22 janvier 2024

Emmanuel Todd : « La défaite de l’Otan sera une victoire pour l’Europe »

Emmanuel Todd. ABACA / © Renaud Khanh

La défaite américano-ukrainienne ouvrira la voie à un rapprochement de l’Allemagne avec la Russie, prédit l’anthropologue Emmanuel Todd dans son livre choc « La Défaite de l’Occident » (Gallimard).

Le JDD : Alors que vous annoncez la défaite de l’Occident, en Ukraine la population est usée par le conflit, les pays alliés commencent à débattre de leur financement… La victoire de la Russie est-elle assurée ?

Emmanuel Todd. Les Américains sont tombés dans un piège en Ukraine. Ils ont créé, depuis 2005, et avec la participation des Européens en 2014, les conditions d’une montée en puissance du nationalisme ukrainien. Celui-ci a semblé donner des signes de vitalité suffisants pour mettre la Russie en échec militairement. Mais la réalité est que les États-Unis n’avaient pas les moyens matériels de nourrir cette guerre. Pourquoi ? D’abord, parce que la globalisation a dépouillé l’Amérique de sa capacité de production industrielle. Les Américains se trouvent déjà dans une situation où ils ne peuvent pas tenir leurs engagements de fourniture d’armes vis-à-vis de l’Ukraine, et ce tout à fait indépendamment de ce qui se décide au Congrès, puisque si celui-ci peut voter l’envoi de dollars, ce n’est pas avec des dollars qu’on fait la guerre mais avec des armes.​​

Sous cette incapacité à produire des armes, il y a un effondrement éducatif et culturel, une incapacité à produire suffisamment d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés. C’est la raison pour laquelle les Américains veulent désormais faire construire en Allemagne, où il y a encore des ingénieurs et des ouvriers, des missiles Patriot.

Plus en profondeur encore, la cause de la défaite de l’Otan, c’est l’effondrement de la moralité et de la capacité d’action collective venues du protestantisme anglo-américain. J’avais déjà souligné dans des ouvrages précédents le passage du stade actif au stade zombie de la religion, stade où les valeurs survivent à la croyance. Nous avons atteint un stade zéro, caractérisé par la disparition des valeurs elles-mêmes, individuelles et sociales, et donc de la capacité d’action collective. En statisticien, je mesure l’atteinte de cet état zéro par la disparition du baptême, un essor massif de l’incinération, et surtout l’instauration du mariage pour tous, qui nous donne pour chaque pays, en quelque sorte, une date d’arrivée à l’état zéro de la religion. Aucune prise de parti nostalgique ici. Je parle en historien.​

Cette défaite est-elle également inéluctable pour l’Europe ?

L’Europe se trouve engagée dans une guerre contraire à ses intérêts, autodestructrice, alors que depuis trente ans au moins, ses promoteurs nous vendaient une Union toujours plus approfondie qui, grâce à l’euro, allait devenir une puissance autonome, contrepoids aux géants que sont la Chine et les États-Unis. Au moment de l’effondrement du communisme, l’Europe se portait mieux que les États-Unis. Puis, elle a signé le traité de Maastricht, mis en place une monnaie unique qui ne fonctionne pas, abouti à la destruction de son industrie, excepté en Allemagne. Ce système s’est étendu vers l’est. Avec la guerre, l’Union européenne a disparu derrière l’Otan, plus soumise aux États-Unis qu’elle ne l’avait jamais été. L’axe Berlin-Paris a été supplanté par un axe Londres-Varsovie-Kiev piloté de Washington, renforcé par les pays scandinaves et baltes devenus des satellites directs de la Maison-Blanche ou du Pentagone. C’est paradoxal, mais j’affirme que la défaite de l’Otan sera une victoire pour l’Europe qui retrouvera alors une chance d’exister.

Vous qualifiez le soutien des Occidentaux à l’Ukraine de « moralement douteux ». C’est pourtant Poutine qui envahit l’Ukraine le 24 février 2022…

Et je donne les raisons tout de suite. D’abord, s’il y a effectivement beaucoup de gens qu’on peut définir comme ethniquement ukrainiens et qui sont russophones, cela ne s’applique ni à la Crimée ni au Donbass. Dans ces territoires, la population se pense russe. La volonté de reconquête des Ukrainiens, appuyée par les Occidentaux, est moralement douteuse parce qu’elle vise à remettre sous tutelle étrangère des populations russes. Certes, des frontières ont été bousculées, mais ces frontières étaient héritées de l’Union soviétique. La sacralisation par les Occidentaux des frontières internes de l’URSS, établies par le communisme, est fondamentalement grotesque.

