Le frein à l’endettement de l’Allemagne et les règles budgétaires de l’UE rendront presque impossible pour les pays de l’UE de financer les investissements nécessaires à la décarbonation de leurs économies.
Deux événements distincts survenus au cours des dernières semaines de l’année 2023 ont relancé l’âpre débat sur les règles budgétaires européennes. Le premier a été la décision, en novembre, de la Cour constitutionnelle allemande de nier la légalité constitutionnelle des importantes dépenses hors budget du gouvernement allemand au pouvoir. Le second événement s’est produit en décembre à Bruxelles, où les ministres des finances de l’Union européenne (UE), le 8 décembre, n’ont d’abord pas réussi à trouver un accord sur les nouvelles règles budgétaires, destinées à remplacer les anciennes règles du pacte de stabilité et de croissance (PSC) et du pacte budgétaire de l’UE, puis, le 20 décembre, ont cédé aux pressions allemandes en faveur de règles strictes de réduction de la dette et sont parvenus à un accord. Ces deux événements ont soudain redonné vie à des arguments plus anciens sur les freins à l’endettement et l’assainissement budgétaire, qui semblaient avoir fait long feu ces dernières années. Pourquoi, si près de Noël, le fantôme d’Ebenezer Scrooge a-t-il décidé de réapparaître en Europe ?
Le renouveau inattendu du frein à l’endettement allemand
Le 15 novembre, un arrêt retentissant de la Cour constitutionnelle allemande déclenchait une crise politique qui a duré un mois à Berlin, menaçant de faire dérailler le gouvernement de coalition dirigé par le SPD-Bundeskanzler d’Olaf Scholz. Selon la Cour constitutionnelle allemande, les dépenses extrabudgétaires de 60 milliards d’euros affectées à un fonds pour le climat par le gouvernement Scholz sont illégales, car elles violent la “Schuldenbremse“, c’est-à-dire le frein à l’endettement de l’État qui a été inscrit dans la constitution allemande en 2009. Selon cet article constitutionnel, le déficit budgétaire structurel de l’Allemagne doit être limité à 0,35 % du PIB, ce qui plafonne la dette que le gouvernement fédéral ou les Bundesländer (États fédérés) peuvent émettre au cours d’une année donnée.
Le frein à l’endettement de l’Allemagne avait été officiellement et effectivement suspendu en 2020, en réponse à l’urgence nationale déclenchée par la crise COVID-19, par M. Scholz lui-même, qui était alors ministre des finances de l’Allemagne dans un gouvernement de coalition dirigé par Mme Merkel, et qui avait invoqué la clause d’exception d’urgence autorisant un déficit plus important. Pour atténuer les effets des confinements de la Covid-19, une importante loi de relance a été adoptée en 2020 et un important fonds fantôme (“hors budget“) a été mis en place pour les dépenses liées à l’aide en cas de pandémie qui ne seraient pas prises en compte dans la limite de la dette. En 2021, à la suite du discours Zeitenwende prononcé par le (désormais) premier ministre Scholz, le gouvernement de coalition au pouvoir a autorisé un budget fantôme supplémentaire pour les dépenses militaires (d’une valeur de 100 milliards d’euros) et a réaffecté 60 milliards d’euros de fonds non dépensés du mécanisme de soutien d’urgence en cas de pandémie pour créer un nouveau Fonds pour le climat et la transformation (FCT).
Jetant la prudence budgétaire aux orties et contournant délibérément le carcan fiscal imposé par la Constitution, le gouvernement allemand au pouvoir a entrepris d’élargir l’espace de la politique budgétaire en créant un total de 29 moyens de financement hors budget, tous censés être autorisés en vertu de la clause d’exception d’urgence de la Constitution. Le plus grand et le plus important d’entre eux est le fonds climatique CTF déjà mentionné, car ce fonds est fondamental à la fois pour l’accord de 2021 qui sous-tend la politique de coalition du gouvernement tripartite “feux tricolores” et pour le financement de l’ambitieuse transition climatique et énergétique de l’Allemagne au cours de la décennie à venir.
En bref, le gouvernement allemand a contourné son frein à l’endettement et très probablement aussi le PSC. Pour un observateur non allemand, la duplicité est évidente : alors que le gouvernement allemand actuel n’a aucun scrupule à enregistrer d’importants déficits non contrôlés (hors budget) en dehors de son budget ordinaire, il continue d’insister pour que les autres pays de l’Union européenne suivent à la lettre les règles fiscales du PSC.
