18 mai 2023

Pourquoi le projet des « nouvelles routes de la soie » en Italie a-t-il échoué?

Lorsqu’en mars 2019, Rome avait signé avec Pékin le protocole d’accord concernant le projet d’infrastructure maritime et terrestre, « Belt and Road Initiative » (BRI), cela avait suscité de grands espoirs économiques, malgré les vives inquiétudes de Bruxelles et de Washington. Depuis l’année de lancement en 2013, l’Italie était devenue ainsi le premier pays du G7 à intégrer ce vaste chantier. Pas moins de 29 contrats ou protocoles d’accords avaient été conclus, pour les deux tiers institutionnels et le dernier concernant des entreprises, avec notamment deux ports « cibles » : Trieste et Gênes.  L’enjeu financier était de l’ordre de 7 milliards, mais l’on parlait d’un potentiel de 20 milliards. Un pari important pour la péninsule, car les exportations italiennes vers l’Empire du milieu ne dépassaient pas les 13 milliards d’euros à l’époque, alors qu’elles représentaient 7 fois cette somme pour ce qui était des exportations vers l’Allemagne. Mais aujourd’hui, le manque de résultats et l’accroissement des tensions au sein de l’UE semblent remettre en cause ce partenariat.

La position italienne devrait être précisée lorsque le Premier ministre, Giorgia Meloni, et ses collègues dirigeants du G7 se rencontreront au Japon le 19 mai prochain. Quatre ans après avoir signé le projet d’infrastructure massif de Pékin, le Premier ministre italien aura à trancher sur le devenir de ce partenariat. Lorsque l’Italie avait signé son protocole en 2019, elle avait été le premier pays du G7 à rejoindre l’initiative « Belt and Road », alors même que la rivalité sino-américaine commençait à prendre de l’ampleur et que la méfiance émergeait dans l’Union européenne à propos des liens économiques du bloc avec Pékin.

Pour Giorgia Meloni, l’accord avec la Chine a été une « grosse erreur »

Pour la Chine, la décision de l’Italie constituait une victoire diplomatique certaine, récompensant ainsi ses efforts d’utiliser ce projet pour étendre son influence mondiale, en particulier pour contrer celle des États-Unis. Pour l’Italie, cela était considéré comme une chance de revitaliser son économie.

Mais alors que Pékin se prépare à accueillir cette année ses partenaires au sein du Forum « Belt and Road », certains signes tendent à montrer que Rome veut se retirer du projet. Si l’Italie prend cette décision – et s’aligne donc sur l’approche de réduction des risques de l’Union européenne envers la Chine – ce sera un revers diplomatique majeur pour Pékin. Toutefois, les retombées économiques pourraient être limitées, selon les observateurs.

L’idée d’un éventuel retrait de l’Italie circule depuis que la coalition de Meloni a remporté les élections nationales en septembre dernier. Avant les élections, elle avait déclaré que l’adhésion de l’Italie à l’initiative « Belt and Road » en 2019 avait été une « grosse erreur » pour son pays. Elle avait longtemps critiqué cet accord, affirmant en 2021 que la politique étrangère de l’Italie devait être « européaniste et atlantiste ». Le protocole d’accord avait été signé sous l’administration du Premier ministre de l’époque, Giuseppe Conte, et couvrait un large éventail de domaines : des infrastructures en passant par l’espace et l’énergie. Le professeur Wang Yiwei de l’Université Renmin, grand spécialiste des études européennes, rappelle qu’à l’époque, la Chine appréciait grandement la participation de l’Italie au projet. « Si maintenant l’Italie veut arrêter… ce sera vraiment une gifle pour la Chine ».

