L'écrivain tchèque Milan Kundera est décédé le 11 juillet dernier, à Paris. Ce portrait a été pris le 14 octobre 1973.
Ce géant de la littérature alliant sensibilité poétique et connaissance existentielle s’est définitivement exilé, accompagné jusqu’à son dernier souffle par sa femme Vera et à qui il faut rendre hommage pour son dévouement sublime pendant des années.
Je n’ai jamais cru que l’on pouvait penser par soi-même, mais avec les autres. C’est la force des grands romanciers, ils vous prêtent leurs yeux le temps de la lecture. Vous les chaussez et parfois ils ne vous quittent plus, superposés au-dessus des vôtres en un joyeux et singulier autoportrait. Dès lors, magiquement, ces pépites romanesques scintillent dans la voûte céleste et vous accompagnent dans le labyrinthe de l’existence et le grand bruit du monde.
En regardant le documentaire catastrophique diffusé par Arte intitulé Milan Kundera - Odyssée des illusions trahies de Jarmila Buzkovà, je me suis demandé comment pouvait-on trahir à ce point l’œuvre et la pensée d’un tel auteur en le réduisant à quelques éléments biographiques sans même retracer sa pertinence et sa vision esthétiques, sans considérer le mot de kitsch, ni même L’Immortalité, son meilleur roman ainsi qu’il me le confia à une réunion de la revue L’Atelier du roman à l’occasion de mon article Surveillance amoureuse (n° 40, décembre 2004, Flammarion) à propos de L’Identité ?
C'est précisément ce que Milan Kundera déteste par-dessus tout, réduire l’œuvre d’un romancier à sa biographie. Au lieu de s’épancher, il faut tenter de retracer en quelques mots son apport incommensurable à la littérature.
À l'instar d'un de ses maîtres, Hermann Broch (Les Somnambules), Kundera conçoit le roman européen comme la forme suprême de la sagesse capable d'embrasser et de concilier toutes les formes de la connaissance et de la créativité artistique et de les intégrer à sa forme propre sans cesse en élaboration et en mutation. Non compilation, mais une volonté d'élucider et le monde et l'homme. "Suspendre le jugement moral ce n'est pas l'immoralité du roman, c'est sa morale."
Il y a en effet deux mouvements que Kundera associe à merveille, celui d’un côté, dire la vérité la plus crue sur l’existence, et de l’autre, en faire jaillir telle une fontaine la beauté et la délicatesse qui méritent à l’individu d’exister sur terre. De conjuguer la merde et la grâce. Dans L’Immortalité, il écrit subtilement : "Vivre, il n'y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l'univers descend comme une pluie tiède."
Le roman, au carrefour du corps et de l'esprit, est la forme hédoniste du savoir conjuguant inventivité et créativité, humour et méditation, ironie et imagination, connaissance et fantaisie. "Car le pouvoir de la culture réside là : il rachète l'horreur en la transsubstantiant en sagesse existentielle."
À l'inverse des romantiques (Kundera reprend l'expression "mensonge romantique" utilisée par René Girard dans un de ses livres, Mensonge romantique et vérité romanesque), le romancier ne fuit pas la réalité, mais il n'est pas non plus soumis au vraisemblable. Il tente au contraire de mieux la saisir au travers de sa prose et d'une forme subtile et complexe qui lui est propre et où se mêlent dans la plus grande liberté inimaginable jeu, critique, fantaisie, interrogations, humour, rigueur d'analyse...
L’antithèse du roman est la graphomanie qui n’est pas d’écrire pour soi ou pour ses proches. Comme il le dit, ce qui distingue un romancier d’envergure d’un graphomane, "ce n’est pas une passion différente, mais le résultat différent de la passion", c’est-à-dire celui qui écrit pour comprendre et celui qui déverse ses banalités individuelles au public. "Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde". Le romancier se cache derrière son œuvre, et sa vie intime, personnelle, quotidienne n'a pas à être rendue publique, mentionnée à la une des journaux. Pourtant, les médias et les gloseurs ne cessent de parler des auteurs au détriment le plus souvent de leur œuvre comme s’ils plaçaient des micros pour débusquer leur vie intime et banale, souvent au niveau de la braguette, au point de mettre toute la société en perquisition généralisée. Les auteurs qui ne pensent qu'à raconter leurs petites histoires personnelles sont en-dehors de l'histoire du roman, n'ayant pour obsession que d'étaler leur narcissisme souverain, offrant une banale caisse de résonnance à leur vie intime, avec des textes sur leur inestimable personnalité avec photos à l'appui, sur leur admirable compagne, le génie de leur enfant, la tendresse de leur chien, etc. Facebook, Instagram, etc., ne sont que les nouvelles formes numériques de la graphomanie.
