11 août 2023

Les hommes sont devenus stupides

Relire Ortega Y Gasset, pourquoi faire ?

Pour y trouver les éléments expliquant notre présent effondrement moral, intellectuel et psychique, qui ne frappe pas encore tout le monde, comme il ne frappait pas encore tout le monde à l’époque d’Hitler, Staline et Mussolini !

Sous un masque libéral d’emprunt britannique, Ortega a surtout célébré l’homme traditionnel, l’élite traditionnelle, et a il a regretté l’avènement de l’homme-masse, le dernier homme nietzschéen, qui est toujours plus content, toujours plus massifié et toujours plus soumis.

Comme Tocqueville, le très modéré (en apparence) auteur espagnol voit arriver un homme bien nouveau et bien inquiétant :

« Symptôme d’une autre réalité, d’une réalité très grave : l’effroyable homogénéité de situation où le monde occidental tout entier sombre de plus en plus. Depuis que ce livre a paru, et par les effets de la mécanique qui y est décrite, cette identité s’est développée d’une manière angoissante. »

Au fait, laissons de côté la palingénésie sur l’homme de droite ou de gauche à laquelle ce grand penseur est ramené par les ilotes et les aborigènes de la culture. Le mot important ici, comme sous la plume de Bernanos, celui de la France contre les robots, est celui d’imbécile.

« Etre de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale. »

Ortega Y Gasset reprend la comparaison coutumière avec le vieil et décati empire romain, mais avec quelle subtilité :

« A suivre la route où nous nous sommes engagés, nous aboutirons tout droit, par la diminution progressive de la « variété des situations », au Bas-Empire, qui fut lui aussi une époque de masses et d’effroyable homogénéité.

Déjà sous le règne des Antonins on perçoit clairement un phénomène étrange qui aurait mérité d’être mieux mis en évidence et analysé par les historiens : les hommes sont devenus stupides. »

C’est d’ailleurs vrai, il n’y a plus eu de grand écrivain, de grand poète romain, ni même de grand compositeur, après le début du deuxième siècle. Comme pour nous pour le début du misérable (horreur puis divertissement) vingtième siècle.

Ortega souligne l’effondrement du langage (Nietzsche le fait bien sûr, quand il parle de David Strauss et de la presse – de la langue pressée –  qui bouffe le verbe allemand)…

« Mais le symptôme et, en même temps le document le plus accablant de cette forme à la fois homogène et stupide – et l’un par l’autre – que prend la vie d’un bout à l’autre de l’Empire se trouve où l’on s’y attendait le moins et où personne, que je sache, n’a encore songé à le chercher : dans le langage. Le premier est l’incroyable simplification de son organisme grammatical comparé à celui du latin classique… »

Après la langue, ce qui nourrit le crétinisme est non pas la politique, mais le politicisme. On écoute le grand homme :

« Le politicisme intégral, l’absorption de tout et de tous par la politique n’est que le phénomène même de la révolte des masses, décrit dans ce livre. La masse en révolte a perdu toute capacité de religion et de connaissance, elle ne peut plus contenir que de la politique – une politique frénétique, délirante, une politique exorbitée puisqu’elle prétend supplanter la connaissance, la religion, la « sagesse », en un mot les seules choses que leur substance rend propres à occuper le centre de l’esprit humain. »

Le politicisme a une fonction anti-spirituelle, comme le sport d’ailleurs qui accompagnait le développement des fascismes :

« La politique vide l’homme de sa solitude et de sa vie intime, voilà pourquoi la prédication du politicisme intégral est une des techniques que l’on emploie pour le socialiser. »

Ortega n’est guère optimiste. Nous sommes condamnés à nous standardiser (de l’étendard de Jeanne d’Arc à la standardisation fordienne, un beau programme de civilisation, pas vrai ?)

