«Tous s’en remettent sur les étrangers pour les décharger de leurs devoirs et de la fatigue de penser, d’imaginer, de vouloir (Journal, Gallimard).»
La désolation de notre vie politique et la disparition de toute volonté nationale tourmente en France une petite minorité de nostalgiques et de souverainistes. Mais cette catastrophe est ancienne : on va le voir avec un vieux maître lui-même maudit.
Le journal de Drieu publié par Gallimard avait fait scandale il y a trente ans, lors de sa parution. C’est Jean Parvulesco qui me l’avait alors recommandé. Il m’avait enchanté. Je l’ai relu récemment avec un intense intérêt tant les préoccupations de Drieu recoupent les nôtres : sensation de décadence terminale, désespoir historique, incapacité de trouver des sauveurs, enfin sinistre impression causée par cette permanente torpeur française – la même que ressent alors Bernanos, un des rares écrivains qu’estime alors Drieu.
En pleine guerre, Drieu observe cette torpeur (si vous voulez de la ferveur, revoyez le Casablanca de Curtiz et ce groupe de figurants chanter la Marseillaise – la fille publique incluse) :
« Cette torpeur qui règne à Paris, qui s’est manifestée à l’occasion du bombardement n° 1. J’avais raison de dire il y a quelques années que les Français étaient devenus un peuple triste, qui n’aimait plus la vie. Ils aiment la pêche à la ligne, l’auto en famille, la cuisine, ce n’est pas la vie. Ils ne sont pas lâches, mais pires; ils sont ternes, mornes, indifférents. Ils souhaitent obscurément d’en finir, mais ne feront rien pour que ça aille plus vite. Cette 9e armée qui s’en va les mains dans les poches, sans fusils, sans officiers. »
Une génération avant Debord, Drieu observe :
«Où aimerais-je aller? Nulle part! Le monde entier est en décadence. Le « Moderne» est une catastrophe planétaire.»
Debord dira lui : «dans un monde unifié on ne peut s’exiler».
Il tape comme Céline sur la peu glorieuse patrie des années trente, celles des joueurs de boule et du front popu, de Mistinguett et des conspirateurs de la cagoule (voyez le docu d’Audiard Vive la France…).
« La France meurt d’avarice, des sentiments et des pensées. Pays de petite ironie, de petit dénigrement, de petite critique, de petit ricanement, pays de petitesse… Tout y a été abaissé : les institutions et même leurs pauvres contraires. Si on a abattu la monarchie on n’a pas élevé le peuple avili l’aristocratie on n’a pas décanté la bourgeoisie, si on a ravalé le clergé on n’a pas défendu les professeurs contre l’insipide vanité et on les a loués dans leur inénarrable vacuité ! »
Il observe sur cette fameuse devise républicaine :
« La fraternité n’a pas remplacé la charité, l’égalité n’a profité qu’à l’argent, quant à la liberté ce ne fut que la basse licence de dire tout de façon que rien ne tirât plus à conséquence. »
Se reconnaissant néanmoins catastrophiste, Drieu ajoute :
«N’importe comment, je sais que ma vie est perdue. La littérature française est finie, de même que toute littérature en général dans le monde, tout art, toute création. L’humanité est vieille et la hâte d’organiser son sommeil dans un système de fourmilière ou de ruche. D’autre part, ma vie individuelle est finie. Finis les femmes, les plaisirs sensuels. »
Le fascisme auquel on le rattache souvent ne trouve pas grâce à ses yeux. Il l’expédie mieux que Julius Evola, Savitri Devi ou Hans Gunther qui en dénoncera le caractère « ochlocratique » quand la bise sera venue…
« J’ai écrit dans Socialisme Fasciste que le fascisme était l’expression de la décadence européenne. Ce n’est pas une restauration. Il n’y a pas de restauration. Consolidation, replâtrage des débris. »
En réalité Drieu voit comme dans son livre sur la France préfacé par Halévy après la Grande Guerre (guerre qu’il n’admire pas plus) que le Français ne veut plus être français. François Furet fera la même observation dans son Passé d’une illusion : le froncé adore « internationaliser » sa vie politique pour compenser son vide. Voyez aujourd’hui avec la Russie, l’Europe, l’Amérique ou Israël.