C’est à travers le roman que Kundera va cerner le kitsch. Le kitsch ou les termites de la réduction. Qu'est-ce que le kitsch ? Il ne s'agit pas seulement d'une chose de mauvais goût. Il y a aussi l'attitude kitsch, le comportement kitsch : "Le besoin du kitsch de l'homme-kitsch (Kitchmensch) : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue." L'essence du kitsch : le kitsch est la négation absolue de la merde dans les deux sens, littéral et figuré : "Le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable." L'adversaire du kitsch est "l'homme qui interroge", l'homme qui doute de toutes les vérités même si nous avons tous en nous une composante kitsch. Le nier, ce serait méconnaître la nature humaine, ce que nous sommes nous-mêmes. Le kitsch englobe donc toutes les idéologies et opinions qu’elles soient catholique, protestante, juive, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européenne, américaine, nationale, patriotique, internationale. En fait tous les "drapeaux" réels et symboliques dont l’individu s’affuble dans une représentation idéalisée de lui et du monde. C’est dire l’ampleur de cette critique.
Ce n’est pas une négation de la sensibilité humaine, mais une critique de la sensibilité où l’individu se falsifie à son insu le plus souvent. Le kitsch fait naître deux larmes d’émotion : "La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse. La deuxième larme dit : Comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch." Le kitsch est à l'œuvre dans le rewriting (interviews, entretiens, propos recueillis. Adaptations, transcriptions, cinématographiques, télévisées) dans ce que Kundera appelle la misomusie qui essaye de se venger de la subversion d'une œuvre d'art "en l'assujettissant à un but situé au-delà de l'esthétique" par exemple, à un courant politique quelconque (la doctrine de l'art engagé) ou pour en faire "un exercice d'une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique". Tous les moyens sont bons pour réduire la portée (subversive, critique, ironique, humoristique) d'une œuvre d'art.
Il est dès lors tragiquement erroné de considérer l’œuvre de Kundera comme dénué de sensibilité et de délicatesse pour celui qui écrivait : "Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux." Au contraire, avec lui, la page d’un roman peut être aussi délicate qu’une peau. Mais sa critique est pourtant précise : "La sensibilité est indispensable à l'homme, mais elle devient redoutable dès le moment où elle se considère comme une valeur, comme un critère de la vérité, comme la justification d'un comportement. Les sentiments nationaux les plus nobles sont prêts à justifier les pires horreurs ; et, la poitrine gonflée de sentiments lyriques, l'homme commet des bassesses au nom sacré de l'amour. La sensibilité qui remplace la pensée rationnelle devient le fondement même du non-entendement et de l'intolérance ; elle devient, comme l'a dit Carl Gustav Jung, la 'superstructure de la brutalité'". Cette phrase met l'accent sur l'un des aspects majeurs de l'œuvre du romancier, c'est-à-dire sa critique envers tout acte ou tout œuvre empreint d'un subjectivisme extrême. Insistons : "Si quelque chose m'a toujours profondément écœuré chez l'homme, c'est bien de voir comment sa cruauté, sa bassesse et son esprit borné parviennent à revêtir le masque du lyrisme" dit-il et il suffit pour cela d'écouter le jacassement des médias comme si toutes les concierges du monde entier s'étaient réunies en un éclair dans l'intimité de votre appartement.
On comprend alors pourquoi Milan Kundera est un romancier antilyrique, antiromantique. Les romantiques ou les sentimentaux ne nous font pas comprendre le monde ou la réalité, mais nous plongent à jets continus dans leur diarrhée affective. Ils n'aiment pas l'humour et encore moins l'ironie. Ils sont lyriques. "Le lyrique est l'expression de la subjectivité qui se confesse ; l'épique vient de la passion de s'emparer de l'objectivité du monde." D'où l'équation qu'en tire Kundera : "Roman = poésie antilyrique." Ils imposent "la dictature du cœur" Sous-entendu, le cœur a toujours raison. Sentimensonges. L'homme se donne toujours des raisons lyriques pour justifier ses crimes.
Les idéologies de toutes sortes cachent cette duplicité (ce pourquoi certains peuvent passer de l’une à l’autre sans changer). Kundera note le fait drolatique qu’un dirigeant de presse communiste tchèque, tout matérialiste ou athée qu’il était, commandait des prévisions astrologiques sans le savoir… à Milan Kundera (sous pseudonyme) qui tentait ainsi de gagner sa vie. C’est là encore dire que derrière les étiquettes dont s’affublent les individus se dissimule une réalité moins enchanteresse et moins dogmatique. À ce propos, le narrateur rencontre secrètement une jeune femme pudique, R., qui lui avait procuré cet "emploi" et qui a été interrogée par la Police. Lors de cette visite, la jeune femme va fréquemment aux toilettes, rongée par la peur. Kundera éprouve brusquement une envie de lui faire l’amour : "Plus exactement : une envie frénétique de la violer. De me jeter sur elle et de la saisir dans une seule étreinte avec toutes ses insoutenablement excitantes contradictions, avec ses vêtements parfaits et ses intestins en révolte, avec sa raison et sa peur, avec sa fierté et sa honte. Et il me semblait que dans ces contradictions se cachait son essence, ce trésor, cette pépite d’or, ce diamant celé dans ses profondeurs. Je voulais bondir sur elle et le lui arracher. Je voulais la contenir tout entière avec sa merde et son âme ineffable."