« L’homme de vingt ans constatera bientôt que son projet se heurte à celui du voisin, il sentira combien la vie du voisin opprime la sienne. Le découragement le portera à renoncer, avec la facilité d’adaptation propre à son âge, non seulement à tout acte, mais encore à tout désir personnel ; il cherchera la solution contraire, et imaginera alors pour lui-même une vie standard, faite des desiderata  communs à tous; et il comprendra que pour obtenir cette vie, il doit la demander ou l’exiger en collectivité avec les autres. Voilà l’action en masse.

C’est une chose horrible… »

Bien avant la prison planète, le camp de concentration électronique, Ortega Y Gasset note :

« Dans une prison où sont entassés beaucoup plus de prisonniers qu’elle n’en doit contenir, personne ne peut changer de position de sa propre initiative ; le corps des autres s’y oppose. »

Enfin une jolie notation qui fera plaisir aux partisans du général Lee (le refus de l’Etat centralisé totalitaire – dixit Murray Rothbard, philosophe juif libertarien).

« Ces mois derniers, tout en traînant ma solitude par les rues de Paris, je découvrais qu’en vérité je ne connaissais personne dans la grande ville, personne sauf les statues. »

Ortega remet d’ailleurs l’Amérique à sa place :

« Le vieux lieu commun: « l’Amérique est l’avenir », avait obscurci un instant leur perspicacité. J’eus alors le courage de m’inscrire en faux contre cette erreur et j’affirmai que l’Amérique, loin d’être l’avenir, était en réalité un passé lointain, puisqu’elle était une façon de primitivisme… »

Tout cela est dans ses géniales préfaces. Voyons le corpus de cette révolte des masses. Après un éprouvant et larmoyant trimestre de tourisme, il est bon de se replonger dans un Ortega Y Gasset :

« Ce trait, d’une analyse complexe, est bien facile à énoncer. Je le nommerai le phénomène de l’agglomération, du « plein ». Les villes sont pleines de population ; les maisons, de locataires. Les hôtels sont remplis de pensionnaires ; les trains, de voyageurs; les cafés, de consommateurs ; les promenades, de passants. Les salles d’attente des médecins célèbres sont envahies de malades, et les spectacles – à moins qu’ils ne soient trop déconcertants, trop intempestifs – regorgent de spectateurs. Les plages fourmillent de baigneurs. Ce qui, autrefois, n’était jamais un problème, en devient un presque continuel aujourd’hui : trouver de la place.

Restons-en là. »

Un homme nouveau, un mutant est apparu : l’homme-masse. Ortega :

« … autrefois, aucun de ces établissements et de ces véhicules n’était habituellement plein. Aujourd’hui, ils regorgent de monde, et, au dehors, grossit une foule impatiente d’en profiter à son tour. Bien que ce fait soit logique, naturel, il est hors de doute qu’il ne se produisait pas auparavant, et qu’il se produit aujourd’hui. »

Une observation naturelle. La Guerre et le divertissement de masse made in USA (lisez mon Céline, le chapitre sur Hermann Hesse et son Loup des steppes) ont produit un homme qui aime l’amoncèlement.

« Les individus qui composent ces foules ne sont pourtant pas surgis du néant. Il y a quinze ans, il existait à peu près le même nombre d’êtres qu’aujourd’hui. »

Cette masse est fière d’elle :

« Aujourd’hui, au contraire, les masses croient qu’elles ont le droit d’imposer et de donner force de loi à leurs lieux communs de café et de réunions publiques… »

L’époque aussi craint ; elle se dit moderne et elle enterre tout le reste (d’où la disparition des statues, livres, histoire, peuples, sexes, etc. qui embarrassent notre modernité devenue abusive en ce début de vingt-et-unième siècle) :

« Il est inquiétant qu’une époque se nomme elle-même « moderne », c’est-à-dire dernière, définitive, comme si toutes les autres n’étaient que des passés morts, de modestes préparations, et des aspirations vers elle… »

Je parle tout le temps de présent perpétuel, notion présente chez Hegel, Kojève, Debord. On le rencontre dès le début du dix-neuvième siècle en lisant Balzac, Gogol, Tocqueville, Edgar Poe. Plus génialement, Ortega parle lui d’un présent définitif qui accompagne nos crétins du progrès.

