02 décembre 2023

Comment le conflit de Gaza accélère le passage au monde multipolaire


La résurgence du conflit israélo-palestinien sous la forme d’une surprise stratégique se déroule dans le contexte d’une nouvelle configuration géopolitique mondiale qui change la donne et modifie considérablement les conditions de sortie de crise. En toile de fond de la crise israélo-palestinienne qui s’ajoute à la crise en Ukraine, c’est le nouvel ordre spatial et géopolitique mondial dans sa transition vers la multipolarité qui se joue.
 

Tout système international est avant tout un ordre spatial avait souligné Raymond Aron dans son ouvrage « Paix et guerre entre les nations » (1962), c’est-à-dire qu’il repose sur une hiérarchie du pouvoir mondial et sa structuration dans l’espace géographique. Or aujourd’hui, nous sommes dans une période de transition ou l’ancien ordre spatial n’est plus, tandis que le nouveau fait l’objet d’une lutte âpre entre les puissances.
 
Le diagnostic

Le conflit israélo-palestinien s’inscrit dans ce contexte de fragmentation géopolitique mondiale. La multiplication des conflits, au Proche-Orient, dans le Caucase, en Ukraine et dans les Balkans, malgré leurs spécificités régionales, font partie d’un même théâtre mondial et sont situés dans les zones de confrontations géopolitiques entre grandes puissances.

Ces conflits sont aussi les contrecoups géopolitiques du champ de ruine provoqué par les interventions militaires, coups d’Etats et ingérences de Washington et ses alliés dans la période unipolaire. Les Etats-Unis prétendent au leadership mondial, mais ont été incapables de faire évoluer l’ordre spatial et géopolitique pour endiguer les conflits, notamment la question israélo-palestinienne, mais aussi la question ukrainienne liée à une nouvelle architecture européenne de sécurité exigée par la Russie.

Tout conflit ancien ou plus récent est désormais aspiré dans cette lutte de répartition des espaces géopolitique entre les Etats-Unis, la Russie, la Chine et les puissances secondaires. Au-delà des conflits autour des territoires et des populations, l’enjeu est l’architecture du système international avec ceux qui font la promotion d’un monde multipolaire : La Russie et la Chine additionnées des autres Etats membres appartenant aux BRICS et à l’Organisation de Schanghaï (OCS) font la promotion d’un monde multipolaire en rivalité avec les Etats-Unis et leurs alliés (OTAN-UE) qui cherchent à torpiller l’émergence du monde multipolaire et a minima, ralentir la mutation vers un nouvel ordre mondial plus équilibré.

L’obstacle principal a un endiguement des crises multiples est donc de nature systémique.

Derrière la riposte israélienne après l’assaut militaire du Hamas mêlant acte de guerre et actes de terrorisme et prises d’otages, les Etats-Unis cherchent à faire une nouvelle démonstration de force pour escamoter le théâtre ukrainien où Washington et l’OTAN sont en échec. La situation est inédite, car contrairement aux soubresauts antérieurs du conflit israélo-palestinien, le retour de la crise israélo-palestinienne se produit dans le contexte d’une succession d’échecs de Washington en Ukraine, en Syrie et en Afghanistan.

Le scénario, le plus probable pour cette confrontation entre Israël et le Hamas et ses alliés palestiniens, c’est une guerre longue dans la bande de Gaza avec une interférence calculée des puissances régionales, mais aussi mondiales sur le mode hybride (et non pas frontal) en fonction de leurs propres objectifs géopolitiques.

Toutefois si l’internationalisation du conflit est endiguée par le refus des puissances régionales d’élargir le conflit, en particulier l’Iran et les pays arabes (dont la majoritairement est méfiante du Hamas), cette situation est précaire, d’où la démonstration de force militaire des Etats-Unis. La fracture géopolitique entre Washington, Israël, leurs soutiens européens et le reste du monde va s’aggraver inexorablement. Dans un contexte ou la grande majorité des Etats dans le monde refusent le monde unipolaire centré sur la suprématie occidentaliste, l’intransigeance d’Israël sera de moins en moins tolérée par la Russie, la Chine, l’ensemble de l’Eurasie et le Sud global. En réalité, avant le 7 octobre, la cause palestinienne n’avait plus beaucoup attiré de soutien au niveau des Etats arabes depuis quelques années, mais sous la pression de l’opinion publique arabe, la question israélo-palestinienne est revenue an centre. La géopolitique expansionniste d’Israël est aussi étroitement associée aux yeux du monde qui refuse l’hégémonie de l’Occident, à la géopolitique expansionniste des Etats-Unis.

