24 octobre 2023

Le monde multipolaire en gestation

 
En 2007, lors de son célèbre discours de Munich, le président russe Vladimir Poutine a souligné la montée inéluctable d’un monde multipolaire.

Il a commencé par définir l’état opposé :

Mais qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Quelle que soit la manière dont on embellit ce terme, il se réfère en fin de compte à un type de situation, à savoir un centre d’autorité, un centre de force, un centre de décision.

C’est un monde où il n’y a qu’un seul maître, un seul souverain. Et en fin de compte, c’est pernicieux non seulement pour tous ceux qui font partie de ce système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur.

Les tendances unilatérales des États-Unis et de l’Occident en général ont été décrites comme des impasses :

Ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui – et nous venons juste de commencer à en discuter – est une tentative d’introduire précisément ce concept dans les affaires internationales, le concept d’un monde unipolaire.

Et avec quels résultats ?

Les actions unilatérales et souvent illégitimes n’ont résolu aucun problème. En outre, elles ont provoqué de nouvelles tragédies humaines et créé de nouveaux foyers de tension.

Nous assistons à un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Et les normes juridiques indépendantes se rapprochent de plus en plus du système juridique d’un État. Un État, et bien sûr en premier lieu les États-Unis, a dépassé ses frontières nationales dans tous les domaines. Cela se voit dans les politiques économiques, politiques, culturelles et éducatives qu’ils imposent aux autres nations. Mais qui aime cela ? Qui s’en réjouit ?

Il a souligné les changements inévitables qui se produisent dans le monde pour contrer cette tendance :

Le PIB combiné, mesuré en parité de pouvoir d’achat, de pays comme l’Inde et la Chine est déjà supérieur à celui des États-Unis. Et un calcul similaire avec le PIB des pays BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine – dépasse le PIB cumulé de l’UE. Et selon les experts, cet écart ne fera que s’accroître à l’avenir.

Il n’y a aucune raison de douter que le potentiel économique des nouveaux centres de croissance économique mondiale sera inévitablement converti en influence politique et renforcera la multipolarité.

Voilà la multipolarité, le “gros mot” que les États-Unis n’ont pas osé prendre au sérieux. Poutine a été moqué, puis condamné, pour avoir fait ces prédictions très claires.

Mais aujourd’hui, la multipolarité a progressé.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde multilatéral. Nous voyons la Russie, la Chine et de nombreux petits pays unis dans leur volonté de préserver leurs droits et leur sécurité. La guerre froide est terminée. Les décennies quelque peu unilatérales qui l’ont suivie sont désormais révolues. Nous avons besoin d’un nouvel ordre mondial.

Aux États-Unis, cet état d’esprit a enfin commencé à être compris.

Mais pas totalement. Nous ne savons pas encore s’il va prédominer.

Il y a deux jours, le président américain Joe Biden a pris la parole lors d’une soirée de campagne. Parmi les nombreux bla-bla habituels, ce paragraphe a retenu l’attention :

Pendant 50 ans, nous avons connu une période d’après-guerre qui a très bien fonctionné, mais elle s’est en quelque sorte essoufflée. Il faut un nouvel – un nouvel ordre mondial en quelque sorte, comme c’était le cas pour l’ordre mondial.

Et voilà – on peut voir le doute s’installer.

Les États-Unis ont peu de temps pour préserver une partie de leur influence dans le nouvel ordre mondial qui se met en place :

Écoutez, nous sommes à un point d’inflexion de l’histoire – littéralement un point d’inflexion de l’histoire – car les décisions que nous prendrons dans les quatre ou cinq prochaines années détermineront ce à quoi ressembleront les quatre ou cinq prochaines décennies. Et c’est – c’est un fait.

Le site d’information ukrainien Strana, qui a été le premier à relever la reconnaissance du changement global par Biden, décrit les implications de cette réflexion (traduction automatique) :

Il convient de noter que la “sacrée bonne” paix d’après-guerre de 50 ans dont a parlé Biden est le résultat de la guerre la plus brutale de l’histoire de l’humanité. Elle est également apparue à la suite des accords conclus entre l’URSS et les États-Unis, qui ont essentiellement divisé les sphères d’influence en Europe.

