Il y a une quinzaine de jours, le dirigeant de l’entreprise Wagner, Evgueni Prigojine, a sonné l’alarme, se plaignant de ne pas recevoir assez de munitions et menaçant de se retirer le 10 mai s’il n’obtenait pas gain de cause auprès du Ministère de la Défense. Le plus important est moins le déversement de ricanements qui a suivi sur les réseaux sociaux occidentaux que la décision qui a été prise par l’armée ukrainienne et l’OTAN de mettre le paquet, du coup, sur Bakhmout, au point d’en faire le centre d’une « contre-offensive » – sans que l’on sache si c’était celle annoncée. Le paradoxe de la stratégie russe : un nombre limité de ruses, qui fonctionnent parce que le pouvoir et l’armée russes sont systématiquement sous-estimés par leurs adversaires. Au moment où nous écrivons, non seulement les mercenaires de Wagner ne se sont pas retirés de Bakhmout ; mais ils n’ont plus qu’une petite parcelle de territoire à prendre. Et les pertes ukrainiennes à Bakhmout et dans les environs, dans la huitaine écoulée, ont été énormes.
Pour écrire cette brève analyse, je m’appuie sur trois longs exposés. L’un se trouve sur le blog d’Aleks (Black Mountain Analysis). L’autre, écrit par Julian MacFarlane, que nous avons cité dans notre dernier bulletin. Le troisième est de John Helmer, un journaliste américain qui vit à Moscou (mais qui ne fait preuve d’aucune complaisance vis-à-vis du pouvoir russe), et qui est toujours extrêmement bien informé : il avait été le premier, par exemple, à donner un exposé des faits plausible sur le sabotage de Nordstream, plusieurs mois avant Seymour Hersh.
Les trois auteurs qui m’ont aidé à construire la présente synthèse sont des Américains qui pensent de façon originale. D’une manière générale, pour rendre compte du conflit, depuis bientôt 15 mois, j’utilise bien entendu, pour l’établissement des faits, des sources de terrain russes, autant qu’ukrainiennes ; mais je préfère confronter mes lecteurs à des points de vue extérieurs aux deux belligérants. C’est pourquoi je m’appuie volontiers, outre les suscités, sur d’autres Américains comme « Moon of Alabama », les anciens officiers Douglas MacGregor et Scott Ritter ou les spécialistes de géopolitique John Mearsheimer. En Europe, les Français Emmanuel Todd et Xavier Moreau ou le Suisse Jacques Baud. Pour la diplomatie, l’Indien Bhadrakumar ou le Brésilien Pepe Escobar. Enfin, je ne me lasse pas de le dire, la presse asiatique de langue anglaise est une mine d’informations, à la fois accessibles pour des Européens et distanciées par rapport au storytelling occidental qui est, malheureusement, juge et partie.
La ruse de Prigogine
Il y a une quinzaine de jours, Evgueni Prigogine a donné l’impression aux observateurs occidentaux qu’il se rebellait contre Poutine. Aleks, de Black Mountain Analysis, suggère que non seulement les médias mais aussi les décideurs occidentaux ne travaillent pas assez. Ils se contentent des informations données sur Wikipedia ! L’auteur propose donc de commencer un travail sérieux de renseignement ! Hypothèses de travail :
« Prigojine a fait de la prison avant 1990, puis il a vendu des hot-dogs. Il est bien connu que Vladimir Poutine s’est entouré de personnes de confiance. Et il fait confiance à des personnes qu’il connaît depuis des décennies, en particulier des membres de la communauté du renseignement, où il a également ses racines. Pour rafraîchir nos mémoires, Vladimir Poutine a été colonel du KGB.
Prigojine vendait des hot-dogs à Saint-Pétersbourg et s’est soudain enrichi. À la même époque, Vladimir Poutine travaillait à Saint-Pétersbourg ».