De plus, la différence de traitement est à nouveau évidente aux yeux du monde entier. A Washington et dans l’UE, on accorde la légitimité à Israël pour défendre ses citoyens contre les extrémistes islamistes du Hamas, mais on nie à la Russie de défendre les russophones en Ukraine contre les extrémistes néonazis du régime de Kiev. On condamne les bombardements pourtant ciblés de l’armée russe, mais on tolère les bombardements massifs de l’armée israélienne de manière largement indiscriminée sur les militaires du Hamas et civils. On condamne les violations du droit international par Moscou, alors qu’on tolère la non-respect systématique de Tel-Aviv du droit international depuis 1947 avec la poursuite des colonisations en Cisjordanie et à Jérusalem-Est et le blocus de la bande de Gaza.

En conséquence, Washington pourra de moins en moins imposer sa volonté comme auparavant, tant aux acteurs mondiaux, qu’aux acteurs régionaux. Au final, Israël va donc en réalité devenir plus isolée sur le théâtre moyen-oriental qu’auparavant et le mise en difficulté des accords d’Abraham déjà signés ou négociation entre Israël et les pays arabes en sont les premiers symptômes.

Tant que les grandes puissances sont en désaccord sur l’ordre spatial et géopolitique, il n’y aura pas de perspectives de résolution du conflit israélo-palestinien, ni des autres conflits, notamment en Ukraine.

La responsabilité partagée des occidentalistes dans l’aggravation du conflit

Si l’on se focalise sur le diagnostic géopolitique, soulignons les causes principales de cette crise.

Les accords d’Oslo de 1993 furent l’initiative la plus ambitieuse sous l’égide des Etats-Unis pour mettre en œuvre la solution des deux Etats (résolution de l’ONU en 1947) avec la création de l’Autorité nationale palestinienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est aux côtés d’Israël. Ce processus a pourtant été torpillé par les extrémistes des deux bords avec assassinat d’Ytzhak Rabin en 1995 par un colon israélien et les attentats du Hamas.

Washington a ensuite donné de facto carte blanche à Tel-Aviv pour la reprise de sa politique d’expansion territoriale selon l’objectif géopolitique du Grand Israël (qui vise l’annexion de la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem Est) avec la bénédiction des néoconservateurs américains et israéliens. Plus récemment la promotion des accords d’Abraham par Washington entre les Etats arabes et Israël était censée dépasser la question palestinienne et isoler l’Iran.

La non-mise en oeuvre de la solution des deux Etats, pourtant approuvée à l’ONU depuis 1947, est aussi un élément de l’affaiblissement progressif du système juridique international provoqué par les décisions unilatérales successives des grandes puissances, principalement les Etats-Unis en situation d’hégémonie depuis la chute de l’URSS jusqu’ à l’émergence récente de la multipolarité.

Pour aggraver la situation, le gouvernement israélien a mis à l’écart l’autorité palestinienne au profit du Hamas dans la bande de Gaza pour empêcher l’émergence d’un Etat palestinien,.

De son côté, le Hamas et ses alliés revendiquent un Etat palestinien avec la reconquête de toute la Palestine mêlé à une perspective d’expansion islamiste. Ces deux objectifs géopolitiques, tant israélien que palestinien, ont fermé la porte à toute perspective, mis à part la montée aux extrêmes et le rapport de forces pur. A cause de l’incapacité de l’autorité palestinienne à mettre en œuvre la politique des deux Etats, le Hamas a aussi pu prendre plus facilement le pouvoir par les urnes.