« Sous le masque d’un généreux futurisme, l’amateur de progrès ne se préoccupe pas du futur; convaincu de ce qu’il n’offrira ni surprises, ni secrets, nulle péripétie, aucune innovation essentielle; assuré que le monde ira tout droit, sans dévier ni rétrograder, il détourne son inquiétude du futur et s’installe dans un présent définitif. »

C’est tellement beau qu’on le répète en espagnol, langue aujourd’hui interdite sur le tiers du territoire espagnol :

« Bajo su máscara de generoso futurismo, el progresista no se preocupa del futuro: convencido de que no tiene sorpresas ni secretos, peripecias ni innovaciones esenciales; seguro de que ya el mundo irá en vía recta, sin desvíos ni retrocesos, retrae su inquietud del porvenir y se instala en un definitivo presente.”

Ortega insiste après Bloy ou Flaubert sur l’autosatisfaction de cet homme masse moderne qui exécute partout des jugements sommaires (Guy Debord) :

« L’homme-masse se sent parfait… En revanche, l’homme médiocre de notre temps, ce nouvel Adam, ne doute jamais de sa propre plénitude… Sa confiance en lui-même est paradisiaque.

Le sot ne soupçonne pas sa sottise : il se croit très spirituel. De là cette enviable tranquillité avec laquelle il se complaît et s’épanouit dans sa propre bêtise. »

Il cite une belle phrase d’Anatole France…

« Le méchant se repose quelquefois, le sot jamais. »

Le con, pour reprendre Audiard, qui reprenait saint Thomas (1), ose en effet tout, mais surtout tout le temps.

Notre humaniste remet à leur place fascisme et bolchévisme, mais on n’insistera pas.

« C’est pourquoi bolchevisme et fascisme, les deux essais « nouveaux » de politique que tentent l’Europe et ses voisines, sont deux exemples évidents de régression essentielle. »

Il observe comme Alexis Carrel ou la Boétie que l’homme est victime du luxe, et qu’il sombre dans l’imbécillité. J’ai étudié cette notion chez Pearson, et bien sûr chez Pétrone et Juvénal.

« Nous aurions tendance à nous imaginer qu’une vie engendrée dans l’abondance excessive serait meilleure, de qualité supérieure, plus « vivante » que celle qui consiste précisément à lutter contre la disette. Mais il n’en n’est pas ainsi. »

Bizarrement, Ortega n’aime ni le sport ni la plage ! La culture et l’amour étaient mal vus dans la société de bronzés qui s’annonçait…

« Par exemple, la tendance à faire des jeux et des sports l’occupation centrale de la vie; le culte du corps – régime hygiénique et souci de la beauté du costume; l’absence de tout romantisme dans les relations avec les femmes; se distraire avec l’intellectuel, mais le – mépriser au fond, et le faire fouetter par les sbires et les laquais; préférer une vie soumise à une autorité absolue plutôt qu’à un régime de libre discussion, etc.). »

Sur le sport et les plages, notre auteur se montre une rare fois optimiste :

« Tout, depuis la manie du sport physique (la manie, non le sport lui-même), jusqu’à la violence en politique, depuis l’ « art nouveau » jusqu’aux bains de soleil sur les ridicules plages à la mode. Rien de tout cela n’a vraiment de racines profondes, car tout cela n’est au fond que pure invention, dans le mauvais sens du mot, dans le sens de caprice frivole. »

Le caprice frivole est prêt à en reprendre pour un troisième siècle ! Enfin il donne une bonne définition de l’homme-masse :

« Je m’attarde donc loyalement, mais avec tristesse, à montrer que cet homme pétri de tendances inciviles, que ce barbare frais émoulu est un produit automatique de la civilisation moderne. »

Barbare automatique est une belle expression, un oxymore pour nous qui allons bientôt être remplacés ou dépecés par les robots.

