Chaque profession a ses biais cognitifs et ses habitudes de pensée ; une façon de voir le monde, qui le distingue des autres professions. Le géopolitologue a ainsi pour déformation quasi professionnelle de tout vouloir mettre en carte et de penser les phénomènes à l’aune des représentations territoriales et des logiques spatiales.
La coupe du monde de rugby, qui se tient pour la première fois exclusivement en France, offre un bon terrain de jeu pour cette cartographie.
Le célèbre hebdomadaire du rugby Midi Olympique, a publié sur son site Rugbyrama la liste des clubs formateurs des 33 sélectionnés de la coupe du monde. Une liste instructive pour dresser une géographie du rugby, non pas celle des grands clubs de l’élite, mais celle des clubs plus modestes qui jouent néanmoins un rôle fondamental dans la formation de la jeunesse[1]. Ce sont les clubs où tout a débuté pour ceux qui ont aujourd’hui l’honneur de porter le maillot français.
Cette liste dessine plusieurs pôles du rugby français.
Un pôle Pyrénées (Baille, Ollivon, Dupont, Lucu, Hastoy) ;
Un pôle région toulousaine (Marchand, Aldegheri, Cros, Ramos) ;
Un pôle Languedoc (Wardi, Vincent) ;
Un pôle Gers (Bourgarit, Jelonch, Alldritt) ;
Un pôle Pacifique, qui inclut la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Zélande (Mauvaka, Atonio, Falatea, Jalibert) ;
Un pôle Provence (Gros, Fickou, Jaminet) ;
Un pôle Île-de-France, incluant Massy, Bobigny, Paris (Woki, Macalou, Danty) ;
Un pôle Isère (Taofifenua, Bielle-Biarrey) ;
Des personnalités à part, formées dans d’autres pays ou régions (Belgique, Afrique du Sud, Angers, Lyon, Limoges, Brive, Calvados).
Sans surprise, le grand sud-ouest, des Pyrénées au Languedoc, a formé 14 des 33 joueurs, soit 42% de l’équipe. Si on y ajoute tous les joueurs formés au sud de la Loire, le total des sudistes monte à 20 joueurs, soit 61% du XV de France. Hormis Gabin Villière, formé dans le Calvados, les nordistes viennent du pôle Grenoble, dont le club a longtemps été en Top 14 et de l’Île-de-France, c’est-à-dire Paris et environ. Le rugby est plus que jamais un sport du sud. Aucun joueur n’est originaire de Bretagne (alors même que plusieurs clubs se débrouillent bien), d’Alsace, de Picardie, du Val de Loire (hormis Angers). En France, la géographie du rugby ne recoupe pas celle du football : ce ne sont pas les mêmes régions, les mêmes sociologies, les mêmes centres de formation.
Une géographie historique
Cela s’explique en partie par l’histoire. Les premiers clubs de rugby français sont créés dans le nord, sous l’influence des Anglais : Le Havre (1872), le Racing club de France (1882), le Stade français (1883). Puis Bordeaux (1885), toujours sous l’influence de l’anglomanie. Vient ensuite le Stade toulousain (1899). Le rugby est un sport d’étudiant qui se diffuse dans les universités, à une époque où seule l’élite de la nation va à l’université. Ernest Wallon (1851-1921), qui a donné son nom au stade de Toulouse, était juriste et professeur de droit à l’université de Toulouse. Pour la saison 2021/2022, le maillot de Toulouse pour la coupe d’Europe s’inspirait de l’esthétique de la toge universitaire, avec col et rabat dessiné sur l’avant.
Alors que le football s’est diffusé dans les villes ouvrières, souvent à l’initiative des patrons afin d’encourager leurs ouvriers à pratiquer du sport et à s’aérer, le rugby fut le club de l’élite intellectuelle et des milieux universitaires. D’un côté, Saint-Étienne, Sochaux, Lens, Auxerre, de l’autre Bordeaux, Racing, Toulouse. Deux histoires, deux sociologies, deux trajectoires différentes. Puis le rugby s’est de plus en plus diffusé dans les campagnes, par opposition au football qui était un sport des villes. Mais là aussi, bien souvent, les clubs de rugby sont issus de clubs sportifs créés dans les lycées ou par des notables. C’est le cas notamment de Perpignan et de Lourdes, qui a dominé le rugby des années 1950-1960.
Marqué par une dimension identitaire régionale et par une culture propre, le rugby a fait oublier ses origines urbaines et nordistes pour être associé aujourd’hui au sud et au terroir, ce qui n’est pas tout à fait conforme à son histoire. Il a pourtant la prétention de rassembler tous les Français, ce que semble confirmer les très bons scores d’audience des derniers matchs du XV de France. Il serait néanmoins intéressant de connaitre les audiences par région pour voir si ce sport intéresse aussi en dehors de ses zones historiques.
Une nouveauté : le rugby du Pacifique
Depuis une quinzaine d’années, le rugby français est caractérisé par l’arrivée massive de joueurs venus du Pacifique, notamment Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie. Quatre au total dans ce XV de France, auxquels ont peu ajouté Romain Taofifenua, certes formé en Isère, mais issu de Wallis. Le cas Jalibert est intéressant : son père étant militaire, il a passé son enfance en Nouvelle-Calédonie où il a découvert ce sport et commencé à le pratiquer.
C’est Willy Taofifenua, qui est le premier de la famille à être venu en métropole, en 1989, pour jouer au Stade montois. Il fut ensuite rejoint par un frère cadet puis des cousins. Les enfants du clan « Tao » sont aujourd’hui une dizaine à jouer en Top 14, dont plusieurs ont honoré des capes nationales. À quoi s’ajoutent d’autres joueurs du Pacifique, repéré dans leur jeunesse et venu en métropole pour leur formation, comme Peato Mauvaka. D’un point de vue rugbystique, ces joueurs apportent leur gabarit imposant et leur puissance. D’un point de vue politique, même si ce n’est pas un élément qu’ils actionnent et mettent en avant, ils sont les représentants de la France polynésienne. Cette partie de la France ignorée de bien des Français, dont les péripéties de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie n’ont passionné presque personne et dont les territoires sont souvent inconnus. Le sport doit rester le sport et il est toujours très malsain de vouloir y introduire de la politique. Néanmoins, leur présence dans le XV de France contribue à mieux insérer ces territoires dans la nation française et à leur donner une visibilité. La tradition rugbystique diffusée à partir de la Nouvelle-Zélande vers les Tonga et les Fidji a ainsi touché les territoires français de Polynésie. C’est donc un curieux cocktail de local et de global, de terroir et d’international qui compose ce XV de France. Reste à espérer qu’il réussisse le à dominer le monde.
[1] https://www.rugbyrama.fr/2023/08/21/coupe-du-monde-de-rugby-2023-xv-de-france-decouvrez-les-premiers-clubs-formateurs-des-33-francais-selectionnes-par-galthie-11406724.php
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