Le conflit est inextricable, car la solution à deux Etats est devenue impraticable en l’état actuel à cause du morcellement du territoire palestinien à la suite des colonisations israéliennes et la fracture territoriale entre Gaza et Cisjordanie. Il est devenu illusoire dans ces conditions de bâtir un Etat viable. Il semble bien que le rapport de force soit donc le scénario plus probable pour longtemps encore.

Le contexte régional s’est aussi aggravé avec la politique des changements de régime de Washington (Irak, Libye, tentative ratée en Syrie). Les Etats issus du nationalisme arabe, plus proches des modèles politiques européennes, tant d’inspiration socialiste que républicaine, ont été écartés au profit de régimes plus islamistes. La destruction de l’Irak en 2003 suite à l’intervention d’une coalition internationale menée par Washington a notamment permis la montée en puissance de l’Iran, qui aspire à devenir la première puissance régionale. De plus, l’Iran, tant qu’il se sentira aussi menacé par Israël et les Etats-Unis selon une perspective d’encerclement, soutiendra le Hezbollah et le Hamas. Au final, les Etats-Unis n’ont ni entravé l’expansionnisme d’Israël, ni poussé sérieusement à la mise en œuvre de la solution à deux Etats, tandis que le Qatar, la Turquie, l’Iran ont de leur côté soutenu le Hamas, dans la perspective de leur propre projets expansionnistes et islamistes.

Au conflit de nature territoriale qui a éclaté dès la création d’Israël (opposant les sionistes aux nationalistes palestiniens) est venu s’enchevêtrer un conflit religieux (Juifs et musulmans), donc une dimension civilisationnelle, et pire, dérive vers un conflit ethnoculturel entre Juifs et Arabes. Le Hamas reste à la base un mouvement nationaliste focalisé sur la question palestinienne à ne pas confondre avec l’Etat islamique dont la nature était transnationale visant à l’instauration d’un califat mondial. Toutefois, l’absence de perspectives pour les Palestiniens et les erreurs stratégiques d’Israël et de Washington ont abouti à aggraver la dimension ethno-religieuse du conflit. Les conflits religieux et ethnoculturels sont les plus graves, car il n’y a pas de cohabitation possible entre les communautés et les civils sont tout autant ciblés que les militaires. La configuration géopolitique sera pourtant de plus en plus défavorable à Israël avec l’émergence du monde multicentré. La démographie en faveur des Palestiniens, mais aussi des pays arabes et de l’Iran va rendre la marge de manœuvre de plus en plus étroite pour Israël dans le contexte régional.

De plus, tant que le facteur islamiste et extrémiste restera dominant chez les dirigeants Palestiniens mais aussi la vision sioniste jusqu’au-boutiste du Grand Israël chez les dirigeants Israéliens, tout dépassement du conflit sera impossible. Les Israéliens et Palestiniens paient le prix des erreurs de leurs dirigeants politiques avec des massacres de populations civiles des deux côtés.

Une solution purement militaire et géostratégique ne résoudra pas la question israélo-palestinienne. L’aspiration légitime d’Israël de vivre en sécurité ne pourra pas se concrétiser avec la destruction de la branche militaire du Hamas, car sa branche politique basée à l’étranger lui permettra de se reconstituer. La tactique poursuivie jusqu’ici par Israël de réaffirmer de manière régulière un rapport de force purement militaire pour préserver l’asymétrie entre Israël et les Palestiniens, ne résout jamais le conflit, mais l’aggrave à chaque crise. De plus, si l’on considère comme les Israéliens que l’action du Hamas est avant tout de nature terroriste, c’est une riposte antiterroriste qui serait appropriée, et non pas un bombardement massif de la bande de Gaza et sa population de plus de deux millions d’habitants combinée à un déplacement qui s’apparente une épuration ethnique.

