On commence par le sort si incertain du prochain ICBM américaniste, pourtant essentiel pour la force nucléaire stratégique de cette puissance. On poursuit par d’autres exemples, couronnées par la somptueuse cerise sur le gâteau du technologisme qu’est le F-35. La question, dont la réponse va de soi, est de savoir si les USA sont capables aujourd’hui d’intégrer le technologisme dans leurs armements. La question (annexe (même réponse) est de se demander bien entendu si cette chute du technologisme n’est pas celle de notre-civilisation.
Le programme LGM-35 ‘Sentinel’, le “nouvel” ICBM (missiles stratégique nucléaire) chargé de remplacer les 400 ‘Minuteman III’ qui sont proches des 60 ans d’existence opérationnelle et forment l’un des trois composants de la triade stratégiques US, est destiné à devenir une vedette de l’actualité catastrophique du Pentagone, – peut-être pour des décennies, si on lui prête vie tout ce temps. Le ‘Sentinel’ est passé pour un examen devant une commission du Congrès formée spécialement pour suivre son développement, et les constats sont évidemment catastrophiques. Mais d’abord, il y a le constat de l’inefficience et l’incapacité du Congrès d’avoir vu venir la catastrophe et de s’en être préoccupée.
« “Nous voulons que le Congrès fasse son travail, mais les faits sont clairs : il n'a pas fait son travail dans le passé et ne semble pas prêt aujourd'hui à tenir le Pentagone pour responsable et à poser les questions difficiles”, a déclaré à la presse en début de semaine le député John Garamendi, coprésident du groupe de travail sur les armes nucléaires et le contrôle des armements. »
Nous avons déjà parlé récemment de la catastrophe-‘Sentinel’ à venir, et même déjà il apparaissait qu’on en resterait longtemps au constat de la catastrophe sans que le programme avance vraiment, – si même il survit. Dieu sait que son importance est considérable puisqu’il concerne la force de combat suprême de la sécurité des Etats-Unis
Comme d’habitude, la catastrophe se décline essentiellement en trois domaines : le prix et les délais, avec en supplément la question des capacités opérationnelles.
• Le prix : l’ensemble (missiles + systèmes de contrôle et rénovation des silos) était programmé à 62,3 $milliards en 2015. Il a été attribué à Northrop Grumman en 2020, pour un budget grimpé à 96 $milliards. Actuellement, il est évalué à 131 $milliards, soit plus du double de l’estimation originale il y a 10 ans.
• Les retards ne sont pas fixés tant le désordre est grand. Pour l’instant, on en est à la “découverte“ de l’absence de chaînes d’approvisionnement et de l’absence de main d’œuvre qualifiée. Rien n’est fait et les problèmes de ce “rien” s’accumulent déjà.
• C’est-à-dire que nous entrons dans le domaine que nous citions en janvier 2024, citant le secrétaire adjoint de l'US Air Force chargé des acquisitions, Andrew Hunter, qui qualifiait de “drôle” un des aspects du programme, avec le mot ‘funny’ (‘comique’) plutôt que ‘phoney’ (‘étrange’), – en d’autres mots, “marrant” parce qu’on ne sait pas où l’on va et qu’on ne sait plus faire...
» “Ce qui est drôle (!) avec les programmes d’une-fois-par-siècle, c’est qu’il y a beaucoup de choses qui n’ont pas été appréciées. C’est comme si nous le faisions pour la première fois... »
Ces conditions rocambolesques ont déjà fait passer le programme bien au-dessus de la limite de la loi Nunn-McCurdy de 1982 qui prévoit qu’un programme certifié qui dépasse de 25% son estimation de départ doit être réexaminé et re-certifié. Nul ne doute qu’Austin, suivant les instructions de la bureaucratie et du complexe industriel, s’exécutera et re-certifiera le programme le 9 juillet prochain malgré un dépassement de plus de 100%. On ne peut se priver d’un programme si ‘funny’, dont personne n’ose avancer la date de mise en service (avant 2050 ? Après 2060 ? Si les États-Unis existent encore...). Quelques solitaires rechignent, on se demande bien pourquoi...
