13 avril 2024

L’enjeu de la guerre culturelle

Réelle et importante, la guerre culturelle manque pourtant de prise en compte dans la réflexion stratégique. Il s’agit de gagner les cœurs, les âmes et les intelligences, en maniant les symboles, les discours, les narratifs historiques et politiques. La guerre culturelle est partout.

Art et cinéma

À bien des égards, elle précède la guerre militaire et elle permet de la gagner. L’artiste et essayiste Aude de Kerros a démontré, dans plusieurs de ses ouvrages, comment cette guerre était l’un des piliers de la guerre froide et comment URSS et États-Unis avaient mené bataille autour de la culture. Réalisme soviétique pour l’un, art abstrait et conceptuel pour l’autre, à coup de films, de foires artistiques, de galeries, de journaux, d’écrivains, les deux puissances ont mené en profondeur la guerre de la culture. Jean Ferrat et Louis Aragon comptèrent parmi les piliers du soviétisme en France, avec des journalistes, des universitaires puis des artistes maoïstes, qui glorifièrent le Bond en avant et la révolution culturelle. Aux rouges, Pif le chien, aux bleus, Le journal de Mickey. La guerre de la culture débute dès l’enfance.

Le film en fut bien évidemment un axe majeur. Marcel Pagnol, dont on commémore cette année le 50e anniversaire de la mort, fut l’un des premiers à en comprendre les enjeux. Dès la fin des années 1930, il voulut créer près de Marseille, au château de la Buzine, une cité du cinéma afin de concurrencer Hollywood. L’invasion puis l’occupation mirent un terme à ses projets. Après-guerre, il est le premier à tourner un film en couleur en France, en faisant usage d’un procédé français, le Rouxcolor, mis au point par deux chimistes, les frères Roux. La Belle meunière, parue en 1948, avec Tino Rossi dans le rôle-titre, n’eut pas le succès escompté. C’est finalement le procédé américain qui s’imposa, le technicolor, bien aidé, en France, par les accords Blum-Byrnes (1946), qui créèrent des quotas de diffusion pour les films américains.

Discours politiques

La guerre culturelle est de mise aussi dans les discours politiques. En France toujours, le Parti communiste s’est présenté comme le parti des « 100 000 fusiliers », pour faire croire à son action dans la résistance. Outre que ce chiffre est largement gonflé, c’est faire oublier les accords Staline / Hitler de 1939, qui eux permirent la Seconde Guerre mondiale, beaucoup plus que les accords de Munich, ainsi que la collaboration des communistes avec les Allemands, ce qui passa notamment par le sabotage dans les usines et le vol et la transmission de plans.

En Argentine, les communistes ont imposé le chiffre de 30 000 morts et disparus de la répression militaire, là aussi très largement surévalué, comme en Espagne pour les morts attribués aux nationalistes. Avec, là aussi, un effacement complet de la mémoire quant à la complexité de la guerre civile et les massacres de civils commis par les républicains. Le discours politique se fonde et se nourrit de la guerre culturelle. Choix des symboles, des lieux, des mythes, avec le soutien des relais du pouvoir afin de les rendre crédibles et de les imposer. Quand l’État qui impose ses mythes dispose en plus du levier financier pour arroser ses amis et subventionner les structures et les personnes qui se font les relais de la guerre culturelle qu’il impose, alors il a quasiment partie gagnée. C’est ce que comprit très bien Jack Lang, qui joua un rôle essentiel dans la victoire idéologique du mitterrandisme dans les années 1980-1990.

Leviers de puissance

Cette guerre culturelle, la France doit aussi la mener ; elle dispose d’atouts essentiels pour cela. Financer des lycées français dans quelques pays clefs et ciblés, en Asie, Afrique, Amérique latine, permettrait ainsi de former une élite francophone et francophile, disposant de liens affectifs et culturels avec la France. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Les lycées français jouissent certes d’une bonne réputation, mais il y en a trop peu et ils ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils devraient être dans une optique de guerre culturelle. Il faut pouvoir y envoyer, de façon provisoire et en rotation, de très bons professeurs, avec un statut d’expatriés, et maintenir les liens avec les élèves via des formations en France.

Guerre des réseaux

La guerre culturelle passe aujourd’hui par les réseaux utilisés tant par des États que par des initiatives privées : diffusion de films, de nouvelles, d’images, par les canaux Telegram, WhatsApp, YouTube. L’accès facilité à internet permet de toucher des populations de plus en plus larges, mais, comme pour la presse, leur efficacité doit être relativisée. Est-ce que les médias modèlent l’opinion ? Dans une certaine mesure oui, mais on a aussi tendance à ne lire que les médias qui vont dans le sens de notre pensée, créant ainsi un biais cognitif. Les médias doivent plaire, attirer et fidéliser leurs auditeurs, c’est-à-dire créer des contenus qui leur plaisent. La loi de l’offre et de la demande joue à plein. D’une certaine façon, ce sont les lecteurs qui influencent la presse, tout autant que la presse influence les lecteurs. Certains titres ont beau être très largement subventionnés, ils n’arrivent ni à décoller ni à étendre leur base de lectorat. L’étude de la pyramide des âges permet de savoir quels titres de presse auront disparu dans la décennie qui vient.

Penser que le « sentiment anti-français » en Afrique est dû uniquement aux vidéos diffusées par les Russes qui auraient manipulé et trompé la jeunesse africaine est à cet égard une erreur. Ces vidéos se greffent sur un terrain favorable, qui est celui de la lutte contre le colonialisme, et ne font que convaincre et fortifier des personnes qui portent déjà ce qui n’est pas un sentiment, mais une réalité : la haine de la France. Difficile alors de mener une guerre de contre-information, car la population ne sera pas réceptive à ce qu’elle percevra comme de la propagande, qui sera ainsi vue comme justifiant ce qu’elle pense. C’est l’enfermement cognitif qui fait que tout discours de l’adversaire produit pour convaincre sert en réalité à fortifier sa propre pensée. La guerre culturelle se mène sur le temps long, en attaquant la tête et non pas le corps. Par effet de mimétisme et par volonté de ne pas être exclu du groupe, les populations suivent ce qui vient d’en haut. Méthode bien connue des publicitaires qui visent les influenceurs, acteurs de cinéma hier, rappeurs ou jeunes filles aujourd’hui. Une guerre culturelle toujours puissante, qui n’en finit pas de muter et de régler les enjeux de pouvoir et de puissance.

Jean-Baptiste Noé

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