La destruction des infrastructures du Hamas à Gaza, volet de la riposte considéré comme légitime par les Occidentaux, il y a la volonté de marquer une victoire pour Israël, mais aussi pour les Etats-Unis afin de réaffirmer leur leadership mondial. Cela ne changera pourtant pas le cours inexorable du monde vers le monde multipolaire, mais prépare les conflits de demain, d’autant plus avec le très lourd bilan pour les populations civiles qui creusent les fractures géopolitiques mondiales (voir carte 1 : Guerre Israël-Hamas dans le contexte de la bascule géopolitique mondiale).
 
L’enchevêtrement inexorable entre les différents théâtres et conflits au niveau mondial

La mise sur le même plan de la Russie et du Hamas lors de la déclarations commune de Joe Biden et de Ursula von der Leyen à Washington dans leur énonciation des menaces ne laisse aucun doute sur leur volonté de vouloir maintenir l’hégémonie géopolitique américaine et occidentaliste dans laquelle l’UE s’est à nouveau coulée à l’occasion de la réémergence de la crise israélo-palestinienne et après la crise en Ukraine.

La guerre Hamas-Israël est une occasion en or pour les néoconservateurs à Washington pour relancer les financements à Kiev en liant les deux conflits, alors qu’ils faisaient face à des réticences croissantes de la part des Républicains. Washington a ainsi immédiatement décidé d’augmenter les aides financières et les livraisons d’armes tant à Israël qu’à l’Ukraine pour démontrer qu’ils pouvaient poursuivre la cobelligérence hybride sur deux fronts. Dans le cas contraire, les Etats-Unis ne seraient plus crédibles dans leur prétention à rester le leader mondial. Sur les espaces géopolitiques qui menacent d’échapper à son contrôle dans le contexte de son rétrécissement stratégique, la stratégie de tension dans les conflits régionaux est privilégiée pour éviter une perspective de stabilisation équilibrée qui impliquerait l’acceptation d’un nouveau système international.

Afin de défendre son nouveau plan d’aide militaire et financière à l’Ukraine, le président Joe Biden a lié cette aide à celle de l’Ukraine et l’a justifiée en soulignant que l’Iran était non seulement l’ennemi d’Israël, mais aidait aussi la Russie contre l’Ukraine. Après avoir mené une guerre hybride par procuration cotre la Russie en soutenant Kiev, Washington s’engagerait ainsi dans une guerre par procuration contre l’Iran en soutenant Tel-Aviv, d’où la mobilisation de la flotte américaine en Méditerranée orientale et les frappes en Syrie contre les intérêts iraniens.

Ces déclarations et actions sont révélatrices de la vision géopolitique du monde de Washington. L’Ukraine (contre la Russie), mais aussi Israël (contre l’Iran) sont les deux Etats pivots sur lesquels Washington s’appuie pour le contrôle du Rimland, dans sa stratégie géopolitique d’encerclement de l’Eurasie. (Selon la doctrine géopolitique de Spykman qui a fortement influencé les doctrines géopolitiques des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale « Qui contrôle le Rimland dirige l’Eurasie, qui dirige l’Eurasie contrôle les destinées du monde ».)

Ainsi, Les Etats-Unis font de l’Europe et du Moyen Orient un « Rimland », c’est-à-dire un espace côtier sous leur contrôle qui a pour objectif de bloquer une orientation de l’UE et du Moyen Orient vers l’espace eurasien, et donc vers la Russie, mais aussi la Chine par voie continentale. L’Europe et le Moyen-Orient ne sont que l’un des théâtres de leur stratégie géopolitique vis-à-vis de l’Eurasie, qui consiste à envelopper ce continent par les fronts est européen, moyen-orientale et indopacifique (voir carte 2 : la stratégie géopolitique des Etats-Unis contre la Russie dans le contexte multipolaire).

Washington et Bruxelles qui lui est de plus en plus vassalisée accusent Moscou d’être à l’origine du retour violent de la question israélo-palestinienne en suggérant un lien entre la Russie, l’Iran et le Hamas. Ils escamotent ainsi leur propre responsabilité dans la résurgence du conflit israélo-palestinien par leur incapacité à mettre en œuvre la solution à deux Etats.