Milan Kundera se situe donc au-delà de toute idéologie et fait dire à Sabina, le personnage-clef de L’Insoutenable légèreté de l’être : "Mon ennemi, ce n’est pas le communisme, c’est le kitsch !" Ses romans cherchent à saisir la profondeur de l’existence par la forme la plus légère qui soit, un style simple, clair et concis, où la part belle est faite à l’ironie. À l'heure où l'œuvre d'art est réduite à une simple et vulgaire marchandise, copiée, reproduite à l'infini sur des cendriers et des tee-shirts, plaquée sur des publicités (au mépris de son auteur), ou au contraire célébrée pompeusement dans de grandes messes médiatiques où le public se presse avec hâte, mais sans joie, à l'heure où le développement commercial, industriel, touristique et médiatique n'est que le seul idéal proposé, le kitsch est une force influente qui ne vise pas seulement l’art mais la réalité elle-même. "Sur l'instant présent, elle jette le voile des lieux communs afin que disparaisse le visage du réel. Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu." La grande secte du divertissement actuel est destinée à nous faire oublier ce que nous sommes (avec nos mystères et nos ambiguïtés) au profit de la frivolité grasse qu'est l'insignifiance. Un état d'esprit planétaire et perpétuel et non un simple moment plus ou moins long. L'humanité devient de plus en plus jeune, immature, crédule, plongée dans l'incessant présent du divertissement. "L'infantocratie : l'idéal de l'enfance imposé à l'humanité."
But inavoué du kitsch : l'oubli et la mort. "Avant d'être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c'est la station de correspondance entre l'être et l'oubli." L'oubli dans la plus grande acception du mot possible. L'oubli de soi. L'oubli de la complexité et de l'ambiguïté de l'homme et du monde. L'oubli de la nature. L'oubli de la subversion d'une œuvre d'art... Une transformation et une réduction de la complexité du monde en un kit prêt-à-penser afin que ce monde ne soit plus compréhensible. Un jour, on prendra le kitsch pour le réel. La prise de conscience sera alors impossible. Sans cesse les termites de la réduction sont à l’œuvre.
Kundera se caractérise par une vision concrète de l’être humain, ces petites choses que nous avons chaque jour sous les yeux et que nous ne remarquons pas mais qui en disent beaucoup plus sur nous que les grandes théories. Il débusque par exemple les fantômes qui se glissent jusque dans l’intimité chaude du lit, entre le délicieux corps à corps avec l’être "aimé" : "Si chacun avait accès au monologue intérieur de l'autre, il n'y aurait pas de jouissance." Ne vous imaginez pas qu’on pense toujours à vous au moment du coït !
Dans Le Livre du rire et de l’oubli, il évoque ce qu’il appelle la litost (mot tchèque intraduisible) qui, selon lui, est essentiel pour comprendre la nature humaine. Kundera prend un exemple concret : un étudiant se baignant avec son amie dans une rivière. La jeune fille est sportive, mais le jeune homme nage fort mal. À un moment, la jeune fille se met à nager rapidement vers la rive opposée. Son compagnon, amoureux, fait un effort pour nager plus vite, mais avale de l'eau. Sa litost le submerge. Il se sent mis à nu dans son infériorité physique, se rappelle son enfance maladive sous le regard trop affectueux de sa mère. En rentrant, il frappe la jeune fille au visage en invoquant la dangerosité du courant de l’autre rive. La jeune fille pleure et à la vue de ses larmes, le jeune homme ressent de la compassion et la prend dans ses bras. Sa litost disparait.
Alors qu’est-ce que la litost ? Kundera explicite : "La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte." Il en tire une équation existentielle car la litost est le propre de la jeunesse, l’âge de l’inexpérience, d’où sa critique de l’âge lyrique, alors qu’une personne mature est indifférente vis-à-vis des chocs de la litost. Pour le romancier, la litost fonctionne comme un moteur à deux temps. "Au tourment succède le désir de vengeance. Le but de la vengeance est d'obtenir que le partenaire se montre pareillement misérable. L'homme ne sait pas nager, mais la femme giflée pleure. Ils peuvent donc se sentir égaux et persévérer dans leur amour." En clair, la vengeance ne peut révéler ses véritables intentions, elle s’enrobe d’une "pathétique hypocrisie".
Traduisons ce phénomène existentiel. Au début du même roman, Kundera évoque l’histoire en 1948 du dirigeant communiste Klement Gottwald au balcon d’un palais de Prague haranguant les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Il est avec ses camarades et à côté de lui, il y a Clementis. Comme il neige et que Gottwald est nu-tête, Clementis enlève sa toque de fourrure et la dépose sur la tête de Gottwald. Mais plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La propagande le fit disparaître de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Clementis a disparu. De Clementis, il ne reste que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald.
On s’indigne facilement de la propagande politique qui retouche une photo alors que nous faisons exactement la même chose dans notre camera obscura intime. Kundera raconte juste après l’histoire de Mirek qui a eu une liaison avec Zdena il y a vingt-cinq ans. Mirek cache un secret. Lequel ? Il dissimule toute trace de sa relation avec Zdena qui, elle, parle sans cesse de lui. Si elle fait une carrière au Parti, ce n’est pas parce qu’elle est une idéologue, mais parce qu’elle aime Mirek et qu’ils ont milité ensemble. Si Mirek revoit Zdena, c’est pour lui reprendre sous un faux prétexte les lettres qu’il lui a envoyées il y a longtemps. Pourquoi ?