Cette hypocrisie vient d’être révélée par le parti d’opposition CDU qui, saisissant l’occasion politique, a contesté la légalité constitutionnelle du réacheminement des fonds d’urgence initialement destinés au COVID pour les utiliser dans la lutte contre le changement climatique. Rappelant à tous la réputation de Wolfgang Schäuble en tant qu’ange gardien de la responsabilité fiscale, la CDU a soutenu que la clause d’exception d’urgence (qui a rendu possible la suspension du frein à l’endettement) ne s’appliquait plus et que, par conséquent, la politique fiscale de l’Allemagne devait revenir au “zéro noir” prescrit par la Constitution.
La Cour constitutionnelle allemande s’est ralliée à cet argument et a ainsi creusé un grand trou dans les finances publiques de l’Allemagne. Pour le budget 2024, le gouvernement dirigé par M. Scholtz a dû trouver 17 milliards d’euros supplémentaires pour combler le trou, et des réductions drastiques des dépenses, y compris dans le domaine des politiques sociales, sont devenues inévitables. Ce n’est pas un hasard : c’est précisément l’objectif d’un frein constitutionnel à la dette : empêcher les déficits budgétaires de se creuser pour des raisons politiques contingentes et les contraindre au contraire à se réduire. En tentant de protéger les finances publiques des influences politiques, ce mécanisme nie le caractère intrinsèquement politique de toute politique budgétaire et dépeint l’austérité comme une pratique comptable neutre et de bon aloi. Ne pouvant ou ne voulant pas modifier la règle, le gouvernement allemand n’a d’autre choix que de mettre en œuvre un cycle d’austérité budgétaire totalement inutile dans une économie allemande déjà en stagnation.
L’arrêt de la Cour a mis en lumière les profondes divergences entre les trois partis de la coalition : le SPD social-démocrate, le FDP libéral très conservateur sur le plan fiscal et le parti des Verts. Le gouvernement a été contraint d’adopter un budget d’urgence pour 2023 et s’est efforcé de parvenir à un accord sur le budget fiscal de 2024. Finalement, le 13 décembre, les partis de la coalition gouvernementale ont accepté de respecter le frein à l’endettement et de réduire le déficit du budget fédéral en diminuant les dépenses de 17 milliards d’euros en 2024. (Le FDP a résisté aux propositions d’augmenter les impôts pour combler le déficit de dépenses, mais des mesures fiscales mineures ont été incluses dans l’accord).
Le Fonds pour le climat et la transformation, d’une importance stratégique, sera réduit de 45 milliards d’euros entre 2024 et 2027. Des milliards d’euros de subventions publiques convenues avec le fabricant américain de puces Intel pour des usines de production de semi-conducteurs prévues à Magdebourg dans l’État de Saxe-Anhalt – considérées comme essentielles à la transition des constructeurs automobiles allemands vers les véhicules électriques – sont maintenant remis en question. De même, Infineon construit une usine de 5 milliards d’euros à Dresde, Bosch investit 250 millions d’euros pour agrandir sa salle blanche de Dresde et le fabricant américain de puces GlobalFoundries en est à sa quatrième année d’expansion de sa capacité de fabrication de plaquettes dans la même ville. Ces trois entreprises misent sur un soutien généreux de l’État et craignent à présent que les subventions promises soient menacées. En outre, les incitations financières à l’achat de voitures électriques seront supprimées plus tôt que prévu ; les subventions pour l’expansion de l’énergie solaire seront réduites, tandis que d’autres programmes de financement, couvrant tout, des maisons économes en énergie à l’installation de pompes à chaleur et d’initiatives collectives d’énergie citoyenne pour l’éolien terrestre, sont suspendus ; tandis que moins d’argent public est consacré à la rénovation urgente du réseau ferroviaire du pays, qui tombe en ruine. L’ensemble de ces mesures d’austérité pourrait bien mettre en péril la transition climatique et énergétique de l’Allemagne.
