24 mars 2024

L'auto-libération sans dieu ni maître

 



La maïeutique du chinois Ma-Tsou tendait à l'obtention de l'éveil par soi-même. Cette expérience, indéfinissable et incommunicable, est l'auto-libération exposée dans le CH'AN primitif et dans le LANKAVATARA SUTRA.

L'Intelligence transcendantale

L'Intelligence transcendantale est l'état intérieur d'auto-réalisation de la Noble Sagesse. Elle est réalisée de façon soudaine et intuitive lorsqu'a lieu le "retournement" au plus profond de la conscience; elle n'entre ni ne sort; elle est comme la lune vue dans l'eau. L'Intelligence transcendantale n'est pas sujette à naissance ni à destruction ; elle n'a rien à voir avec la combinaison ni avec la concordance ; elle est dépourvue d'attachement et d'accumulation ; elle transcende tous les concepts dualistes.

Lorsqu'on considère l'Intelligence transcendantale, il faut garder quatre choses à l'esprit : les mots, les significations, les enseignements et la Noble Sagesse (Arya-prajñâ). Les mots servent à exprimer les significations mais ils dépendent de la discrimination et de la mémoire pour leur cause, et de l'emploi de sons et lettres par lesquels un transfert mutuel de sens est possible. Les mots ne sont que des symboles qui peuvent, et ne peuvent pas, exprimer clairement et pleinement le sens voulu; et, de plus, on peut comprendre les mots de façon très différente de ce qu'entendait dire qui les a prononcés. Les mots ne sont ni différents ni non-différents du sens et ce dernier se trouve dans la même relation par rapport à eux.

Si le sens était différent des mots, il ne pourrait pas être rendu manifeste au moyen de mots; mais le sens est illuminé par les mots de même que les choses le sont par une lampe. Les mots sont juste comme un homme transportant une lampe afin de regarder sa propriété, ce qui lui permet de dire: ceci est ma propriété. De même, au moyen des mots et du discours qui prennent leur origine dans la discrimination, le Bodhisattva peut pénétrer le sens des enseignements des Tathagatas et par le sens il peut entrer dans l'état exalté d'auto-réalisation de la Noble Sagesse, qui est, en lui-même, libre de la discrimination entre les mots. Mais si un homme s'attache au sens littéral des mots et s'accroche solidement à l'illusion que les mots et le sens sont en accord, en particulier pour des choses comme le Nirvâna, qui est non-né et immortel, ou selon les distinctions des Véhicules, des cinq Dharmas, des trois natures propres, il échouera alors à comprendre le vrai sens et s'emmêlera dans les assertions et les réfutations. Tout comme les variétés d'objets qu'on voit et qu'on discrimine dans les rêves et les visions, c'est erronément que l'on discrimine les idées et les postulats et l'erreur va se multipliant.

Les ignorants et les simples d'esprit déclarent que le sens n'est pas différent des mots, que tels que sont les mots, ainsi est le sens. Ils pensent que comme le sens n'a pas de corps propre, il ne peut donc pas être différent des mots et c'est pour cela qu'ils déclarent que le sens est identique aux mots. En ceci ils sont ignorants de la nature des mots, qui sont sujets à la naissance et à la mort, ce qui n'est pas le cas du sens; les mots dépendent des lettres mais pas le sens; le sens est séparé de l'existence et de la non-existence, il n'a pas de substrat, il est non-né. 

Les Tathagatas n'enseignent pas un Dharma qui dépend des lettres. Quiconque enseigne une doctrine qui dépendrait des lettres et des mots n'est qu'un bavard, parce que la Vérité est au-delà des lettres, des mots et des livres. Ceci ne signifie pas que lettres et livres ne disent jamais ce qui est en conformité avec le sens et la vérité, mais que mots et livres sont dépendants des discriminations, alors que le sens et la vérité ne sont pas ; qui plus est, mots et livres sont sujets à l'interprétation des esprits individuels, cependant que le sens et la vérité ne le sont pas. Mais si la Vérité n'est pas exprimée dans les mots et les livres, les écritures qui contiennent le sens de la Vérité disparaîtraient, et sans les écritures il n'y aurait plus de disciples ni de maîtres, ni de Bodhisattvas ni de Bouddhas, et il n'y aurait plus rien à enseigner. Mais il ne faut pas s'attacher aux mots des écritures parce que même les textes canoniques dévient parfois de leur cours direct à cause du fonctionnement imparfaits des esprits sensibles.