Mirek est amoureux de son destin. Il a abandonné Zdena et a éprouvé une immense liberté. Tout lui a alors réussi. Il a épousé une jolie femme dont il était fier. Puis elle est morte et il est resté avec son fils, attirant de nombreuses femmes. Comme Kundera l’écrit : "Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l'homme qui a eu de belles femmes." Mirek devint une personnalité dans la recherche scientifique, apparaissant à la télévision. À l’invasion russe en 1968, il ne renia pas ses convictions. Il perdit son travail et finit manœuvre sur un chantier de construction.
Notons que Mirek est précisément un opposant au régime soviétique. S’il tient à récupérer les lettres, c’est parce Zdena a été "coupable" envers lui. Elle est laide : "Le grand nez de Zdena jetait une ombre sur sa vie." C’est ça le secret de Mirek : il a couché avec un laideron parce qu’il n’osait pas aborder les jolies femmes. Mais s’il veut effacer des photographies de sa vie, ce n’est pas parce qu’il ne l’aimait pas, mais parce qu’il l’avait précisément aimée. Quand il revoit Zdena, elle refuse de lui donner ses lettres… pleines de sentiments. Mirek a honte. Finalement, Mirek est arrêté par la police secrète qui le surveillait lors de son voyage pour rencontrer Zdena.
Mirek a effacé Zdena et son amour pour elle comme la propagande a effacé Clementis du balcon. Kundera conclut : "On crie qu’on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n’est pas vrai. L’avenir n’est qu’un vide indifférent qui n’intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l’avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l’Histoire."
Kundera vise le cœur du problème en ce que les termites de la réduction ne sont pas seulement à l’œuvre dans la politique, ce qui serait facile à relever, mais dans l’être humain même dont la conscience sans cesse réduit et simplifie la complexité et l’ambiguïté du monde à un slogan pour échapper à sa pesanteur. Nous retouchons notre passé pour en donner une représentation idyllique devenant ainsi notre propre petite agence de marketing. Comme au cinéma, sur la table de montage, nous donnons une version mensongère de nous-mêmes en élaguant les aspects dérangeants. Dénuder ce montage falsificateur est extrêmement blessant : la litost pointe le bout de son long nez comme celui de Pinocchio et nous vexe tel un gamin. On peut s’en rendre compte en regardant le film tchèque drôle et féroce, Moi, Dieu pitoyable (1968) d’Antonín Kachlík que Kundera a adapté d’une de ses nouvelles retirée de Risibles amours. "Le souci de sa propre image, voilà l'incorrigible immaturité de l'homme", note-t-il dans L'Immortalité. Et ceux qui ont un souci pathologique de leur image sont prêts à sacrifier amis et amours pour la sauvegarder.
Kundera décrypte simplement et avec ironie et humour les hiéroglyphes existentiels qui entourent notre vie. Cette sacro-sainte image peut se dupliquer aisément dans toutes les sphères : politique, économique, marketing, sentimentale, érotique, etc., car elle place l’individu dans une dimension abstraite et légère où plaisantent les anges : le mirage de l’idylle. "La nostalgie du Paradis, c’est le désir de l’homme de ne pas être homme", écrit-il dans L’Insoutenable légèreté de l’être.
Le romancier est celui qui sort de ce cercle idyllique et qui, désenchanté, n’en finit pas de tomber. C’est là où il échappe aux représentations allégées de l’anorexie existentielle pour faire face aux pancartes ou aux slogans (La Grande marche dans L’Insoutenable) qu’agitent frénétiquement une foule ou une horde d’individus au garde-à-vous ayant abdiqué de leur singularité dans une "sécrétion lacrymale collective", prête à sacrifier quiconque qui ne se range pas à leurs côtés dans une gluante affectivité. Il écrit : "Le sens de l'histoire d'un art est opposé à celui de l'Histoire tout court. Par son caractère personnel, l'histoire d'un art est une vengeance de l'homme sur l'impersonnalité de l'Histoire de l'humanité." Car par sa personnalité singulière qui le tire de la marmite de la multitude, un individu s’extrait des idéaux kitschs. "Être courageux dans l'isolement, sans témoins, sans l'assentiment des autres, face à face avec soi-même, cela requiert une grande fierté et beaucoup de force."
À l’heure de la mondialisation, de l’enrôlement des individus dans un monde cerné d’images simplificatrices, on saisit que les termites de la réduction crépitent de joie. Que reste-t-il au fond de la présence humaine ? Que reste-t-il de ce qui fait une personnalité ? Une voix, des gestes, un regard, et tout cela disparaît d'un claquement de doigt. Fin de partie. Heureusement, il reste les romans et essais de Kundera que l’on lit seul à seul, en tête-à-tête, en évitant que les termites de la réduction ne les rongent à son tour. Je songe ému à cette merveilleuse phrase de Carlos Fuentes dans Christophe et son œuf : "Nos ancêtres meurent avant que nous soyons prêts à vivre sans eux." Yannick Rolandeau est scénariste, cinéaste, professeur et auteur.