Le gouvernement Scholtz a promis de continuer à soutenir l’Ukraine, en allouant 8 milliards d’euros à ce pays ravagé par la guerre en 2024. Le plus gros problème de l’Allemagne est qu’elle s’est engagée à augmenter structurellement ses dépenses militaires annuelles pour atteindre la ligne directrice de l’OTAN de 2 % de son PIB, soit environ 80 milliards d’euros par an. Il s’avère que les dépenses de guerre et d’armement ne seront pas affectées par les coupes budgétaires. Le budget gouvernemental de compromis pour 2024 comprend les dépenses militaires les plus élevées de l’histoire de la République fédérale d’Allemagne : 85,5 milliards d’euros, soit 26 % de plus qu’en 2023. Comme l’a indiqué M. Scholz dans sa déclaration gouvernementale, les dépenses militaires servent les intérêts allemands comme grande puissance. Les coûts de la grandeur militaire de l’Allemagne sont répercutés sur les ménages populaires et la classe moyenne, puisque les dépenses sociales sont réduites, que la suppression des subventions sur les tarifs du réseau électrique augmentera les prix de l’électricité et que la taxe sur les émissions de CO2 pour les combustibles fossiles sera augmentée. L’année prochaine, la croissance économique en Allemagne devrait être plus faible et, en raison du sous-investissement chronique dans les infrastructures publiques, l’éducation et la transition écologique, les perspectives de croissance à long terme de l’Allemagne sont également remises en question.
La réactivation du frein à l’endettement a relancé le débat politique et économique en Allemagne et à l’étranger sur l’utilité des règles budgétaires. Alors que certains dirigeants politiques conservateurs allemands ont ouvertement exprimé leur soutien à une réforme intelligente du frein constitutionnel à l’endettement, l’opinion majoritaire en Allemagne continue de considérer qu’une telle réforme est politiquement taboue. Il en résulte un paradoxe : précisément au moment où davantage de fonds publics sont nécessaires pour relever stratégiquement les défis collectifs urgents (notamment l’adaptation aux conséquences du réchauffement climatique, le rattrapage de l’économie numérique mondiale et la résolution de la crise du logement social), les décideurs politiques allemands sont pris d’une nouvelle frénésie d’austérité qui leur fait serrer la ceinture.
Malheureusement, le message clé du mythe de l’austérité – à savoir que ce qui est économiquement rationnel pour un ménage individuel le sera également pour un pays tout entier et pour son gouvernement – est tout simplement erroné, d’un point de vue macroéconomique et également pour le climat, comme l’a suggéré à plusieurs reprises l’analyse économique des Nations Unies. Comme l’affirme Peter Böfinger (2023), le seul remède efficace contre la maladie économique de l’Allemagne est que “la dette publique [soit] déployée comme un moteur de croissance – non pas en réduisant les impôts et les transferts qui les accompagnent, mais en augmentant l’investissement public pour stimuler la demande intérieure ainsi que l’émergence et le déploiement de nouvelles technologies“. Pour que cela soit possible, les Allemands doivent se débarrasser de leur fétichisme du frein à l’endettement.
Réformer les règles fiscales de la zone euro
Le deuxième événement récent qui a ravivé le débat sur les règles budgétaires est le sommet des ministres des finances de l’Union européenne des 7 et 8 décembre 2023 sur les nouvelles règles budgétaires, destinées à remplacer les anciennes règles du PSC, qui stipulent un déficit budgétaire maximal de 3 % et un ratio maximal de la dette publique par rapport au PIB de 60 %. En 2020, l’Union européenne a suspendu ses règles budgétaires pour faire face à la forte augmentation des dépenses publiques provoquée par la pandémie de COVID-19 – au même moment où l’Allemagne suspendait son frein constitutionnel à l’endettement.