Moi-même et d'autres Tathagatas donnons des discours religieux en réponse aux divers besoins et croyances de toutes les sortes d'êtres, afin de les libérer de la dépendance à la fonction pensante du système mental, mais ils ne sont pas donnés pour prendre la place de l'auto-réalisation de la Noble Sagesse. Lorsque il y a admission de ce qu'il n'y a rien au monde qui ne soit une vue de l'esprit lui-même, toutes les discriminations dualistes sont écartés, la vérité de l'absence d'image est comprise, et on constate qu'elle est en conformité avec le sens plutôt qu'avec les mots et les lettres.

Les ignorants et les simples d'esprit étant fascinés par leur imaginations personnelles et leurs raisonnements erronés, ils continuent de danser et de sauter partout, mais sont incapables de comprendre le discours en mots sur la vérité de l'auto-réalisation, et à plus forte raison de comprendre la Vérité elle-même. Agrippés au monde extérieur, ils s'accrochent à l'étude de livres qui ne sont jamais qu'un moyen, et ne savent pas vraiment comment s'assurer de la vérité de l'auto-réalisation, qui est la Vérité non défigurée par les quatre propositions. 

L'auto-réalisation est un état exalté de réalisation intérieure qui transcende toute pensée dualiste et qui est au-dessus du système mental avec sa logique, son raisonnement, ses théories, et ses illustrations. 

Les Tathagatas font des discours aux ignorants, mais soutiennent les Bodhisattvas lorsqu'ils voient l'auto-réalisation de la Noble Sagesse.

Laissons donc chaque disciple faire bien attention à ne pas s'attacher aux mots comme étant en parfaite conformité avec le sens, parce que la Vérité n'est pas dans les lettres. Lorsqu'un homme pointe vers quelque chose ou quelqu'un du bout de son doigt, on pourrait confondre le bout du doigt avec la chose vers laquelle on pointe; de la même manière, les ignorants et les simples d'esprit, comme des enfants, sont incapables, même au jour de leur mort, d'abandonner l'idée que le doigt que sont les mots, soit le sens lui-même. Ils ne peuvent réaliser la Réalité ultime à cause de leur attachement résolu à des mots qui ne se voulaient rien d'autre qu'un doigt pointé. Les mots et leur discrimination nous lient à la triste ronde des naissances dans le monde de naissance-et-mort ; le sens reste seul et est un guide vers le Nirvâna. On arrive au sens grâce à beaucoup d'étude, et on arrive à beaucoup de connaissances en devenant familiers avec le sens et pas avec les mots; c'est pourquoi les chercheurs de vérité s'approchent des sages avec révérence, et évident ceux qui se braquent sur des mots particuliers.

Pour ce qui est des enseignements : 

- il y a des prêtres et des prédicateurs populaires qui s'adonnent aux rituels et aux cérémonies et qui sont habiles dans les diverses incantations et dans les arts de l'éloquence ; il ne faut pas les honorer ni les servir avec révérence, car ce que l'on tire d'eux n'est que de l'excitation émotionnelle et un plaisir mondain ; ce n'est pas le Dharma. De tels prédicateurs, par leur habile manipulation de mots et de phrases, et divers raisonnements et incantations ; qui ne sont que du babillage d'enfant, dans la mesure où on peut faire croire ce qui n'est pas du tout en accord avec la vérité ni à l'unisson avec le sens ; ne font qu'exciter le sentiment et l'émotion, tout en stupéfiant l'esprit. Comme il ne comprend pas lui même le sens des choses, il ne fait que confondre l'esprit de ses auditeurs avec ses vues dualistes. Incapable de comprendre par lui-même qu'il n'y a rien que ce qui est vue de l'esprit, et lui-même attaché à la notion de la nature propre des choses extérieures, et incapable à distinguer un chemin d'un autre, il n'a pas de délivrance à offrir aux autres. Donc ces prêtres et prédicateurs populaires qui sont habiles dans diverses incantations et habiles dans les art de l'éloquence, ne s'étant jamais émancipés eux-mêmes de calamités telles que la naissance, la vieillesse, la maladie, le chagrin, la lamentation, la souffrance et le désespoir, conduisent les ignorants à la confusion au moyen de leurs divers mots, phrases, exemples, et conclusions.