Ce géant de la littérature alliant sensibilité poétique et connaissance existentielle s’est définitivement exilé, accompagné jusqu’à son dernier souffle par sa femme Vera et à qui il faut rendre hommage pour son dévouement sublime pendant des années.
Je n’ai jamais cru que l’on pouvait penser par soi-même, mais avec les autres. C’est la force des grands romanciers, ils vous prêtent leurs yeux le temps de la lecture. Vous les chaussez et parfois ils ne vous quittent plus, superposés au-dessus des vôtres en un joyeux et singulier autoportrait. Dès lors, magiquement, ces pépites romanesques scintillent dans la voûte céleste et vous accompagnent dans le labyrinthe de l’existence et le grand bruit du monde.
En regardant le documentaire catastrophique diffusé par Arte intitulé Milan Kundera - Odyssée des illusions trahies de Jarmila Buzkovà, je me suis demandé comment pouvait-on trahir à ce point l’œuvre et la pensée d’un tel auteur en le réduisant à quelques éléments biographiques sans même retracer sa pertinence et sa vision esthétiques, sans considérer le mot de kitsch, ni même L’Immortalité, son meilleur roman ainsi qu’il me le confia à une réunion de la revue L’Atelier du roman à l’occasion de mon article Surveillance amoureuse (n° 40, décembre 2004, Flammarion) à propos de L’Identité ?
C'est précisément ce que Milan Kundera déteste par-dessus tout, réduire l’œuvre d’un romancier à sa biographie. Au lieu de s’épancher, il faut tenter de retracer en quelques mots son apport incommensurable à la littérature.
À l'instar d'un de ses maîtres, Hermann Broch (Les Somnambules), Kundera conçoit le roman européen comme la forme suprême de la sagesse capable d'embrasser et de concilier toutes les formes de la connaissance et de la créativité artistique et de les intégrer à sa forme propre sans cesse en élaboration et en mutation. Non compilation, mais une volonté d'élucider et le monde et l'homme. "Suspendre le jugement moral ce n'est pas l'immoralité du roman, c'est sa morale."
Il y a en effet deux mouvements que Kundera associe à merveille, celui d’un côté, dire la vérité la plus crue sur l’existence, et de l’autre, en faire jaillir telle une fontaine la beauté et la délicatesse qui méritent à l’individu d’exister sur terre. De conjuguer la merde et la grâce. Dans L’Immortalité, il écrit subtilement : "Vivre, il n'y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l'univers descend comme une pluie tiède."
Le roman, au carrefour du corps et de l'esprit, est la forme hédoniste du savoir conjuguant inventivité et créativité, humour et méditation, ironie et imagination, connaissance et fantaisie. "Car le pouvoir de la culture réside là : il rachète l'horreur en la transsubstantiant en sagesse existentielle."
À l'inverse des romantiques (Kundera reprend l'expression "mensonge romantique" utilisée par René Girard dans un de ses livres, Mensonge romantique et vérité romanesque), le romancier ne fuit pas la réalité, mais il n'est pas non plus soumis au vraisemblable. Il tente au contraire de mieux la saisir au travers de sa prose et d'une forme subtile et complexe qui lui est propre et où se mêlent dans la plus grande liberté inimaginable jeu, critique, fantaisie, interrogations, humour, rigueur d'analyse...
L’antithèse du roman est la graphomanie qui n’est pas d’écrire pour soi ou pour ses proches. Comme il le dit, ce qui distingue un romancier d’envergure d’un graphomane, "ce n’est pas une passion différente, mais le résultat différent de la passion", c’est-à-dire celui qui écrit pour comprendre et celui qui déverse ses banalités individuelles au public. "Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde". Le romancier se cache derrière son œuvre, et sa vie intime, personnelle, quotidienne n'a pas à être rendue publique, mentionnée à la une des journaux. Pourtant, les médias et les gloseurs ne cessent de parler des auteurs au détriment le plus souvent de leur œuvre comme s’ils plaçaient des micros pour débusquer leur vie intime et banale, souvent au niveau de la braguette, au point de mettre toute la société en perquisition généralisée. Les auteurs qui ne pensent qu'à raconter leurs petites histoires personnelles sont en-dehors de l'histoire du roman, n'ayant pour obsession que d'étaler leur narcissisme souverain, offrant une banale caisse de résonnance à leur vie intime, avec des textes sur leur inestimable personnalité avec photos à l'appui, sur leur admirable compagne, le génie de leur enfant, la tendresse de leur chien, etc. Facebook, Instagram, etc., ne sont que les nouvelles formes numériques de la graphomanie.
C’est à travers le roman que Kundera va cerner le kitsch. Le kitsch ou les termites de la réduction. Qu'est-ce que le kitsch ? Il ne s'agit pas seulement d'une chose de mauvais goût. Il y a aussi l'attitude kitsch, le comportement kitsch : "Le besoin du kitsch de l'homme-kitsch (Kitchmensch) : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue." L'essence du kitsch : le kitsch est la négation absolue de la merde dans les deux sens, littéral et figuré : "Le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable." L'adversaire du kitsch est "l'homme qui interroge", l'homme qui doute de toutes les vérités même si nous avons tous en nous une composante kitsch. Le nier, ce serait méconnaître la nature humaine, ce que nous sommes nous-mêmes. Le kitsch englobe donc toutes les idéologies et opinions qu’elles soient catholique, protestante, juive, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européenne, américaine, nationale, patriotique, internationale. En fait tous les "drapeaux" réels et symboliques dont l’individu s’affuble dans une représentation idéalisée de lui et du monde. C’est dire l’ampleur de cette critique.