Washington et Bruxelles sont aussi largement responsables de l’aggravation des crises en Ukraine et au Haut-Karabagh. Le continuum Washington/Bruxelles, avec cet amalgame, fait de la Russie la cause des faillites de la Pax Americana. Il cherche aussi à compenser l’échec de la contre-offensive ukrainienne pilotée par Washington-OTAN-UE et le renforcement de la Russie dans le nouvel ordre spatial multipolaire. On comprend mieux alors la démonstration de force de Washington par l’intermédiaire d’Israël au Proche Orient, au détriment des populations civiles et de la résolution du conflit israélo-palestinien.

Ainsi s’explique le sabotage initial à l’ONU de toute perspective de cessez-le-feu dans le conflit israélo-palestinien par Washington proposé par la Russie et la Chine et puis le Brésil, à l’image du sabotage des négociations de paix en Ukraine, mais aussi et la militarisation croissante des deux conflits et l’aide financière croissante à Kiev et Tel-Aviv sans contreparties sérieuses pour stabiliser la situation. Face à la critique internationale croissante et sous la pression de Washington qui a rétropédalé par rapport à sa posture intransigeante en réalisant que la bascule géopolitique mondiale penchait vers la Russie et la Chine de en plus courtisés par les pays arabes pour forcer la négociation, Tel-Aviv s’est résolue le 22 novembre à accepter avec la Hamas une trêve temporaire. Cette pause est associée à une change de prisonniers palestiniens contre des otages du Hamas. Cet accord a été conclu sous l’égide du Qatar et le concours de l’Égypte.. Cet épisode confirme l’impasse des deux alliés, Tel-Aviv et Washington à imposer leur vision du conflit vis-à-vis du reste du monde. 

Les facteurs iranien et russe

Dès l’attaque du Hamas le 7 octobre, l’Iran a été accusé d’être le soutien principal du Hamas depuis plusieurs années, et le commanditaire selon de nombreux analystes. D’autres experts de la mouvance atlantiste ont insinué que Moscou serait l’instigateur de cette opération derrière l’Iran. C’est un narratif de venu courant visant à faire de la Russie la cause de toutes les erreurs géopolitiques des Occidentaux.

En ce qui concerne une responsabilité exclusive de l’Iran, les faits contredisent cette thèse. Les sponsors du Hamas sont pourtant bien plus nombreux. L’Iran, le Qatar et la Turquie ont soutenu à des degrés divers le Hamas, ainsi que le Hezbollah au Liban, mais aussi le gouvernement israélien, en synergie avec les Etats-Unis, qui possèdent par ailleurs une base militaire au Qatar.

Si l’Iran avait intérêt à faire capoter le rapprochement entre Israël et les Etats arabes pour éviter son encerclement à la suite des accords d’Abraham entre Israël et certains pays arabes, Washington a tout autant intérêt à torpiller un rapprochement Iran-Arabie saoudite sous l’égide de la Chine avec la montée en puissance des BRICS. Les groupements armés palestiniens dont le Hamas y avait évidemment encore plus intérêt pour éviter de devenir la variable d’ajustement de ce processus.

En ce qui concerne la Russie, le narratif atlantiste souligne que Moscou aurait intérêt à l’ouverture d’un nouveau front au Proche-Orient pour soulager le théâtre ukrainien. S’il est vrai que le conflit israélo-palestinien éclipse dans les médias le conflit en Ukraine et est susceptible de modifier les priorités géostratégiques, ni la Russie ni la Chine n’ont en réalité intérêt à l’ouverture d’ un nouveau front qui deviendrait incontrôlable. Pour Moscou, le centre de gravité géostratégique est le théâtre ukrainien et le centre de gravité géopolitique est mondial avec l’accélération de la mutation de l’ordre spatial vers un monde plus multicentré.

Moscou n’a pas intérêt à être aspiré dans un nouveau front suite à l’internationalisation du conflit israélo-palestinien et d’un conflit entre Israël appuyé par les Etats-Unis contre la Syrie et l’Iran, car Moscou serait obligé d’agir en raison de la présence de ses militaires en Syrie et sa proximité tactique avec l’Iran.