Tout le monde s’accorde à dire qu’un retour à un PSC inchangé n’est pas souhaitable car il serait économiquement douloureux pour le grand nombre d’États membres qui enfreignent actuellement les règles budgétaires existantes. Plus précisément, la dette publique moyenne dans la zone euro était de 91 % à la fin du deuxième trimestre 2023 et six États membres (Belgique, France, Grèce, Italie, Portugal et Espagne) ont une dette publique supérieure à 100 % de leur PIB. Dans le même temps, en 2022, le déficit public moyen était de 3,6 % pour les pays de la zone euro, et huit États membres (dont la France, l’Italie et l’Espagne) ont des déficits budgétaires bien supérieurs à 3 %. Un retour à un PSC inchangé signifierait que 14 États membres devraient réduire leurs dépenses ou augmenter leurs impôts pour un montant de 45 milliards d’euros, rien qu’en 2024. Il ne peut en résulter qu’une hausse du chômage, une baisse des salaires et un nouveau sous-financement des services publics. Un autre cycle d’austérité inutile serait un cadeau pour les arguments xénophobes, alors que les prochaines élections européennes sont prévues en juin 2024 (Lynch 2023) : Lorsque les ressources semblent rares, ces arguments suggèrent qu’elles devraient être réservées à la population autochtone “méritante” (quelle qu’en soit la définition) et retirées aux “non méritants” (les migrants). Loin de freiner l’immigration, les politiques qui en découlent ne font qu’intensifier le nivellement par le bas des conditions de travail, en laissant les travailleurs migrants moins protégés et en réduisant encore la demande interne.
On dit qu’un âne intelligent ne trébuche pas deux fois sur la même pierre. Ainsi, même la Commission européenne reconnaît aujourd’hui qu’un retour au PSC non réformé impliquerait un retour à une austérité sévère qui risquerait de répéter les expériences de récession traumatisantes de la crise de la zone euro (2010-2014). Une deuxième raison pour laquelle un retour aux règles du PSC n’est pas souhaitable est que tous les gouvernements membres de l’UE comprennent que le besoin de financement public augmentera en raison des transitions climatique, numérique et énergétique au cours des prochaines décennies.
La Commission européenne elle-même a proposé de modifier les règles en introduisant une période d’ajustement de quatre à sept ans au cours de laquelle les pays dépassant les normes de déficit (3 % du PIB) ou de dette (60 % du PIB) du PSC s’engageraient à mettre en œuvre des réformes politiques “durables” destinées à réduire les déficits et les dettes publiques. Les propositions de réforme de la Commission se sont heurtées à l’opposition ferme du camp favorable à l’austérité, mené par l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche, et des pays (dont la France et l’Italie) qui plaident en faveur d’une plus grande clémence budgétaire. Leurs désaccords portent sur le rythme minimum de réduction du déficit et de la dette publique et sur l’inclusion ou l’exclusion des dépenses publiques stratégiques, y compris les investissements verts et numériques (Italie) et/ou les dépenses publiques liées à la défense (France), dans le calcul d’un déficit budgétaire “excessif“.
Le 20 décembre, après des négociations marathon, les 27 ministres des finances de l’UE sont parvenus à un accord sur une réforme des règles budgétaires qui établira un rythme de réduction de la dette et du déficit un peu plus souple qu’auparavant, mais qui, d’un point de vue financier, restera dans les limites de dépenses strictes exigées par le camp de l’austérité. L’accord prévoit que les pays membres ayant des “dettes publiques excessives” disposeront de plus de temps – entre 4 et 7 ans – qu’auparavant pour mettre leurs dettes sur une trajectoire descendante et qu’ils bénéficieront d’une plus grande indépendance dans l’élaboration des plans définissant leurs objectifs budgétaires, tandis que l’exigence antérieure de réduire les dettes excessives de 5 % par an a été abandonnée.
Toutefois, les deux principales exigences budgétaires – un ratio dette/PIB de 60 % et une limite de déficit annuel de 3 % – sont restées en place et, à la demande du camp favorable à l’austérité, l’accord contient des garanties et des sanctions supplémentaires pour faire respecter la réduction de la dette. Plus précisément, pour s’assurer que les États membres respectent les règles budgétaires, la Commission européenne élaborera des plans de dépenses nationaux dans lesquels les pays dont le ratio d’endettement est supérieur à 90 % du PIB devront réduire leur dette excédentaire d’un point de pourcentage par an pendant toute la durée de leur plan de dépenses national. Cet objectif est réduit de moitié pour les pays dont le taux d’endettement est supérieur à 60 % mais inférieur à 90 % du PIB. Des objectifs budgétaires supplémentaires seront imposés aux pays dont le déficit est supérieur à 3 % et dont le ratio dette/PIB est supérieur à 60 %. Les sanctions sont renforcées dans le cadre de l’accord, qui stipule que les pays qui ne respectent pas les objectifs de leur plan de dépenses font l’objet d’une procédure dite de déficit excessif, qui les oblige à réduire leurs dépenses de 0,5 % du PIB par an. La Commission européenne devrait sanctionner huit ou neuf pays (dont la France et l’Italie) avec son mécanisme de sanctions au printemps 2024.