Deuxième dimension du doute sur notre moralité : nous faisons une guerre par procuration. Nous fournissons des armes, en quantités insuffisantes, et nous envoyons à la mort les soldats ukrainiens. J’ai peur que le nombre des victimes militaires ukrainiennes apparaisse finalement très supérieur à tout ce que l’on imagine. La façon dont Américains et Britanniques ont exigé de Kiev la contre-offensive meurtrière de l’été restera comme une tache morale sur l’Occident. Elle nous a d’ailleurs révélé l’incompétence des militaires du Pentagone qui en avaient supervisé les plans. Avec cet a priori tragi-comique que l’armée russe n’était qu’une autre armée irakienne à combattre.

Un troisième élément de doute sur notre moralité résulte de la prétention du camp occidental à représenter la démocratie. Mais nous sommes désormais des oligarchies libérales plutôt que des démocraties libérales. Dans notre monde, la liberté de s’exprimer existe. Ce qui est très bien, et j’en profite. Mais c’est un monde où, même selon les politologues les plus craintifs, la population ordinaire n’est plus représentée par aucune fraction des élites et n’arrive plus à se faire entendre dans le système politique. Si les représentants refusent de représenter l’ensemble de la population, on n’est plus en démocratie.

Est-il pour autant juste de qualifier la Russie de « démocratie autoritaire » ?

Quand on parle de la guerre, il y a des automatismes sémantiques. D’un côté, il y aurait le camp des démocraties libérales contre, de l’autre, celui de l’autocratie, du néo-stalinisme, du néo-tsarisme, du poutinisme. Ces mots sont vides de sens, je viens de le montrer pour la démocratie libérale. Faisons de même pour le concept applicable à la Russie, changeons toute notre terminologie.

Tout le monde est d’accord pour dire que les Russes soutiennent Poutine dans une écrasante majorité. Je ne suis pas dupe : les élections sont contrôlées. Mais l’adhésion de la population est véritable. Toutefois, contrairement à ce qui définit une démocratie libérale, les minorités ne sont pas protégées. C’est pourquoi j’ajoute le qualificatif autoritaire. Ce qualificatif pèse aussi lourd dans mon esprit que celui de démocratie : la Russie est une démocratie qui ne respecte pas ses minorités. Cela étant dit, je n’attribue cet autoritarisme ni au machiavélisme ni à la volonté d’un homme. En tant qu’anthropologue, je le renvoie à un tempérament national, communautaire, qui vient des structures familiales russes anciennes. Nous obtenons l’affrontement de la démocratie autoritaire russe et des oligarchies libérales occidentales, une opposition qui fonctionne très bien intellectuellement. Je suis sûr que Thucydide, le père de la science historique, qui avait identifié un affrontement des démocraties et des oligarchies durant la guerre du Péloponnèse, verrait en moi un bon élève.

Vous expliquez que le noyau dur de l’Occident regroupe l’Angleterre, les États-Unis et la France. Pourquoi en exclure l’Allemagne ? Et la rapprocher de la Russie ?

L’Allemagne luthérienne a été au cœur du développement de l’Occident, mais elle n’a en rien contribué au développement du libéralisme, on l’admettra. Elle est comme la Russie, de tempérament autoritaire. Je suis convaincu que les efforts des États-Unis pour séparer l’Allemagne de la Russie – l’une de leurs obsessions stratégiques depuis 2004 – finiront par échouer. Sur la carte de l’Europe, deux puissances majeures sautent aux yeux, l’Allemagne et la Russie. Leur commune fécondité de 1,5 enfant par femme les apaise et les rapproche. Elles ne peuvent plus se faire la guerre ; leurs spécialisations économiques les désignent comme complémentaires. En témoignent Nord Stream 1 ou 2. Tôt ou tard, elles collaboreront. La défaite américano-ukrainienne ouvrira la voie à leur rapprochement. Les États-Unis ne pourront indéfiniment endiguer la force, pour ainsi dire gravitationnelle, qui attire réciproquement l’Allemagne et la Russie.

Comment peut-on imaginer la recomposition du monde en cas de défaite de l’Occident ?

L’identité américaine était fondée sur la poursuite du bonheur. L’état zéro du protestantisme fait plonger les États-Unis dans un trou noir, le nihilisme. Si nous voulons anticiper les choix stratégiques de l’Amérique, nous devons donc, de toute urgence, abandonner l’axiome de rationalité.​

Il y a deux possibilités : soit les États-Unis finissent par se retirer des pays du monde qu’ils administrent et exploitent (nous, par exemple, l’Europe) et l’on découvre avec surprise que le soleil se lève sur un monde apaisé. Ou bien le nihilisme américain nous entraîne dans des aventures de plus en plus violentes et dangereuses. Et alors là, tous aux abris !​

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