Mais Ortega Y Gasset évoque aussi un effondrement moral, un encanaillement :

« L’avilissement, l’encanaillement n’est pas autre chose que le mode de vie qui reste à l’individu qui s’est refusé à être celui qu’il fallait qu’il fût. Son être authentique n’en meurt pas pour cela. Mais il se convertit en une ombre accusatrice, en un fantôme qui lui rappelle constamment l’infériorité de l’existence qu’il mène, en l’opposant à celle qu’il aurait dû mener. L’avili est un suicidé qui se survit. »

Qui vit trop meurt vivant, dit Chateaubriand. L’occident ne peut pas mourir puisqu’il est déjà zombie.

Nouvelle pique contre les américains :

« Quand la masse agit par elle-même, elle ne le fait que d’une seule manière – elle n’en connaît point d’autre. Elle lynche. Ce n’est pas par un pur hasard que la loi de Lynch est américaine : l’Amérique est en quelque sorte le paradis des masses ».

Mais ne nous acharnons plus sur eux ! Que sommes-nous devenus, Français, Italiens, Allemands, pour jeter la pierre aux pauvres américains ?

Ortega Y Gasset consacre ensuite un beau chapitre à la catastrophe étatique (voyez Nietzsche et son monstre froid, Tocqueville et sa puissance tutélaire) :

« Aujourd’hui, l’Etat est devenu une machine formidable, qui fonctionne prodigieusement, avec une merveilleuse efficacité, par la quantité et la précision de ses moyens. Etablie au milieu de la société, il suffit de toucher un ressort pour que ses énormes leviers agissent et opèrent d’une façon foudroyante sur un tronçon quelconque du corps social.

L’Etat contemporain est le produit le plus visible et le plus notoire de la civilisation. »

L’étatisme suppose la fin de la vie et de sa spontanéité :

« Voilà le plus grand danger qui menace aujourd’hui la civilisation: l’étatisation de la vie, l’ « interventionnisme » de l’Etat, l’absorption de toute spontanéité sociale par l’Etat; C’est-à-dire l’annulation de la spontanéité historique qui, en définitive, soutient, nourrit et entraîne les destins humains. »

L’étatisation suppose bureaucratisation et stérilisation, elle est la clé de notre suicide. Nous sommes assassinés par l’Etat (il nous ôtera la peine de vivre, pronostique Tocqueville), par le super-Etat européen, et par l’Etat mondial techno-totalitaire.

« L’Etat pèse avec une suprématie antivitale sur la société. Celle-ci commence- à devenir esclave, à ne plus pouvoir vivre qu’au service de l’Etat. Toute la vie se bureaucratise. Que se produit- il? La bureaucratisation provoque un appauvrissement fatal de la vie dans tous les domaines.

La richesse décroît et les femmes enfantent peu. Alors l’Etat, pour subvenir à ses propres besoins, renforce la bureaucratisation de l’existence humaine. »

La bureaucratisation aboutit à la guerre moderne :

« Cette bureaucratisation à la seconde puissance est la militarisation de la société. »

Je vous laisse relire ce classique qui n’a pas encore révélé tous ses secrets, comme on dit à la télé !

Note

(1) Thomas : Et propter eandem rationem etiam omnes stulti, et deliberatione non utentes, omnia tentant, et sunt bonae spei

Petite bibliographie

Nicolas Bonnal – Céline, la colère et les mots (Avatar) ; Chroniques sur la fin de l’histoire ; le livre noir de la décadence romaine (Amazon.fr)

Chateaubriand – Mémoires d’outre-tombe, la Conclusion

Ortega Y Gasset – la révolte des masses

Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique, II

Hermann Hesse – le loup des steppes

Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra ; considérations inactuelles (David Strauss)

Edgar Poe – Entretiens avec une momie

Source

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