- Ensuite, il y a les philosophes matérialistes. Il ne faut ni leur montrer du respect ni leur rendre service, parce que leur enseignement, quoiqu'ils puissent l'expliquer au moyen de centaines de milliers de mots et de phrases, ne va pas au-delà des préoccupations de ce monde et de ce corps, et à la toute fin, ils mènent à la souffrance. Comme les matérialistes ne reconnaissent pas la vérité qui existe par elle-même, ils sont séparés en de nombreuses écoles, chacune desquelles s'accroche à sa propre façon de raisonner.

Mais il y a ce qui n'appartient pas au matérialisme et qui n'est pas atteint par la connaissance des philosophes qui s'attachent à de fausses-imaginations et à des raisonnements erronés parce qu'ils n'arrivent pas à voir que, fondamentalement, il n'y a pas de réalité dans les objets extérieurs. Lorsqu'on s'aperçoit qu'il n'y a rien au-delà de ce qui est vue de l'esprit lui-même, la discrimination de l'être et du non-être cesse et c'est ainsi que dans le monde extérieur de l'objet de la perception, rien ne reste que la solitude de la Réalité. Ceci n'appartient pas aux philosophes matérialistes, c'est le domaine des Tathagatas. Si ces choses sont imaginées comme des allées et venues du système mental, une disparition et une apparition, une sollicitation, un attachement, une intense affection, une hypothèse philosophique, une théorie, une demeure, un concept sensoriel, une attraction atomique, un organisme, une croissance, la soif, la saisie, ces choses appartiennent au matérialisme, elles ne sont pas de moi. Ce sont des choses qui font l'objet d'intérêts mondains, qu'il faut sentir, manier et goûter; ce sont les choses qui apparaissent dans les éléments qui constituent les agrégats de la personnalité, là où, à cause de la force procréatrice de la luxure, se produisent toutes sortes de désastres: la naissance, le chagrin, la lamentation, la souffrance, le désespoir, la maladie, la vieillesse, la mort. Toutes ces choses concernent des intérêts et des plaisirs mondains ; elles se trouvent sur le chemin des philosophes, qui n'est pas le chemin du Dharma.

Lorsqu'on comprend la vraie absence d'existence propre des choses et des personnes, la discrimination cesse de se soutenir lui-même; le système mental inférieur cesse de fonctionner ; les divers stages du Bodhisattva se suivent l'un l'autre ; Le Bodhisattva peut proférer ses dix vœux inépuisables et recevoir l'onction de tous les bouddhas. Le Bodhisattva devient maître de lui-même et de toutes choses en vertu d'une vie d'effort spontané et d'absence radiante d'effort. Le Dharma, qui est l'Intelligence transcendantale, transcende donc toutes discriminations, tous faux-raisonnements, tous systèmes philosophiques , tout dualisme.

(Lankâvatara Soûtra)

La première traduction française du Soûtra de l'Entrée à Lankâ (Lankâvatâra) qui, avec le Soûtra des Dix Terres (Dashabhûmika) et le Soûtra du Dévoilement du sens profond (Sandhinirmocana), forme l'assise scripturaire de ce qu'il est commode mais inexact d'appeler l'«idéalisme bouddhiste».

Négation pure et simple des Idées - platoniciennes, cartésiennes ou «modernes» -, cet idéalisme singulier n'est pas le contraire du matérialisme car, s'il ramène effectivement l'être au concept et les choses à la pensée, il n'admet pas non plus la réalité ultime de la conscience ni de tout ce qui entre dans les catégories du spirituel : il s'agit plutôt, comme l'ensemble de la philosophie bouddhiste, d'une dénonciation rationnelle des limites et dangers du réalisme naïf qui semble dominer la pensée humaine.

Manuel de réalisation intérieure, le Lankâ décrit la vacuité de la matière, où il ne voit que les représentations, et la vacuité du psychique, lequel peut se ramener à autant d'idées fictives, avant de proposer une méthode contemplative radicale, fondée sur la «nature de bouddha» en tant que «claire lumière naturelle de l'esprit», dont le chan/zen et le tantrisme sont les applications les plus abouties.
 

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