pour une partie des conjurés, le recours à la terreur se
combina avec un rêve social : la prise du pouvoir ouvrirait au peuple la
voie de l'« égalité réelle » et du « bonheur commun ».
Déjà
avant la Révolution, le jeune Babeuf a été séduit par les écrits sur la
régénération du genre humain et le moyen d'assurer son bonheur. Lors de
son procès, il se réfère constamment au Code de la nature de Morelly (à l'époque, ce texte était attribué à Diderot) ainsi qu'au Discours sur les origines de l'inégalité
de Rousseau. Tout le mal vient de l'inégalité ainsi que de la division
des biens en un «mien » et un «tien ». Une organisation collective de la
société, la suppression de la propriété privée et la distribution
égalitaire de richesses mettraient donc fin à la misère populaire et
amèneraient nécessairement la justice et la félicité publique.
L'expérience de l'année révolutionnaire prouve qu'une telle vie en
commun est praticable puisque, à une échelle jusqu'alors inédite dans
l'histoire, la République a réuni des centaines de milliers de
citoyens-soldats, dont les moyens d'existence et le mode de vie sont
assurés par l'État et qui, tous ensemble, dignes émules de la Nation,
offrent le modèle d'une communauté vertueuse et héroïque.
Le coup d'État du 18 brumaire (9 novembre 1799) sonne le glas de la démocratie et, partant, relègue aux oubliettes l'utopie citoyenne.
Depuis quatre-vingt-neuf l'imaginaire révolutionnaire accorde une place
de choix aux représentations d'une cité nouvelle à construire.
Multiples et diverses, elles réservent une importance particulière à
l'image idéale du « citoyen », figure emblématique à la fois de l'espace
démocratique et du processus révolutionnaire. La Nation régénérée doit
être une communauté de citoyens éclairés, connaissant leurs droits et
leurs devoirs, aptes à faire des choix en matière publique et décidés à
sacrifier leur vie à la patrie. À l'égard d'elle-même, de la génération
présente et des générations futures, la Nation a également le devoir de
former les citoyens, en particulier par l'intermédiaire de son système
d'éducation publique.
Être
citoyen, c'est d'abord être homme libre, jouir pleinement de ses droits
inaliénables, notamment de la sécurité de sa personne et de ses biens
ainsi que de la liberté d'opinion et de parole. Quelles que soient ses
origines, aristocratiques ou démocratiques, tout pouvoir qui porte
atteinte à ces droits est despotique et illégitime. Toutefois la liberté
citoyenne ne se limite pas à la jouissance des droits individuels ;
elle comporte encore d'autres dimensions. Être citoyen, c'est aussi,
voire surtout, faire partie intégrante du peuple souverain et, par
conséquent, participer pleinement à la formation et à l'exercice de sa
volonté. Il est donc du devoir du citoyen de s'engager dans la vie
publique et dans l'action politique ; on est citoyen ensemble, avec
d'autres agissant solidairement afin de promouvoir l'égalité et la
justice sociale. Être citoyen, c'est encore affirmer la Nation
contre ses ennemis, déclarés et dissimulés, et contre leurs complots
néfastes. Multiples et divers, les modèles révolutionnaires du citoyen
ont en commun une valorisation du politique et du civique, de
l'implication de l'individu dans la chose publique. Ils divergent
cependant pour ce qui est des formes de ce civisme, qui connaît ainsi
une version jacobine et une version libérale. L'une insiste sur la
prééminence de l'intérêt public, sur l'identification de l'individu à la
Nation, sur le rôle centralisateur et formateur de l'État, sur
l'enthousiasme révolutionnaire et sur les pratiques militantes ; l'autre
met l'accent sur l'autonomie et les droits fondamentaux de l'individu
ainsi que sur la diversité des opinions, condition de la liberté, sur la
formation de l'opinion publique et le bon fonctionnement des
institutions représentatives, sur la liberté de la presse et sur les
suffrages électoraux.