Ce n’est pas une négation de la sensibilité humaine, mais une critique de la sensibilité où l’individu se falsifie à son insu le plus souvent. Le kitsch fait naître deux larmes d’émotion : "La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse. La deuxième larme dit : Comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch." Le kitsch est à l'œuvre dans le rewriting (interviews, entretiens, propos recueillis. Adaptations, transcriptions, cinématographiques, télévisées) dans ce que Kundera appelle la misomusie qui essaye de se venger de la subversion d'une œuvre d'art "en l'assujettissant à un but situé au-delà de l'esthétique" par exemple, à un courant politique quelconque (la doctrine de l'art engagé) ou pour en faire "un exercice d'une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique". Tous les moyens sont bons pour réduire la portée (subversive, critique, ironique, humoristique) d'une œuvre d'art.
Il est dès lors tragiquement erroné de considérer l’œuvre de Kundera comme dénué de sensibilité et de délicatesse pour celui qui écrivait : "Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux." Au contraire, avec lui, la page d’un roman peut être aussi délicate qu’une peau. Mais sa critique est pourtant précise : "La sensibilité est indispensable à l'homme, mais elle devient redoutable dès le moment où elle se considère comme une valeur, comme un critère de la vérité, comme la justification d'un comportement. Les sentiments nationaux les plus nobles sont prêts à justifier les pires horreurs ; et, la poitrine gonflée de sentiments lyriques, l'homme commet des bassesses au nom sacré de l'amour. La sensibilité qui remplace la pensée rationnelle devient le fondement même du non-entendement et de l'intolérance ; elle devient, comme l'a dit Carl Gustav Jung, la 'superstructure de la brutalité'". Cette phrase met l'accent sur l'un des aspects majeurs de l'œuvre du romancier, c'est-à-dire sa critique envers tout acte ou tout œuvre empreint d'un subjectivisme extrême. Insistons : "Si quelque chose m'a toujours profondément écœuré chez l'homme, c'est bien de voir comment sa cruauté, sa bassesse et son esprit borné parviennent à revêtir le masque du lyrisme" dit-il et il suffit pour cela d'écouter le jacassement des médias comme si toutes les concierges du monde entier s'étaient réunies en un éclair dans l'intimité de votre appartement.
On comprend alors pourquoi Milan Kundera est un romancier antilyrique, antiromantique. Les romantiques ou les sentimentaux ne nous font pas comprendre le monde ou la réalité, mais nous plongent à jets continus dans leur diarrhée affective. Ils n'aiment pas l'humour et encore moins l'ironie. Ils sont lyriques. "Le lyrique est l'expression de la subjectivité qui se confesse ; l'épique vient de la passion de s'emparer de l'objectivité du monde." D'où l'équation qu'en tire Kundera : "Roman = poésie antilyrique." Ils imposent "la dictature du cœur" Sous-entendu, le cœur a toujours raison. Sentimensonges. L'homme se donne toujours des raisons lyriques pour justifier ses crimes.
Les idéologies de toutes sortes cachent cette duplicité (ce pourquoi certains peuvent passer de l’une à l’autre sans changer). Kundera note le fait drolatique qu’un dirigeant de presse communiste tchèque, tout matérialiste ou athée qu’il était, commandait des prévisions astrologiques sans le savoir… à Milan Kundera (sous pseudonyme) qui tentait ainsi de gagner sa vie. C’est là encore dire que derrière les étiquettes dont s’affublent les individus se dissimule une réalité moins enchanteresse et moins dogmatique. À ce propos, le narrateur rencontre secrètement une jeune femme pudique, R., qui lui avait procuré cet "emploi" et qui a été interrogée par la Police. Lors de cette visite, la jeune femme va fréquemment aux toilettes, rongée par la peur. Kundera éprouve brusquement une envie de lui faire l’amour : "Plus exactement : une envie frénétique de la violer. De me jeter sur elle et de la saisir dans une seule étreinte avec toutes ses insoutenablement excitantes contradictions, avec ses vêtements parfaits et ses intestins en révolte, avec sa raison et sa peur, avec sa fierté et sa honte. Et il me semblait que dans ces contradictions se cachait son essence, ce trésor, cette pépite d’or, ce diamant celé dans ses profondeurs. Je voulais bondir sur elle et le lui arracher. Je voulais la contenir tout entière avec sa merde et son âme ineffable."