Une concession de dernière minute obtenue par la France et l’Italie garantit que les pays soumis à une telle procédure seront en mesure d’escompter les coûts d’intérêt de la dette au cours de la période 2025-2027, ce qui réduira effectivement les réductions de dépenses requises. Cependant, dans une victoire clé pour Berlin, l’accord récent exige également que les gouvernements de l’UE maintiennent leurs déficits (structurels) annuels à environ 1,5 % du PIB, sans doute pour donner aux pays une certaine marge de manœuvre pour augmenter les dépenses afin de faire face à une crise imprévue sans enfreindre la norme de déficit public de 3 %.
Il est évident que le PSC réformé ne tourne pas la page de l’austérité. C’est plutôt le contraire qui est vrai : la notion de “règles budgétaires” n’a rien perdu de son attrait pour les décideurs politiques à Bruxelles et les nouvelles règles sont encore plus axées sur l’austérité (puisqu’elles exigent des États membres soumis à la procédure de réduction de la dette qu’ils s’efforcent de ramener leur déficit à 1,5 % du PIB en limitant chaque année leurs dépenses), ce qui est à notre avis regrettable.
L'”économie vaudou” du frein à l’endettement et des règles budgétaires
Précisons d’emblée que, du point de vue de la théorie économique, rien ne justifie le caractère sacré du frein constitutionnel à l’endettement de l’Allemagne ou des règles budgétaires supranationales de l’UE. Dès le début du traité de Maastricht, les économistes ont mis en garde contre l’inclusion et l’utilisation de limites budgétaires, formulant une critique précoce des règles budgétaires du PSC et de leur biais contractionniste inhérent. Sur la base d’une analyse limpide, Luigi Pasinetti (1998, p. 112) a averti que le PSC “empêche les politiques expansionnistes en période de récession et de chômage de masse [….] et […], en plus de cela, il impose de lourdes amendes. Je ne vois pas comment tout cela pourrait symboliser quoi que ce soit. C’est tout simplement insensé“. Alain Parguez, tout aussi clair et critique, affirmait déjà dans les années 1990 que le véritable objectif des règles budgétaires de l’UE était de lier les mains des États nationaux en leur imposant l’impossibilité de s’engager dans des dépenses déficitaires, les forçant ainsi à mettre en œuvre une austérité quasi-permanente.
De nombreux économistes de renom sont d’accord. Buiter, Corsetti, Roubini, Repullo et Frankel (1993), par exemple, ont conclu que “les critères de convergence fiscale conçus pour éliminer ou prévenir les “déficits excessifs” sont mal motivés, mal conçus et susceptibles d’entraîner des difficultés inutiles s’ils sont appliqués mécaniquement. Le critère de la dette, en particulier, causerait des souffrances évitables. Il n’y a aucune raison de limiter le ratio dette/PIB à une valeur numérique spécifique et, à plus forte raison, aucune raison de fixer une limite identique pour [de nombreux] pays hétérogènes” (Buiter et al. 1993, p. 87). Le prix économique de la déflation fiscale et de la réduction permanente de la flexibilité fiscale, qui font partie intégrante du PSC et sont payés par les États membres de l’UE, pourrait bien être insupportable – ce qui était également l’argument de Joseph Stiglitz (2016).
L’idée selon laquelle la taille relative de la dette publique est en quelque sorte liée à la croissance économique a été discréditée depuis longtemps (voir la méta-analyse utile basée sur 47 études primaires de Philip Heimberger 2022). Il est clair que ce point est bien compris, même par les décideurs macroéconomiques allemands qui, après tout, ont été pris en flagrant délit de tentative d’alimenter la croissance et la résilience (climatique et énergétique) de l’Allemagne par des investissements publics, financés par des véhicules de financement hors budget occultes. Bien entendu, les États membres de l’UE les plus endettés se trouvent dans une situation similaire et ressentent le même besoin d’augmenter les dépenses publiques dans des domaines essentiels au développement futur, à la compétitivité et à la résilience de leurs économies.