De plus, le processus de rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran promu par la Chine et leur entrée dans les BRICS va dans le sens des intérêts de Moscou qu’une déstabilisation de la zone viendrait compliquer. Enfin le théâtre ukrainien évolue favorablement pour Moscou qui cherche à éviter de se retrouver en surextension, ce que Washington cherche précisément orientale, Balkans, Caucase et maintenant le Moyen-Orient, sans être impliqué frontalement.
Perspectives

Si Washington veut démontrer qu’il est capable de soutenir Israël dans sa guerre à outrance, contenir l’Iran et ses proxys au Liban et au Yémen, mais aussi de poursuivre sa guerre hybride contre la Russie en Ukraine, Washington risque la surextension. Les Etats-Unis vont s’embourber de plus en plus dans ces deux conflits qui ne peuvent plus être résolus selon les termes anciens, c’est-à-dire le détachement définitif de l’Ukraine de la Russie et le renforcement d’Israël par abandon d’un Etat palestinien. Maintenir la suprématie des Etats-Unis en Europe de l’Ouest et au Moyen-Orient, deux zones clés du Rimland, va être de plus en plus difficile.

Washington va devoir faire des choix drastiques, et envisager d’autres stratégies alternatives.

Face à la faillite en Ukraine, il semble bien que l’aide à l’Ukraine rencontrera de plus en plus d’opposition, non seulement aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Au-delà de l’échec de la contre-offensive ukrainienne, plus fondamentalement, la Russie a déjà gagné la guerre, car elle a définitivement fait évoluer les alliances mondiales grâce à son intervention militaire en Ukraine vers un monde plus multicentré. L’émergence d’une mondialisation alternative avec la montée en puissance des BRICS et l’Organisation de Shanghai (OCS) en est la première conséquence. Cette réorganisation de l’ordre spatial et géopolitique constitue le vrai centre de gravité géopolitique de ce conflit mondial. L’UE et des Etats-Unis sont isolés dans leur guerre hybride contre la Russie, car le reste du monde refuse le monde unipolaire centré sur l’Occident.

Washington a-t-il compris qu’il devra faire des concessions en Ukraine afin d’éviter d’être aspiré sur plusieurs fronts ? Le nouveau narratif diffusé par le camp atlantiste à propos des perspectives de négociations de sortie de crise en Ukraine où les objectifs du camp occidentaliste sont hors d’atteinte en sont l’une des conséquences.

Dans ce contexte, les Etats-Unis sont obligés de soutenir Israël avec qui ils ont la relation interétatique la plus étroite dans le monde. Un changement de priorité géopolitique avec un retour au Proche-Orient pourrait être un moyen de préparer des négociations à propos de l’Ukraine sans apparaitre comme les perdants de la nouvelle configuration. Si Washington pivote vers le Moyen-Orient pour obtenir une compensation géopolitique, la guerre en Ukraine n’est pas pour autant terminée, car il va être difficile pour Washington et Kiev d’accepter la défaite. Trouver un moyen de ne pas perdre la face va prendre du temps et prolonger le conflit..

Le scénario de l’escalade avec l’accroissement de livraisons d’armes de Washington à l’Ukraine, mais aussi à Israël est le pire scénario pour la stabilité mondiale et n’offre aucune perspective. Dans le cas d’un gel des opérations militaires stricto sensu , tant en Ukraine que dans le cadre du conflit israélo-palestinien, mais sans accord sur un nouveau système international, on assistera à la poursuite de la guerre hybride et à donc aussi à l’aggravation du conflit mondial entre les promoteurs de l’unipolarité et ceux de la multipolarité.

Une sortie par le haut est pourtant possible à plus long terme, en instaurant un nouveau concert des puissances mondiales, c’est-à-dire une acceptation d’un nouvel ordre spatial et géopolitique multipolaire plus adapté pour l’endiguement des conflits.

Carte 1 



Carte 2



(A suivre)

Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/12/01/comment-le-conflit-de-gaza-accelere-le-passage-au-monde-multipolaire-par-pierre-emmanuel-thomann/

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