Milan Kundera se situe donc au-delà de toute idéologie et fait dire à Sabina, le personnage-clef de L’Insoutenable légèreté de l’être : "Mon ennemi, ce n’est pas le communisme, c’est le kitsch !" Ses romans cherchent à saisir la profondeur de l’existence par la forme la plus légère qui soit, un style simple, clair et concis, où la part belle est faite à l’ironie. À l'heure où l'œuvre d'art est réduite à une simple et vulgaire marchandise, copiée, reproduite à l'infini sur des cendriers et des tee-shirts, plaquée sur des publicités (au mépris de son auteur), ou au contraire célébrée pompeusement dans de grandes messes médiatiques où le public se presse avec hâte, mais sans joie, à l'heure où le développement commercial, industriel, touristique et médiatique n'est que le seul idéal proposé, le kitsch est une force influente qui ne vise pas seulement l’art mais la réalité elle-même. "Sur l'instant présent, elle jette le voile des lieux communs afin que disparaisse le visage du réel. Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu." La grande secte du divertissement actuel est destinée à nous faire oublier ce que nous sommes (avec nos mystères et nos ambiguïtés) au profit de la frivolité grasse qu'est l'insignifiance. Un état d'esprit planétaire et perpétuel et non un simple moment plus ou moins long. L'humanité devient de plus en plus jeune, immature, crédule, plongée dans l'incessant présent du divertissement. "L'infantocratie : l'idéal de l'enfance imposé à l'humanité."
But inavoué du kitsch : l'oubli et la mort. "Avant d'être oubliés, nous serons changés en kitsch. Le kitsch, c'est la station de correspondance entre l'être et l'oubli." L'oubli dans la plus grande acception du mot possible. L'oubli de soi. L'oubli de la complexité et de l'ambiguïté de l'homme et du monde. L'oubli de la nature. L'oubli de la subversion d'une œuvre d'art... Une transformation et une réduction de la complexité du monde en un kit prêt-à-penser afin que ce monde ne soit plus compréhensible. Un jour, on prendra le kitsch pour le réel. La prise de conscience sera alors impossible. Sans cesse les termites de la réduction sont à l’œuvre.
Kundera se caractérise par une vision concrète de l’être humain, ces petites choses que nous avons chaque jour sous les yeux et que nous ne remarquons pas mais qui en disent beaucoup plus sur nous que les grandes théories. Il débusque par exemple les fantômes qui se glissent jusque dans l’intimité chaude du lit, entre le délicieux corps à corps avec l’être "aimé" : "Si chacun avait accès au monologue intérieur de l'autre, il n'y aurait pas de jouissance." Ne vous imaginez pas qu’on pense toujours à vous au moment du coït !
Dans Le Livre du rire et de l’oubli, il évoque ce qu’il appelle la litost (mot tchèque intraduisible) qui, selon lui, est essentiel pour comprendre la nature humaine. Kundera prend un exemple concret : un étudiant se baignant avec son amie dans une rivière. La jeune fille est sportive, mais le jeune homme nage fort mal. À un moment, la jeune fille se met à nager rapidement vers la rive opposée. Son compagnon, amoureux, fait un effort pour nager plus vite, mais avale de l'eau. Sa litost le submerge. Il se sent mis à nu dans son infériorité physique, se rappelle son enfance maladive sous le regard trop affectueux de sa mère. En rentrant, il frappe la jeune fille au visage en invoquant la dangerosité du courant de l’autre rive. La jeune fille pleure et à la vue de ses larmes, le jeune homme ressent de la compassion et la prend dans ses bras. Sa litost disparait.
Alors qu’est-ce que la litost ? Kundera explicite : "La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte." Il en tire une équation existentielle car la litost est le propre de la jeunesse, l’âge de l’inexpérience, d’où sa critique de l’âge lyrique, alors qu’une personne mature est indifférente vis-à-vis des chocs de la litost. Pour le romancier, la litost fonctionne comme un moteur à deux temps. "Au tourment succède le désir de vengeance. Le but de la vengeance est d'obtenir que le partenaire se montre pareillement misérable. L'homme ne sait pas nager, mais la femme giflée pleure. Ils peuvent donc se sentir égaux et persévérer dans leur amour." En clair, la vengeance ne peut révéler ses véritables intentions, elle s’enrobe d’une "pathétique hypocrisie".
Traduisons ce phénomène existentiel. Au début du même roman, Kundera évoque l’histoire en 1948 du dirigeant communiste Klement Gottwald au balcon d’un palais de Prague haranguant les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Il est avec ses camarades et à côté de lui, il y a Clementis. Comme il neige et que Gottwald est nu-tête, Clementis enlève sa toque de fourrure et la dépose sur la tête de Gottwald. Mais plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La propagande le fit disparaître de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Clementis a disparu. De Clementis, il ne reste que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald.
On s’indigne facilement de la propagande politique qui retouche une photo alors que nous faisons exactement la même chose dans notre camera obscura intime. Kundera raconte juste après l’histoire de Mirek qui a eu une liaison avec Zdena il y a vingt-cinq ans. Mirek cache un secret. Lequel ? Il dissimule toute trace de sa relation avec Zdena qui, elle, parle sans cesse de lui. Si elle fait une carrière au Parti, ce n’est pas parce qu’elle est une idéologue, mais parce qu’elle aime Mirek et qu’ils ont milité ensemble. Si Mirek revoit Zdena, c’est pour lui reprendre sous un faux prétexte les lettres qu’il lui a envoyées il y a longtemps. Pourquoi ?