Si nous partons de ce contexte historique, il s’avère que Biden propose soit de remporter une victoire militaire sur la Fédération de Russie et la Chine, avec lesquelles les États-Unis sont actuellement en froid, soit de négocier avec elles et d’organiser un “nouveau Yalta” avec la division du monde en sphères d’influence.

De quel côté penchera la balance ? Du côté nouvelle guerre mondiale ? Ou du côté nouvelles négociations ?

Conférence de Yalta

Nous ne le savons pas encore.

Poutine avait prédit que la poursuite d’un pouvoir unilatéral conduirait automatiquement à la fin de celui qui le recherche. Comme le reconnaît Biden, les États-Unis, dans leur illusion, sont en train de se déchirer.

Avant l’événement de la campagne, Joe Biden avait prononcé un discours public depuis la Maison Blanche.

Adam Tooze y a réfléchit :

Biden :

Le leadership américain est ce qui maintient l’unité du monde.

Le président n’a pas improvisé. Il n’a pas prononcé beaucoup de discours depuis le Bureau ovale. C’est une équipe de rédacteurs qui a conçu cette phrase extraordinaire.

Elle reflète les convictions profondes de Washington. En février 2021, le nouveau secrétaire d’État Antony Blinken a prononcé plusieurs discours et interviews dans lesquels il a répété cette phrase :

Le monde ne s’organise pas tout seul. Lorsque nous ne nous engageons pas, lorsque nous ne prenons pas l’initiative, deux choses se produisent : soit un autre pays essaie de prendre notre place, mais probablement pas d’une manière qui favorise nos intérêts et nos valeurs, soit personne ne le fait, et c’est alors le chaos.

Cette idée, selon laquelle il existe une “place” dans le monde, qui est celle de “l’Amérique en tant qu’organisateur“, et que si l’Amérique n’occupe pas cette place et ne fait pas son travail, le monde s’effondrera, ou une autre puissance prendra la place de l’Amérique en tant qu’organisatrice, est profondément ancrée dans le cercle politique américain.

En tant que proposition métaphysique, elle est stupide et illusoire. Il est bizarre d’imaginer que le monde a besoin de l’Amérique pour “tenir ensemble“. L’Amérique elle-même est loin d’être en un seul morceau.

L’auteur décrit les conséquences mondiales négatives de cette pensée américaine délirante pour ensuite s’interroger sur ses résultats :

Quel est l’impact d’un système politique américain dysfonctionnel, où l’aile la plus raisonnable de l’élite dirigeante s’accroche à des idées systématiquement illusoires sur le rôle de l’Amérique ? On pourrait dire que l’hypocrisie est normale. C’est le péché capital du libéralisme. Mais à la lumière de l’ampleur des problèmes mondiaux qui se profilent à l’horizon et de la modification de l’équilibre des pouvoirs qui s’est déjà produite, sans parler de celle qui est peut-être encore à venir, combien de temps cette tension pourra-t-elle être maintenue et quel en sera le prix ?

Il semble se demander si les choses changeront un jour :

La seule chose qui semble certaine est que nous devrions éviter de tomber dans le piège de ce que j’ai appelé la fin-fiction ou la fin-fi, qui suppose que parce que ces tensions semblent insupportables, elles doivent par conséquent se résoudre d’une manière logique, par exemple dans la spéculation sur la fin de l’hégémonie du dollar ou ce qui semble être le fantasme de Biden d’un retour à la normalité du leadership américain.

Je suis même sceptique à l’idée d’invoquer des termes tels que “interrègne“, signifiant un hiatus temporaire entre deux ordres de pouvoir.

Qu’est-ce qui nous permet de croire que notre situation actuelle est temporaire et qu’un nouvel ordre, semblable à l’ancien, émergera ?

Ne s’agit-il pas d’une autre version du type de pensée qui affirme que le monde “a besoin d’être organisé” par une puissance assise à la tête de la table – à la “place de l’Amérique” ?

Cette question me semble passer à côté de ce que signifie réellement le multilatéralisme. Il ne s’agit pas d’un unilatéralisme dirigé par un autre pays. Il s’agit d’un système de Nations unies quelque peu démocratique, avec un Conseil de sécurité élargi qui inclut les pays les plus peuplés de chaque continent.

Cela signifie qu’il faut respecter le droit international.

Les États-Unis participeront-ils à ce système ? Ou faudra-t-il une guerre mondiale pour en décider ?

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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