A l’époque, on a déjà le bloc bourgeois : c’est le camp anglais (De Gaulle parle dans ses Mémoires du vertige qui nous saisit quand l’Angleterre ne décide pas à notre place depuis 1815) ; on a aussi un camp fasciste (Allemagne-Italie) et bien sûr un camp russe.
Sous sa plume peu enjouée cela donne :
« Cet abandon de tout le peuple à la superstition russe est le signe
le plus certain de notre abâtardissement à tous. Quand un peuple n’a
plus de maîtres, il en demande à l’étranger.
Cependant que d’autres Français s’abandonnent à l’attente clandestine de
l’Allemand. Quant à la masse, elle est vouée aux Anglais.
Il n’est plus de Français pour ainsi dire qui pense et qui veuille
français. La velléité française est entièrement partagée entre le parti
du centre ou anglais, le parti allemand d’extrême droite et le parti
russe d’extrême gauche. »
Aujourd’hui on pense et vit américain ou bruxellois…
Enfin il a déjà ceux qui se foutent de tout comme aujourd’hui (Gaza, vaccin, reset, guerres, identité numérique…) :
« Il y a aussi tous ceux qui veulent qu’on leur foute la paix, c’est à dire qu’on les en recouvre comme d’une déjection. »
Drieu insiste sur la grande déception mussolinienne (Benito aurait dû prendre sa retraite bien avant, avant l’Ethiopie peut-être ?) :
« Je croyais aussi que Mussolini avait vendu son âme à Hitler, qu’il était résigné à jouer le brillant second. Mais en tous cas on peut voir qu’à la longue l’Italie use Mussolini (NDLR : AJP Taylor l’exécuta bien…). »
Et de conclure en rêvant à des orgies de sang romaines :
« Comme tout cela est terne et crépusculaire. C’est bien la décadence de l’Europe. Les grandes tueries du temps de Galba et Othon! Les fils d’ouvriers Mussolini, Hitler, Staline ne sont pas bien éblouissants.»
Je reprends sa juste marotte : il n’y a plus de parti français (idem aujourd’hui : on est européen donc, ou russe, ou palestinien ou israélien, ou américain), et ceux qui se réclament du souverainisme font 1% des voix (le RN alias reniement national s’est prudemment rangé des voitures) :
« Il y a toujours un parti russe et un parti allemand et un parti anglais, voire un parti italien.
Le parti anglais est si nombreux et maître des choses depuis si
longtemps qu’il ne se voit pas et qu’on ne le voit guère. On a abandonné
à Londres notre politique étrangère, toutes nos initiatives et toutes
nos volontés et tous nos espoirs.
Le parti russe est fait de bourgeois qui joignent la chimère de Moscou à
la branlante réalité de Londres, et d’ouvriers qui, incapables de faire
la révolution, s’en remettent à Staline pour la leur offrir ou imposer.
Le parti allemand masque d’anticommunisme sa lâcheté. »
Belle observation :
« Tous s’en remettent sur les étrangers pour les décharger de leurs devoirs et de la fatigue de penser, d’imaginer, de vouloir. »
Et la conclusion logique de tout cela :
« Ce parti que nous avons pris de ne pas nous battre au début est la conséquence de ces diverses démissions… De Gaulle parti (n’en faites pas un héros référentiel non plus, Giscard et Pompidou étaient ses ministres) nous avons fait qu’aller de démission en démission. »
D’ailleurs, tout le monde s’en réclamant, du Général, du gauchiste au souverainiste et du mondialiste au communiste, et ce depuis cinquante bonnes années maintenant (je n’ai toujours connu que des gaullistes), on pourra apprécier ce trait ultime de Drieu :
« Le Général de Gaulle est le point final au ridicule national »
Mais n’enfonçons pas de Gaulle et rappelons ce que nous disions ici-même il y a quelques semaines dans notre Debré et le Kali-Yuga français – enfin rappelons plutôt ce que disait le Général à son confident :
« Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge lui-même de son destin. »
Et cette perle ici-bas chue d’un désastre obscur :
«Le Général redit son analyse. Ce qui paraît le frapper le plus c’est le fait que les sociétés elles-mêmes se contestent et qu’elles n’acceptent plus de règles, qu’il s’agisse de l’Eglise, de l’Université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où le monde des affaires permet de gagner de l’argent et d’avoir des revenus. Mais sinon il n’y a plus rien.»
NO COMMENT.
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