« Le sénateur américain Ed Markey a encouragé le DoD à déclassifier le rapport de 2014 qui concluait qu'il serait moins coûteux de construire de nouveaux ICBM plutôt que de prolonger la durée de vie des systèmes existants. Il a également appelé le Pentagone à présenter une étude déclassifiée des coûts de tous ses programmes de modernisation nucléaire. “Les entrepreneurs du secteur de la défense... remplissent leurs grosses poches d'importants dépassements de coûts aux dépens de nos contribuables”. »
Une chute irrésistible
Ce qu’on dit du ‘Sentinel’, programme pourtant d’une importance majeure pour la sécurité des États-Unis ne peut rien avoir pour nous surprendre. C’est un événement courant, logique, irrésistible dans la longue chute, à la fois décadence et dégénérescence, des capacités militaires américanistes, – tant budgétaires, industrielles et technologiques. En veut-on quelques exemples connexes et complémentaires ?
• Il y a les problèmes rencontrés par l’US Navy qui ne concernent pas que ses porte-avions. En fait, tout nouveau programme est confronté à des questions de coûts, de capacités réellement utilisables et par conséquent d’allongements incessants de délais qui conduisent à disposer d’une flotte de plus en plus réduite en quantité pour une qualité de plus en plus incertaine. (l’US Navy compte actuellement 201 bâtiments de combat et 45 de soutien. Le but que l’administration Reagan faillit atteindre à la fin des années 1980 était la fameuse “600-ships Fleet” du secrétaire à la marine John Lehman, soit une marine d’un peu plus de 550 navires en 1988.) On peut prendre l’exemple de la nouvelle classe de frégates ‘Constellation’
« La marine américaine rencontre de plus en plus de problèmes dans la conception de sa nouvelle force proposée de 20 frégates de classe Constellation. Avant même que la première soit correctement conçue, elle a trois ans de retard et des milliards de dollars de dépassement de budget, selon un rapport du Government Accountability Office (GAO).
« “Les retards dans l'achèvement de la conception du navire ont entraîné des retards de construction de plus en plus importants”, a indiqué le rapport mercredi. “La marine reconnaît que la date de livraison d'avril 2026, fixée dans le contrat lors de l'attribution, est irréalisable. La frégate de tête devrait être livrée 36 mois plus tard que prévu.” »
• Pour compléter l’exemple du ‘Sentinel’ comme nouvel ICBM de la triade stratégique, on se tourne vers le B-21 ‘Raider’, nouveau bombardier remplaçant du B-2 qui est le deuxième composant (avions pilotés) de la même classique triade. Les nouvelles ne nous réservent strictement aucune surprise et malgré les diverses garanties de rapidité, d’efficacité, de vélocité de production. Nous sommes entrés dans un nouveau cycle infernal.
« Avec un prix de plus de 2,1 milliards de dollars par avion, le B-2 détient le record de l'avion le plus cher au monde, avec seulement 21 des 132 B-2 prévus livrés. Northrop Grumman promet que le B-21 ne coûtera “que” 692 millions de dollars par avion, mais si l'on en croit l'expérience du développement de son prédécesseur, – promis à 189 millions pour 132 exemplaires et terminant à 2,1 $milliards [le double selon certaines estimations de l’état-major français] pour 21 exemplaires et des capacités incomplètes, – et la trajectoire générale des nouveaux modèles d'avions américains, il devrait coûter beaucoup, beaucoup plus cher au final.