La forme
la plus complète et la plus rationaliste de l'utopie citoyenne se trouve
certainement dans les écrits politiques et pédagogiques de Condorcet,
en particulier dans son ouvrage posthume publié en 1795, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
La Cité nouvelle est celle de la raison citoyenne, héritière des
progrès des Lumières ; le citoyen est une construction à la fois
politique et culturelle : la démocratie comporte en elle des exigences
culturelles tandis que l'instruction a une vocation pédagogique.
Déjà
pendant les dernières années du Directoire, l'utopie citoyenne a été
fort malmenée : les coups d'État et la fraude électorale non seulement
délégitimaient le pouvoir en place, mais jetaient le discrédit sur les
institutions républicaines elles-mêmes. Après le 18 brumaire, le régime
consulaire demeure formellement une république et, pour un temps, dans
les rapports officiels, le titre de citoyen est de rigueur. Néanmoins,
de plus en plus autoritaire, le nouveau pouvoir n'a guère besoin de
l'utopie citoyenne : c'est un fatras qui ne peut que le gêner. Du
civisme républicain Bonaparte ne garde que le sens de l'État, le seul
élément qu'il juge réutilisable. La Révolution terminée, le pays souffre
d'un déficit d'ordre public et non pas d'activisme politique. Les
acquis de la Révolution se résument au droit de propriété, aux garanties
en matière de sécurité individuelle ainsi qu'a l'égalité devant la loi ;
tout le reste n'est que galimatias et chimère.
Ainsi,
tout se passe comme si, à l'issue de la Révolution, tout un paradigme
utopique, réunissant dans un même discours l'éloge de la modernité, la
volonté de rationalisation de la vie publique et la confiance dans la
perfectibilité de l'homme, avait épuisé ses ressources. Le livre phare
qui ouvre le nouveau siècle n'est pas une utopie niais le Génie du christianisme.
Le Concordat et le retour de l'Église dans la vie publique contribuent,
certainement, au succès retentissant de l’œuvre. Cependant, tout en
exaltant les beautés du christianisme et en affirmant avec force le
retour du religieux, Chateaubriand répond aussi à un autre besoin
profond : il appelle au retour de la tradition. Au-delà de la déchirure
révolutionnaire, il rétablit les continuités ; au temps éclaté de la
tourmente, il oppose la durée ; contre le goût pernicieux de
l'innovation, il exalte les valeurs consacrées par la succession des
siècles ; contre une raison critique et tourmentée, il défend les
certitudes de la foi et le sens intime de l'infini. Les anticipations du
futur sont abstraites, chimériques et stériles ; privé de sa mémoire,
aveugle, l'homme se perd dans sa vie ; fidèle à son passé, un peuple
retrouve ses ressources vitales. Au-delà du XVIIIe siècle, celui de la
modernité sceptique et de Voltaire, le siècle qui s'annonce va renouer
avec le XVIIe, le siècle de Bossuet et de Racine, de la foi et de la
grandeur nationale.
Brossé à
traits trop rapides, ce tableau demanderait à être complété, nuancé et
relativisé. La perception de tout paysage, en particulier d'un paysage
historique et culturel, dépend beaucoup de la position de l'observateur,
de la distance à laquelle il se campe, ainsi que de l'attention qu'il
prête respectivement aux détails et à la vue d'ensemble. Le temps
apporte du recul. Plus on s'éloigne du XVIIIe siècle, moins sa fin se
présente comme une home et plus elle rappelle une passerelle qui réunit
les rivages du temps. La conspiration babouviste marque la réunion de
l'utopie et de l'action révolutionnaire, et, de ce fait, annonce
l'avènement des révolutionnaires, ces acteurs politiques nouveaux qui
allaient peupler le XIXe siècle. Avec le 18 brumaire, la Révolution
n'est guère terminée ; au-delà de l'épisode napoléonien, elle s'impose
comme modèle de changement social, global et radical, tandis que le
républicanisme ne cesse de rechercher ses sources dans l'utopie
citoyenne. L'ombre projetée par des utopies en mines occulte les utopies
qui s'annoncent : en 1797, Saint-Simon publie La lettre d'un habitant de Genève, et, en 1808, Fourier fait paraître sa Théorie des quatre mouvements, livres à peine remarqués sur le moment.