Quatre ans après, peu de développements économiques

Certes, l’Italie reste le seul pays membre du Groupe des sept à avoir signé le protocole d’accord. Mais jusqu’à présent, il n’y a pas eu grand-chose à en tirer. Les investissements italiens pour ce projet sont passés de 2,51 milliards de dollars en 2019 à 810 millions de dollars en 2020, selon les données fournies par le « Green Finance and Development Center » de l’Université de Fudan. De l’autre côté, les investissements étrangers directs chinois réalisés en Italie ont diminué, passant de 650 millions de dollars en 2019 à 20 millions de dollars en 2020 et 33 millions de dollars en 2021, selon les données du Rhodium Group. Rien de comparable donc aux 1,9 milliards de dollars d’IDE chinois en Allemagne et aux 1,8 milliards de dollars en France en 2020 … Selon le groupe Rhodium, la Finlande, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas figuraient parmi les pays européens qui avaient reçu le plus d’investissements chinois entre 2019 et 2021, bien qu’ils n’aient pas adhéré à l’initiative BRI.

Enrico Fardella – directeur de ChinaMed et professeur à l’Université de Naples, juge que l’Italie n’a pas enregistré les retombées attendues après la signature du protocole d’accord avec la Chine : « L’Italie n’a obtenu aucun retour économique, tandis que d’autres pays de l’UE qui ont refusé de signer le protocole d’accord ont obtenu davantage d’avantages économiques ». Il faut néanmoins reconnaître que les investissements chinois ont diminué en Europe au cours des dernières années, tombant à 7,9 milliards d’euros (8,4 milliards de dollars) en 2020, le plus bas depuis 2013, selon le Rhodium Group. Cela est en partie dû aux mesures de dépistage du Covid sur le continent.

Une position de l’UE de plus en plus restrictive à l’égard de la Chine

En outre, les inquiétudes croissantes, concernant les investissements chinois dans des actifs stratégiques en Europe, ont incité l’UE à durcir ses règles de « filtrage » des investissements étrangers en 2020. L’Italie a emboîté le pas cette année-là, alignant ses pouvoirs d’intervention pour protéger ses entreprises stratégiques. Ainsi, le successeur de Conte, Mario Draghi, entré en fonction en février 2021, a utilisé ses pouvoirs à plusieurs reprises pour bloquer les prises de contrôle chinoises d’entreprises italiennes dans des secteurs stratégiques sensibles, en particulier pour deux accords liés aux semi-conducteurs.

Des inquiétudes concernant les investissements chinois sont également apparues à Trieste, le port le plus actif d’Italie. En vertu du protocole d’entente sur l’Initiative BRI, la société d’État China Communications Construction Company – une entreprise mise sur liste noire par les États-Unis en 2020 pour ses liens présumés avec l’armée chinoise – devait être autorisée à contribuer au développement des infrastructures du port. Trieste est une porte d’entrée clé vers un corridor terrestre reliant l’Adriatique à la mer Baltique dans le nord de l’Europe. Aussi, les pays occidentaux craignaient-ils que l’accord ne permette à la Chine d’étendre encore son influence en Europe, comme elle l’avait fait en 2016, en acquérant le port du Pirée en Grèce.

Le professeur Wang Yiwei, déjà cité, indique que l’Italie avait subi des pressions occidentales pour adopter une ligne dure contre la Chine au milieu des tensions sur l’Ukraine et Taïwan. Il y avait également eu des appels au sein de l’UE pour réduire la dépendance économique vis-à-vis de la Chine. L’expert rappelle que « tous les jours maintenant, l’Europe fait des déclarations pour réduire ce type de dépendance ».

Entre déceptions italiennes et changement des orientations chinoises

Philippe Le Corre – chercheur principal au « Centre d’analyse de la Chine » de l’« Asia Society Policy Institute », et spécialiste des relations UE-Chine, cite plusieurs raisons pour lesquelles l’Italie pourrait se retirer de l’initiative : la politique plus dure envers la Chine sous Draghi, la baisse des opinions favorables à la Chine dans le public italien ainsi que le manque d’exportations et de projets routiers depuis la signature du mémorandum. L’expert ajoute qu’« en Italie, il y a eu une grande déception sur la Chine depuis 2019 ».