» L'armée de l'air veut au moins 100 B-21, pour un total de 69,2 milliards de dollars. Mais c'est sans compter les coûts de service, la maintenance et les autres dépenses, qui peuvent grimper jusqu'à des milliers de milliards, comme en témoigne le programme F-35 de Lockheed Martin. »
• En fait, le meilleur bombardier stratégique dont disposent les États-Unis est le vieux B-52 des années 1950. Il reste autour de 70 exemplaires encore utilisables après un nombre considérable de modifications. Une nouvelle version est offerte désormais, complètement rénovée, avec de nouveaux moteurs et des modifications très importantes : le B-52J. Il ne fait aucun doute que la transformation de la flotte actuelle coûtera énormément moins cher que les 100 B-21 qui seront rapidement réduits à 70, puis 50, puis 30 selon l’augmentation des prix, et cela pour la garantie d’efficacité des B-52. Le problème principal est devenu le concepteur de l’offre : le géant Boeing est aujourd’hui hautement suspecté d’incapacité d’une production sûre depuis les déboires de 737 MAX, et divers incidents actuels, – conséquence du passage complet de Boeing sous la coupe de la finance, avec une direction faite de financiers qui ont remplacé les ingénieurs depuis 2010-2015.
Dommage, puisqu’il apparaît que l’industrialisation des technologie était beaucoup plus sûre dans les années 1950 qu’elle ne l’est aujourd’hui.
• Il y a enfin le rappel du F-35, ex-JSF bien sûr, qui “fonctionne” opérationnellement à 29% de disponibilité (si vous avez 5 F-35 dits-opérationnels, un seul l’est effectivement et peut être utilisé pour une mission de guerre soigneusement sélectionnée pour ne pas présenter trop de risques déloyaux). Le programme F-35 est l’image même de la crise du technologisme, fonctionnant comme un énorme entonnoir : s’y entasse une énorme quantité d’argent, de capacités, de puissance, de promesses, de garanties, d’un délire sans fin de la communication, et tout cela se termine par un orifice minuscule qui se bouche au moindre accroc d’un programme qui ne vit que sur une suite sans fin d’accrocs de diverses origines et factures, qui ne cessent d’augmenter à mesure qu’on les résout et selon les résolutions qu’on apporte :
« Le programme F-35 a officiellement débuté le 26 octobre 2001, lorsque Lockheed Martin a reçu le contrat de développement tant convoité. Ce jour-là, il y a plus de 22 ans. Depuis lors, le coût du programme, tout au long de sa durée de vie prévue, s'est élevé à 1.700 milliards de dollars. Ce que le peuple américain a reçu jusqu'à présent en échange de cet énorme engagement financier est un programme d'avions dont moins d'un tiers sont capables de remplir leur rôle de combat, selon de multiples sources gouvernementales : Le principal bureau de test du Pentagone, le Director, Operational Test & Evaluation (DOT&E), a récemment publié son rapport annuel, qui montre que le programme F-35 a un taux de capacité de mission complète pour l'ensemble de la flotte de seulement 30%.
» La version non classifiée du rapport de cette année est plutôt mince. De nombreux détails sur les performances démontrées du F-35 en 2023 sont probablement cachés dans la version classifiée du rapport soumis au Congrès et au secrétaire à la défense. Le directeur des essais a déclaré que les résultats du processus d'essai seront inclus dans le rapport initial d'essai et d'évaluation opérationnels du programme F-35, qui devait être publié avant la fin du mois de mars 2024.
» Un seul détail concernant le taux de disponibilité catastrophique du programme dans la version non classifiée du rapport en dit long sur les piètres performances du F-35. Peu importe en fait le type de capacités éblouissantes que le F-35 pourra un jour mettre en œuvre : Si l'on ne peut pas compter sur l'avion en cas de besoin, toute capacité potentielle est inutile. »
Ces diverses remarques, du particulier au général, pointent toutes vers la même tendance qui est l’accélération de la crise du technologisme. Les conséquences commencent désormais à prendre un caractère monstrueux, notamment pour ce qui concerne la puissance et l’efficacité de la force de frappe stratégique nucléaire des USA. Encore n’est-il pas inclus dans ce schéma général l’impasse où se trouvent actuellement les USA dans le développement des armes hypersoniques dont le rôle stratégique ne peut que s’amplifier.
Cette chute du technologisme accompagne et rythme les divers aspects de la décadence et de la dégénérescence de la civilisation américaniste-occidentaliste. L’ensemble fonctionne parfaitement dans le sens de la chute.
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