En guise
de conclusion enjambons deux siècles, et risquons quelques
interrogations sur le statut de l'utopie aujourd'hui. Nous manquons,
évidemment, du recul que seul le temps apporte. Comment savoir à quelle
distance réussir la bonne prise de vue ? Comment être assuré que nous ne
prenons pas un gros plan, centré sur un détail, pour une vue
panoramique? La comparaison avec le début du XIXe siècle est certes
séduisante, à condition toutefois d'éviter les anachronismes : entre les
époques, au-delà des analogies apparentes ressortent des différences
essentielles ; à travers les âges, l'identité même de notre objet n'est
guère acquise : son évolution tourmentée ainsi que ses configurations
capricieuses font problème.
Dans le
paysage culturel et idéologique de ce début d'un nouveau siècle se
retrouvent également des ruines des utopies ; toutefois, les débuts de
siècles se succèdent mais ne se ressemblent pas. Dans leur chute, les
régimes totalitaires entraînent également les utopies qui exaltaient
leur avenir, pages les plus noires dans l'histoire séculaire des
utopies... Les utopies fascistes et l'utopie nazie n'ont pas survécu à
la fin de la deuxième guerre mondiale tandis que l'implosion de l'empire
soviétique a sonné le glas de l'utopie communiste. Grand vainqueur de
la guerre froide, le système libéral ne favorise guère l'imagination
utopique. L'idéologie libérale se distingue en effet par sa méfiance à
l'égard du volontarisme politique et de tout projet social global.
Flexibles et pragmatiques, les sociétés libérales se refusent à
planifier leur avenir, leur régime de temporalité valorise très
fortement le présent. À condition de laisser les individus agir
librement, selon leurs intérêts et dans le respect réciproque de leurs
droits, donc dans le cadre de l'État de droit, l'interaction des agents
sociaux, à l'instar de la «main invisible » de l'économie de marché, est
censée assurer la répartition équitable, selon les performances
individuelles, des richesses et des prestiges. Il revient au pouvoir
public de faire respecter les règles du jeu économique, de préserver les
conditions favorables à la reproduction du système et de tâcher de
corriger, le cas échéant, les effets sociaux négatifs de ses
déficiences. Comme la recherche du bonheur, droit individuel
inaliénable, l'avenir est surtout une affaire personnelle. Derrière les
constructions sociales appelées à aménager le futur se cacherait
toujours l'État, l'accroissement de ses interventions et
réglementations, toujours suspect de dérive totalitaire. Autrefois, au
XIXe siècle, cette forte valorisation du présent se mariait à une
certaine idéologie productiviste ainsi qu'à la foi dans le progrès
civilisateur : le travail industriel et l'invention technologique
seraient ainsi créateurs de sens et de valeurs morales positives. D'une
époque à l'autre, les sociétés libres, de plus en plus performantes,
feraient également progresser la civilisation, et, de ce fait, ne
cesseraient de s'améliorer. Aujourd'hui, débarrassé de ce bagage
idéologique, le libéralisme, le plus souvent, s'accommode des prévisions
conjoncturelles à court ou à moyen terme. Au début du XXe siècle, en
1914, « le monde n'était certainement, ni plus juste ni plus humain,
qu'a la fin de ce même siècle. Il l'était peut-être même moins mais il
espérait dans un avenir meilleur, car il avait globalement confiance
dans le Progrès. Aujourd'hui, en dépit des innombrables découvertes
scientifiques et techniques, nous ne croyons plus en ce dernier. » Le
temps où nous vivons souffre d'un singulier déficit d'avenir.