L’austérité et les règles budgétaires strictes restreignent inutilement la marge de manœuvre budgétaire, que l’État pourrait utiliser pour aider l’économie à répondre aux exigences de l’ère numérique et zéro carbone à venir. C’est un secret de notoriété publique que l’austérité (injustifiée) a paralysé l’économie de la zone euro – en particulier les pays du sud de l’Europe – comme le montrent des articles récents publiés sur le site Internet de l’INET : Storm (2019) sur l’Italie ; Stirati (2020) sur l’Italie et ailleurs ; Girardi, Paternesi Meloni et Stirati (2017) ; Toporowski (2023) sur la Pologne ; et Roncaglia (2023). Surtout, l’austérité a également paralysé les pays du camp pro-austérité, comme l’a soutenu Storm (2023) pour les Pays-Bas ; et par Bofinger (2023) qui découvre la véritable maladie économique de l’Allemagne.
Une littérature tout aussi abondante a précisé qu’une expansion budgétaire, axée sur les investissements publics axés sur l’innovation technologique verte et la création d’emplois, y compris dans les secteurs liés aux soins de santé et à l’éducation, est nécessaire pour surmonter la stagnation de l’économie européenne (Bloomfield 2022 ; Archibugi 2023). Cette littérature souligne une incohérence croissante dans l’élaboration des politiques européennes. D’un côté, les pays de l’UE doivent être plus ambitieux et plus audacieux en matière d’action climatique, de transition énergétique et d’économie numérique, mais d’un autre côté, ces mêmes pays doivent travailler dans le cadre d’un carcan budgétaire irréalisable et fondamentalement biaisé en faveur de l’austérité. Dans ce contexte, il convient de noter que la politique macroéconomique déflationniste de l’UE (et imposée à ses États membres) a également permis une hausse historique des parts de profit. Sans surprise, même si plusieurs sources institutionnelles de l’UE ont déploré une crise de compétitivité, aucune n’a mis en avant la preuve critique qu’une répartition plus équitable des revenus, obtenue grâce à la création d’emplois et à la fourniture de services publics bon marché, est une composante essentielle d’un chemin de croissance stable avec une productivité accrue. (Storm 2017 ; Taylor et Omer 2018 ; Capaldo et Omer 2021).
Dans l’ensemble, il est clair que les règles budgétaires, qui ne reposent pas sur une justification économique convaincante, jouent un rôle avant tout politique, car elles sont utilisées pour dissimuler une fausse précision statistique sur tout mélange de pressions et d’intérêts croisés (Costantini 2017) (Costantini 2018). Le véritable problème concernant la politique budgétaire est donc politique. La résistance de l’électorat allemand à l’idée qu’il devra être tenu financièrement responsable des dépenses excessives d’un autre pays est proverbiale. Cette inquiétude est compréhensible puisque les électeurs et les décideurs allemands n’ont aucun contrôle politique réel sur l’utilisation des ressources en dehors de leurs frontières. Mais qu’est-ce qui leur donne le droit d’empêcher les dépenses des autres pays, surtout s’il n’existe aucune logique économique qui devrait justifier une telle limitation ? Comme toujours, les négociations au sein de l’UE ne parviennent pas à proposer une solution à cette impasse.
En fin de compte, le véritable problème semble donc être celui de la légitimité démocratique et de la représentation politique au sein de l’UE, dont l’absence empêche une discussion sur les objectifs économiques et sociaux à atteindre collectivement. Le déficit démocratique pousse les gouvernements et les électeurs à adopter des positions économiquement inefficaces et politiquement non viables qui ont, depuis le Traité de Maastricht, systématiquement produit une croissance lente (à l’exception de brèves poussées d’expansion tirées par les exportations ou le crédit dans certains domaines), une augmentation des inégalités, et la détérioration de la santé des populations et de l’environnement.
