« Il faut se préparer à la guerre de haute intensité », tel est le mantra sans cesse répété depuis plusieurs années, et notamment depuis l’invasion de l’Ukraine. Une idée qui repose sur une typologie classique de la guerre, mais qui n’est pas sans piège.
La notion de « haute intensité » a commencé à apparaitre dans les années 2010, surtout pour des questions de communication politique. Puisqu’en démocratie chaque groupe social doit faire pression sur le Parlement pour récupérer des budgets, l’armée a mis en avant ce concept, qui signifiait en message subliminal qu’il fallait plus de moyens financiers et plus d’investissement dans du matériel lourd. S’il y a guerre de haute intensité, alors il faut un porte-avions, des chars, des Rafales et beaucoup de munitions. Parler de haute intensité était une façon habile de maintenir les budgets, voire de les accroître. À l’époque, l’armée française était surtout engagée au Sahel, dans des opérations définies comme des guerres « asymétriques », qui pour beaucoup signifiaient peu de besoin en matériels lourds.
La rupture de l’Ukraine
La guerre en Ukraine a changé la donne. De concept, la haute intensité est devenue réalité : engagement des hommes, de la nation, morts et blessés en nombre, usure des matériels, nécessité de disposer d’armements lourds et en grande quantité. Ce qui avait été pensé devenait enfin réalité. Et la France découvrait avec stupeur qu’elle n’avait que quelques jours de munitions. Un récent rapport sénatorial, conduit par le sénateur Cédric Perrin, a mis des chiffres sur cette réalité brutale. L’armée ukrainienne tire entre 5 000 et 8 000 obus par jour quand l’armée russe en tire entre 10 000 et 15 000, soit le double. La France ne peut produire que 20 000 obus par an, ce qui correspond à 3-4 jours de consommation ukrainienne. En 2024, la France espère accroître sa production à 3 000 missiles par jour, soit 36 000 par an. C’est 5 jours de guerre côté ukrainien, à peine 2 côté russe. Une goutte d’eau quand il faudrait un Canadair de munitions. La guerre de haute intensité, ce sont des armes et des hommes. Et des destructions et des morts.
Dans une note de l’Ifri (juillet 2023), la haute intensité est définie de cette façon :
« Sur le plan militaire, la haute intensité renvoie d’abord à un type d’engagement déployant un haut niveau d’énergie cinétique dans un espace et une durée limités. À ce facteur énergétique, s’ajoutent le niveau de sophistication technologique des équipements (intensité en capital) et la létalité qui résulte de ces deux éléments. Émerge ainsi une notion de haute intensité capacitaire qui s’articule autour du triptyque énergie-technologie-létalité. »
Haute technologie (donc beaucoup d’argent), haute létalité (donc beaucoup de morts, militaires et civils), haute énergie (donc beaucoup de munitions), tel est le triptyque de la haute intensité.
Le problème est que, passant d’une idée à l’autre, cette guerre est devenue l’alpha et l’oméga de la pensée stratégique, alors qu’elle demeure minoritaire. Il est peu probable que la France se fasse attaquer par ses voisins, Allemagne ou Italie. En revanche, ses intérêts sont menacés en mer Rouge lorsque les Houthis attaquent les bateaux de commerce, dans le canal du Mozambique, lorsque Madagascar revendique la possession d’îles françaises, en Afrique lorsque les Français sont pris à parti, dans le Pacifique, quand la Chine lorgne sur la Nouvelle-Calédonie. Le piège de la haute intensité, c’est de croire que pour faire et gagner une guerre il faut uniquement des armes et des hommes. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante. Le chef d’état-major des Armées (CEMA), le général Thierry Burkhard l’a ainsi exprimé lors de la Conférence navale de Paris (25 janvier 2024) : « L’armée française a beaucoup misé sur la haute technologie. Mais avec le retour des guerres imposées, la question de la soutenabilité d’armes tirées très chère se pose. Il nous faut aussi des armes d’usures moins chères. » On le voit en Ukraine où la Russie a ressorti du matériel soviétique, certes ancien, mais efficace, et où la production d’obus demeure essentielle pour nourrir l’artillerie et ainsi tenir le terrain.
La question de l’ennemi
L’autre piège de la haute intensité est d’occulter la question de l’ennemi. On débat beaucoup en France pour savoir si Poutine va s’arrêter à l’Ukraine où s’il va, ensuite, attaquer également la Pologne et les pays baltes. Un débat qui oscille entre peurs et fantasmes. Si une guerre venait à se déclarer à Taïwan, les morts seraient davantage du côté de Taipei que de Paris. Comme une idée chasse l’autre, on ne parle plus de la menace islamiste, qui occupait pourtant beaucoup les esprits en 2015-2020 et qui n’a nullement disparu. On a évacué, aussi, dans un silence stupéfiant, les embrasements urbains de juin 2023. Comme s’il ne s’était rien passé. Pourtant, aujourd’hui, ce qui menace le plus la cohésion française et ce qui provoque le plus de morts, ce sont les fameuses « attaques au couteau », les « déséquilibrés » et les émeutes urbaines. Le soldat russe peut-être, mais les ennemis de l’intérieur plus surement. Le concept de haute intensité donne parfois l’impression d’être employé pour occulter et évacuer certains problèmes. La guerre qu’Israël mène à Gaza est-elle un conflit de haute intensité ? Pour les habitants de Gaza, surement, pour les Israéliens, c’est moins sûr. La vie a repris en Israël, le pays est de nouveau desservi par des vols commerciaux internationaux, des réservistes reviennent chez eux. Pourtant, la paix n’est pas arrivée, la guerre demeure l’horizon des populations.
La France est engluée dans le tabou de la guerre urbaine et même les attaques du 7 octobre en Israël ne sont plus évoquées, car elles renvoient le reflet de nos propres problèmes que nous ne voulons pas voir. Pour la sécurité des Jeux olympiques, le gouvernement a prévu de s’appuyer sur la police, des entreprises de sécurité et sur l’armée, dont le maintien de l’ordre ne fait pas partie de ses prérogatives. On peut demander à des réservistes de fouiller des sacs et d’orienter les touristes, mais que pourront-ils faire en cas d’attaque sérieuse ? Le droit d’usage de leur arme est très limité. Les militaires en ville sont des soldats techniquement armés mais juridiquement désarmés. Au Brésil, il y a une véritable pensée stratégique de la guerre urbaine, conduite par les militaires et menée dans les favelas. Une guerre urbaine qui est juridiquement encadrée et définie et qui, dans ses moyens, s’apparente parfois à la haute intensité.
L’intensité sahélienne
C’est à tort que l’on a coutume de classer les guerres du Sahel dans la basse intensité. L’armée française dut y mener, avec son allié du Tchad, des combats de haute intensité, notamment en mars 2013 la bataille du massif de Tigharghâr, dans l’Adrar des Ifoghas. Michel Goya les présente comme les combats les plus violents que l’armée française ait eu à mener depuis 1978. Ils ont duré un mois et demi (février-mars 2013), mobilisant 1 500 hommes côté français et autant côté tchadien, avec une coordination sol-air. La France y perdit 3 hommes, le Tchad, une trentaine. L’armée tchadienne était alors commandée en second par Mahamat Idriss Déby, ardent combattant, qui a succédé à son père à la tête du Tchad après la mort au combat de celui-ci. Entre 2004 et 2013, ce sont 90 soldats français qui sont morts en Afghanistan, ce qui est loin d’être négligeable. Ce n’était pas encore la guerre de haute intensité mais cela s’en rapprochait.
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