L'essor de la
société de consommation accentue cette dévalorisation du futur. Le
consommateur est incité à profiter le plus largement et le plus
rapidement des biens et des services offerts par le marché : les
campagnes publicitaires aiguisent ses désirs et curiosités, le poussant à
les satisfaire immédiatement, à ne pas remettre à demain ce qu'on peut
acheter aujourd'hui. L'abondance des produits et l'innovation permanente
provoquent la reproduction élargie des besoins, l'effet de la mode rend
rapidement obsolète les modèles anciens tandis que le progrès
technologique crée des besoins inédits. Le consommateur est censé vivre
dans un éternel présent immédiat. Par ailleurs, la révolution
informatique a converti les représentations utopiques ainsi que les
scénarios imaginaires de l'histoire, du passé et de l'avenir, en autant
d'objets de consommation courante. De cette mutation, d'ores et déjà,
l'imagination utopique subit les conséquences. Depuis toujours,
avons-nous signalé, l'utopie a cultivé des liens secrets avec le ludique
et le fantastique. En témoigne, en particulier, le texte paradigmatique
de Thomas More, récit d'un voyage imaginaire et de la découverte d'une
terre inconnue, jeu intellectuel et érudit. Nous avons beaucoup perdu de
la dimension ludique de l'utopie. À ses amis humanistes, Thomas More
offrait en effet un livre divertissant, voire franchement drôle. Il en
est ainsi du déchiffrement de la toponymie utopique : Amaurote, la capitale des Utopiens, serait la Ville-mirage ? le fleuve Anydre, c'est le Fleuve-sans-eau ; le vocable clé du texte, Utopie, désigne à la fois une terre de nulle part et le pays du bonheur.
À leur
tour, la littérature fantastique et la science-fiction cultivent leurs
rapports avec l'utopie. Ainsi, la science-fiction réunit souvent
l'extraordinaire à l'utopique. Les voyages dans le temps et dans
l'espace font découvrir des mondes étranges, voire des civilisations
extraterrestres. Ces sociétés imaginaires disposent de connaissances et
de technologies extraordinaires, et de ce fait, elles affrontent des
défis inédits, en particulier, les conséquences morales et sociales
perverses de l'essor des sciences et des techniques. La révolution
informatique, de son côté, fait basculer les représentations de
l'altérité sociale et les scénarios du futur dans le domaine du jeu et
du virtuel : lors d'un jeu interactif chacun est libre d'aménager, de
construire et de démolir des civilisations et des empires virtuels, de
refaire des batailles anciennes et de livrer des guerres nouvelles. Sur
le marché et sur la Toile, on trouve le tout, le meilleur et le pire,
des jeux qui stérilisent l'imagination sociale et d'autres qui la
stimulent. Pourtant, résorbé dans le virtuel, l'imaginaire utopique se
voit ainsi réduit à ses aspects purement ludiques.
Sur les
rapports entre l'utopie et les conséquences culturelles de la révolution
informatique, une dernière observation. Nous assistons, semble-t-il, à
deux phénomènes simultanés : d'une part, la mondialisation de la
communication et de l'économie et, d'autre part, l'éclatement de
l'utopie en tant que représentation globale, voire totale, de l'altérité
sociale. Le contrecoup de la mondialisation n'est pas une
représentation d'une antimondialisation globale, sorte de réédition
moderne de l'utopie conservatrice et romantique, mais plutôt, la
prolifération des revendications et des utopies partielles : air propre,
agriculture saine, égalité pour telle ou telle catégorie d'exclus ou de
laissés pour compte de la grande mutation, etc. Il suffit, en effet,
d'observer les manifestations contre les effets pervers de la
mondialisation on n'y revendique pas l'Égalité mais des égalités, non pas la Justice mais des justices.
Ces utopies partielles ne fusionnent pas en une représentation globale,
mais se mettent en réseau, plus ou moins passagèrement, en
configuration variable, sans hiérarchie ni ordonnance évidente. Tout se
passe donc comme si l'imagination utopique recherchait pour elle de
nouvelles formes de sa présence dans un monde en mutation. Quel sera
donc l'avenir de l'utopie? À son seuil, aucun siècle ne livre les
secrets de son devenir. Même pas aux utopistes.
Bronislaw BACZKO
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.