L’impact de cet espace politique réduit a dominé la couleur politique des gouvernements, quel que soit leur mandat électoral (Costantini 2015 ; Storm 2023 ; Toporowski 2023 ; Lynch 2023). Les « règles » apparemment technocratiques ont contribué à dépolitiser les débats politiques sur des questions critiques et stratégiques, en inscrivant la règle TINA (There Is No Alternative) dans l’ADN de tous les partis politiques dominants. Les règles budgétaires de l’UE ont placé d’importantes questions sociales et économiques en dehors de la contestation politique, niant ainsi le rôle central fondamental de la politique dans la réalisation de nos objectifs collectifs. L’implication est que nous, en tant qu’Européens, ne disposons pas d’un espace efficace pour discuter et débattre des priorités politiques, sociales et environnementales auxquelles nos budgets publics devraient répondre avec tout le pouvoir illimité que nous confère la force de nos économies. Après tout, l’UE reste l’une des économies les plus grandes et les plus riches du monde. Au lieu de cela, la politique européenne a été malheureusement réduite à de mesquines négociations et récriminations, sans aucune implication politique directe, si ce n’est celle de donner du pouvoir à une bureaucratie complaisante et incompétente à Bruxelles.
Conclusions
Esther Lynch (2023), présidente de la Confédération européenne des syndicats (CES), a raison de mettre en garde contre les graves conséquences sociales et économiques d’un échec d’une réforme progressive des règles budgétaires du PSC et d’un retour aux politiques d’austérité traumatisantes. La situation est désastreuse et pas seulement pour les Européens. N’oublions pas que les conséquences mondiales du ralentissement de l’Union européenne ont été estimées plus tôt cette année comme étant au moins deux fois plus importantes que celles du ralentissement économique très discuté de la Chine, et qu’elles risquent désormais de s’aggraver (UNCTAD 2023).
Il ne serait pas surprenant que le cycle d’austérité totalement inutile dans une économie allemande déjà « malade » (Bofinger 2023) renforce une « boucle catastrophique » de stagnation économique et une méfiance accrue à l’égard du système politique. De même, davantage d’austérité en France, qui devrait lever environ 30 milliards d’euros par an pour atteindre les objectifs budgétaires du PSC, accentuerait encore davantage la polarisation politique.
Le frein à l’endettement et les règles budgétaires rendront pratiquement impossible pour les pays de l’UE de financer les investissements nécessaires pour décarboner leurs économies et respecter leurs engagements climatiques dans le cadre de l’Accord de Paris. Pire encore, il sera impossible de le faire d’une manière socialement acceptable, c’est-à-dire de telle sorte que les épaules les plus solides supportent le plus gros fardeau de la transition climatique et énergétique, tandis que les groupes vulnérables sont protégés des coûts de la transition. L’incapacité à parvenir à un partage juste et acceptable de ces fardeaux réduira le soutien populaire à ces politiques environnementales, renforçant les discours selon lesquels le réchauffement climatique n’est qu’un canular propagé par les élites pour supprimer la « vox populi » et à imposer une « éco-dictature », un autre point chaud des guerres culturelles actuelles.
La seule façon de sortir de ce scénario cauchemardesque est de changer la nature du débat économique et politique et d’initier un processus conduisant à une repolitisation et à une démocratisation permanente de la politique budgétaire de l’UE. Nous ne parlons pas ici de la possibilité de modifier légèrement des règles techniques par ailleurs dépolitisées régissant la politique budgétaire, toujours soumises à des négociations et à des interprétations à huis clos, puis utilisées pour sauvegarder des intérêts puissants (Costantini 2017 ; Costantini 2018). Ce que nous voulons dire, c’est qu’il est temps d’abandonner le frein constitutionnel à l’endettement et d’abandonner les règles budgétaires de l’UE, afin d’ouvrir un espace de délibération et de discussion politiques significatives sur les défis à court et à long terme auxquels sont confrontés tous les citoyens (électeurs) dans l’UE. Tout ce qui ne répond pas à ces critères doit être considéré comme un échec.
Ebenezer Scrooge, le « vieux pécheur qui serre, déchire, saisit, gratte, agrippe », se rachète d’une vie d’égoïsme avare en se repentant de ses actions passées après avoir vu des scènes de sa jeune vie, de sa vie actuelle et de sa vie future, grâce à trois fantômes qui lui rendent visite la veille de Noël. Alors que 2023 devient 2024, la question est de savoir si l’Europe peut se libérer des graves erreurs de sa réflexion économique et de son élaboration politique et enfin enterrer les idées trompeuses et dangereuses concernant la politique budgétaire et le frein à l’endettement.
Orsola Costantini est chargée des affaires économiques à CNUCED et Servaas Storm, maître de conférences en économie à l’Université de technologie de Delft.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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