Dans le même temps, la Chine a déplacé son attention des mégaprojets d’infrastructure vers des projets verts, sanitaires et numériques de haute qualité et facilement financé, afin de mieux gérer les risques politiques et économiques. L’Asie du Sud-Est est devenue une nouvelle région d’intérêt pour l’initiative BRI, des pays comme Singapour, la Malaisie et le Cambodge ayant enregistré une forte croissance des projets au cours de l’année écoulée. Néanmoins, un conseiller du gouvernement chinois a récemment déclaré que « l’Europe est toujours au centre » de « Belt and Road ». Mais il pourrait être nécessaire pour Pékin de changer son approche en Europe, au milieu des tensions persistantes avec le bloc de l’UE.

Il y avait des signes d’un tel changement en février lorsque le haut diplomate chinois Wang Yi avait rencontré le ministre italien des Affaires étrangères Antonio Tajani, louant le potentiel de coopération entre les deux pays, entre autres dans le « développement vert » et l’économie numérique. Son voyage a été considéré par certains comme un effort pour convaincre l’Italie de rester dans le projet, et de préparer le déplacement en Chine de Meloni. Cette dernière reste le seul dirigeant d’un grand pays de l’Union européenne à ne pas s’être rendu en Chine depuis le remaniement de la direction de Pékin en octobre dernier. Rappelons que si Meloni décide de ne pas agir sur le protocole d’entente, il sera automatiquement renouvelé pour cinq ans lorsque l’accord existant expirera l’année prochaine.

L’arrêt par l’Italie de sa participation au projet n’est pas sans risque pour son économie

Zha Daojiong – professeur à l’Université de Pékin spécialisé dans le contrôle des risques des investissements chinois à l’étranger – considère que même si la résiliation éventuelle de l’accord par l’Italie peut avoir des impacts diplomatiques à court terme, cela ne devrait entraîner qu’un effet économique limité pour les deux pays : « Sur le plan matériel, l’arrêt par l’Italie de sa participation formelle au projet de « Belt and Road » aura très probablement un impact limité, car les entités non gouvernementales constituent le pilier des interactions commerciales et d’investissement entre les deux économies ».

Mais Nicola Casarini – membre associé du groupe de réflexion basé à Rome « Istituto Affari Internazionali », estime au contraire qu’il pourrait y avoir des conséquences. Selon lui, le renouvellement du protocole d’accord avec la Chine faciliterait l’accès des entreprises italiennes au marché chinois et à d’autres financements pour BRI dans des régions telles que l’Afrique et le Moyen-Orient. Un retrait pourrait toutefois exposer les entreprises italiennes à des représailles commerciales de la part de la Chine et détourner le commerce italien vers d’autres pays de l’UE comme la France et l’Allemagne : « La décision n’est pas facile. Mettre fin au protocole d’accord consoliderait certainement le positionnement occidental de l’Italie. Mais cela aura un coût pour les relations sino-italiennes », souligne l’expert.

Malgré cela, Rome a donné un signal montrant son intention de mettre fin à l’accord avec Pékin lorsque ses responsables de l’industrie se sont rendus à Taiwan le mois dernier. Le gouvernement de Meloni – qui a exprimé son soutien à la prise de position de l’UE et de l’OTAN contre les changements du statu quo de Taiwan – semble vouloir développer des liens plus étroits avec l’île qui devrait d’ailleurs ouvrir un bureau de représentation à Milan. Alors qu’un retrait de « Belt and Road » faciliterait la coopération et les investissements entre Taïwan et l’Italie, Casarini a déclaré que « ces gains seraient très peu susceptibles de compenser les pertes qui se produiront dans le commerce bilatéral sino-italien ».

Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/05/17/pourquoi-le-projet-des-nouvelles-routes-de-la-soie-en-italie-a-t-il-echoue-par-scmp/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.