Mirek est amoureux de son destin. Il a abandonné Zdena et a éprouvé une immense liberté. Tout lui a alors réussi. Il a épousé une jolie femme dont il était fier. Puis elle est morte et il est resté avec son fils, attirant de nombreuses femmes. Comme Kundera l’écrit : "Les femmes ne recherchent pas le bel homme. Les femmes recherchent l'homme qui a eu de belles femmes." Mirek devint une personnalité dans la recherche scientifique, apparaissant à la télévision. À l’invasion russe en 1968, il ne renia pas ses convictions. Il perdit son travail et finit manœuvre sur un chantier de construction.
Notons que Mirek est précisément un opposant au régime soviétique. S’il tient à récupérer les lettres, c’est parce Zdena a été "coupable" envers lui. Elle est laide : "Le grand nez de Zdena jetait une ombre sur sa vie." C’est ça le secret de Mirek : il a couché avec un laideron parce qu’il n’osait pas aborder les jolies femmes. Mais s’il veut effacer des photographies de sa vie, ce n’est pas parce qu’il ne l’aimait pas, mais parce qu’il l’avait précisément aimée. Quand il revoit Zdena, elle refuse de lui donner ses lettres… pleines de sentiments. Mirek a honte. Finalement, Mirek est arrêté par la police secrète qui le surveillait lors de son voyage pour rencontrer Zdena.
Mirek a effacé Zdena et son amour pour elle comme la propagande a effacé Clementis du balcon. Kundera conclut : "On crie qu’on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n’est pas vrai. L’avenir n’est qu’un vide indifférent qui n’intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l’avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l’Histoire."
Kundera vise le cœur du problème en ce que les termites de la réduction ne sont pas seulement à l’œuvre dans la politique, ce qui serait facile à relever, mais dans l’être humain même dont la conscience sans cesse réduit et simplifie la complexité et l’ambiguïté du monde à un slogan pour échapper à sa pesanteur. Nous retouchons notre passé pour en donner une représentation idyllique devenant ainsi notre propre petite agence de marketing. Comme au cinéma, sur la table de montage, nous donnons une version mensongère de nous-mêmes en élaguant les aspects dérangeants. Dénuder ce montage falsificateur est extrêmement blessant : la litost pointe le bout de son long nez comme celui de Pinocchio et nous vexe tel un gamin. On peut s’en rendre compte en regardant le film tchèque drôle et féroce, Moi, Dieu pitoyable (1968) d’Antonín Kachlík que Kundera a adapté d’une de ses nouvelles retirée de Risibles amours. "Le souci de sa propre image, voilà l'incorrigible immaturité de l'homme", note-t-il dans L'Immortalité. Et ceux qui ont un souci pathologique de leur image sont prêts à sacrifier amis et amours pour la sauvegarder.
Kundera décrypte simplement et avec ironie et humour les hiéroglyphes existentiels qui entourent notre vie. Cette sacro-sainte image peut se dupliquer aisément dans toutes les sphères : politique, économique, marketing, sentimentale, érotique, etc., car elle place l’individu dans une dimension abstraite et légère où plaisantent les anges : le mirage de l’idylle. "La nostalgie du Paradis, c’est le désir de l’homme de ne pas être homme", écrit-il dans L’Insoutenable légèreté de l’être.
Le romancier est celui qui sort de ce cercle idyllique et qui, désenchanté, n’en finit pas de tomber. C’est là où il échappe aux représentations allégées de l’anorexie existentielle pour faire face aux pancartes ou aux slogans (La Grande marche dans L’Insoutenable) qu’agitent frénétiquement une foule ou une horde d’individus au garde-à-vous ayant abdiqué de leur singularité dans une "sécrétion lacrymale collective", prête à sacrifier quiconque qui ne se range pas à leurs côtés dans une gluante affectivité. Il écrit : "Le sens de l'histoire d'un art est opposé à celui de l'Histoire tout court. Par son caractère personnel, l'histoire d'un art est une vengeance de l'homme sur l'impersonnalité de l'Histoire de l'humanité." Car par sa personnalité singulière qui le tire de la marmite de la multitude, un individu s’extrait des idéaux kitschs. "Être courageux dans l'isolement, sans témoins, sans l'assentiment des autres, face à face avec soi-même, cela requiert une grande fierté et beaucoup de force."
À l’heure de la mondialisation, de l’enrôlement des individus dans un monde cerné d’images simplificatrices, on saisit que les termites de la réduction crépitent de joie. Que reste-t-il au fond de la présence humaine ? Que reste-t-il de ce qui fait une personnalité ? Une voix, des gestes, un regard, et tout cela disparaît d'un claquement de doigt. Fin de partie. Heureusement, il reste les romans et essais de Kundera que l’on lit seul à seul, en tête-à-tête, en évitant que les termites de la réduction ne les rongent à son tour. Je songe ému à cette merveilleuse phrase de Carlos Fuentes dans Christophe et son œuf : "Nos ancêtres meurent avant que nous soyons prêts à vivre sans eux." Yannick Rolandeau est scénariste, cinéaste, professeur et auteur.
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