D’abord considérée comme une théorie du complot, la “cupiditéflation” est aujourd’hui acceptée par les économistes traditionnels.
Au cours des dernières années, coïncidant avec le début de la pandémie de Covid19 et ses répercussions économiques, l’inflation a ébranlé la plupart des pays du monde. Les économistes et les commentateurs se sont déchaînés sur les causes exactes de ce phénomène qui rogne les salaires réels des travailleurs moyens.
L’une des théories avancées par les partisans d’un renforcement des garde-fous contre les profits est que les bénéfices des entreprises ont explosé depuis la pandémie et que l’État devrait intervenir. De nombreux économistes et commentateurs des médias ont qualifié cette hypothèse de théorie du complot sans fondement.
En décembre 2021, Isabella Weber, professeur adjoint d’économie à l’université du Massachusetts Amherst, plaidait dans une tribune publiée dans The Guardian en faveur d’un “contrôle stratégique des prix” semblable à celui mis en place par le gouvernement américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a imputé la spirale inflationniste aux “grandes entreprises qui ont le pouvoir sur le marché” et qui “ont profité des problèmes d’approvisionnement pour augmenter les prix et engranger des bénéfices exceptionnels“.
Les conservateurs fiscaux de Fox News, Commentary et National Review ont qualifié son idée de “perverse“, “fondamentalement bancale” et “certainement erronée“. Même le lauréat du prix Nobel Paul Krugman a supprimé un tweet dans lequel il qualifiait Mme Weber de “vraiment stupide“. Les « facts-checkers » d‘Associated Press et de la commission des voies et moyens de la Chambre des représentants ont “démystifié” cette idée, tout comme un certain nombre de groupes de réflexion conservateurs tels que l’Institut Mises.
Pourtant, l’idée selon laquelle les bénéfices des entreprises font grimper les prix – ce que de nombreuses personnes ont bien noté – est apparemment populaire au sein du Parti Démocrate et même à la Maison Blanche. Catherine Rampell, du Washington Post, a publié le mois dernier un article intitulé “Une théorie du complot au sujet de l’inflation infecte le Parti Démocrate“, faisant référence à la notion de “cupiditéflation” ou à ce que Weber appelle “l’inflation des marchands“.
En effet, la Maison Blanche a cité les monopoles comme un risque majeur pour les chaînes d’approvisionnement et une grande figure du Parti Démocrate, l’ancien ministre du travail Robert Reich, a toujours affirmé que “c’est l’inflation par l’appât du gain, idiot“. Quelques événements récents ont fait pencher la balance en faveur de cet argument.
Tout d’abord, il convient de noter et de bien comprendre que la croissance incontrôlée des salaires, engendrée par la position de négociation plus avantageuse des travailleurs depuis la pandémie de Covid, est une cause majeure de l’inflation. Nous savons pourtant que les salaires réels ont diminué et, comme je l’ai noté en février 2022, que “le vrai problème n’est pas une question d’offre de main-d’œuvre, mais que les entreprises augmentent leurs prix pour la simple raison qu’elles le peuvent“.
En janvier, l’ancien vice-président de la Fed, Lael Brainard, a déclaré dans un discours que les salaires n’étaient pas le principal moteur de l’inflation et a souligné ce qu’il a appelé une “spirale des prix“, où les entreprises augmentent leurs prix plus que le coût de leurs intrants. Deux mois plus tard, l’économiste en chef d’UBS Global Wealth Management, Paul Donovan, a publié une note influente sur “l’inflation induite par les marges bénéficiaires“, qui décrivait comment, à la fin de 2022 et tout au long de cette année, les entreprises ont convaincu les consommateurs qu’elles devaient augmenter leurs prix alors qu’elles n’en avaient en réalité pas besoin.
Enfin, et c’est peut-être le point le plus frappant, le Fonds monétaire international (FMI) a déclaré dans un rapport publié lundi que “l’augmentation des bénéfices des entreprises a été le principal facteur d’inflation en Europe au cours des deux dernières années, les entreprises ayant augmenté leurs prix dans des proportions plus importantes que la flambée des coûts de l’énergie importée“. Cela semble pleinement justifier l’argument, autrefois considéré comme une théorie du complot, selon lequel les entreprises sont à l’origine de l’inflation – du moins dans l’UE, mais peut-être pas aux États-Unis, d’où proviennent la plupart des détracteurs.
Cependant, les mêmes conditions économiques entourant la monopolisation et la stagnation des salaires réels en Europe peuvent-elles s’appliquer aux États-Unis ? Je pense que oui, et je pense également que le double impact de la pandémie et du conflit en Ukraine constituerait un argument plus rationnel de la part des entreprises pour justifier la nécessité d’augmenter les prix. Mais apparemment, ce n’est pas le cas.
En fait, l’avantage stratégique relatif des États-Unis par rapport à l’Europe – indépendance énergétique, niveau technologique plus élevé, main-d’œuvre plus qualifiée et autres – est tel que les entreprises américaines sont clairement dans une meilleure position. Les perspectives d’avenir de l’économie américaine par rapport à celle de l’UE sont également bien meilleures, cette dernière étant confrontée à la désindustrialisation et à des interrogations sur son modèle de développement actuel. Je pense que l’on peut dire que les conditions de l’inflation induite par les marges bénéficiaires dans l’UE s’appliquent encore plus aux États-Unis.
Maintenant que nous pouvons enfin nommer le problème, il est temps de discuter des solutions : Le contrôle des prix, comme le disait Weber, ou l’actualisation du droit du travail, comme le préconisait Reich. C’est très bien. Ces deux arguments s’inspirent de l’histoire, de la Seconde Guerre mondiale et de l’époque du New Deal. Mais nous ferions mieux de nous inspirer de l’ancien âge doré et de sa fin au tournant du 20e siècle pour adopter une nouvelle législation antimonopole afin de priver ces grands cartels de leur pouvoir de fixer les prix, faute de quoi l’inflation constituera un risque systémique permanent.
Bradley Blankenship
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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