Aleks fait ensuite le travail que nos services de renseignement auraient dû faire depuis longtemps:
« Evgueni Prigojine a été recruté d’une manière ou d’une autre par le KGB/FSB, soit pendant sa période d’emprisonnement, soit pendant la période où il vendait des hot-dogs. Il a été recruté pour travailler dans les structures souterraines de Saint-Petersbourg.
Grâce à ses relations et peut-être à la formation qu’il a reçue du KGB/FSB, il a pu passer rapidement du statut de vendeur de hot-dogs à celui de propriétaire d’une chaîne de restaurants et de traiteur.
Vladmir Poutine a été personnellement en contact avec Prigojine pendant cette période à Saint-Pétersbourg (jusqu’en 1996), ou a été informé par certaines agences de ses activités.
Plus tard, lorsque Vladimir Poutine est devenu président de la Russie, Prigojine a été autorisé à s’occuper de la restauration des invités d’État. Cela n’était possible que si Poutine lui accordait une certaine confiance. (…)
Étant donné qu’il s’est vu confier plus tard la direction publique de Wagner, il est tout à fait possible qu’il ait reçu au moins une formation militaire/de renseignement de base dans le passé. Bien entendu, cette formation aurait été secrète et on ne pourrait la lire nulle part. C’est ainsi que cela fonctionne ».
Ensuite, Wagner : l’auteur rappelle que Prigojine n’en est pas le fondateur mais que l’organisation lui a été confiée. Ce qui amène à mieux comprendre quel est son rôle dans l’organisation et dans le système russe. C’est là que l’analyse de MacFarlane prend utilement le relais de celle d’Aleks. Il pousse jusqu’au bout les questions que pose ce dernier :
« Les Wagnériens jouent le rôle des Canadiens et des Australiens pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale : des troupes d’assaut. Ils subissent des pertes.
Prigojine est loyal envers ses hommes. Et ceux-ci lui sont manifestement fidèles. Ils savent tous que le GRU les considère comme “sacrifiables”.
Prigojine peut être bruyant, très bruyant. « Il y a quelques jours, Prigojine a publié une vidéo délirante dans laquelle il jurait et hurlait avec, en arrière-plan, des dizaines de soldats de Wagner morts. Il a maudit tous les membres du haut commandement militaire russe.(…)
Le ministère de la défense ne demanderait pas à Prigojine de dire du mal de ses généraux ou du ministre de la défense. Cette autorisation doit venir d’ailleurs – probablement du FSB, c’est-à-dire de Poutine, qui a passé deux décennies à essayer de secouer et de moderniser l’armée russe. (…)
En réalité, Prigojine avait besoin de plus de munitions pour tuer le grand nombre d’Ukrainiens qu’il incitait Zelensky à envoyer au broyeur’. Et il y a eu selon toute vraisemblance une coordination avec Vladimir Poutine, même indirecte.
Après la visite de Poutine à Kherson et Lougansk…
Rappelons que Vladimir Poutine s’est rendu, il y a un mois très exactement, à Lougansk et à Kherson. Et là il a fait l’expérience de tous les commandants en chef : il a constaté que tout n’était pas comme on le lui racontait à Moscou. Le président russe n’a pas besoin de Prigojine pour faire passer ses messages à l’armée. En revanche, les responsables russes constataient que l’OTAN et l’armée ukrainienne envisageaient une offensive au sud, à la fois sur Kherson et sur Zaporojie. Même si l’aviation et l’artillerie russe détruisent systématiquement des entrepôts de matériel et des regroupements de troupes, l’inconvénient d’une offensive au sud était d’étirer la ligne de défense russe. Pourquoi ne pas tendre un piège aux Ukrainiens en les attirant vers ce lieu qui les fascine depuis des mois, Bakhmout/Artiomovsk, ville pour laquelle ils ont sacrifié des dizaines de milliers de soldats ?
Quoi de mieux, donc, que de demander, directement ou indirectement, au responsable civil de Wagner de faire passer un message critique à l’armée – plausible dans le contexte de la récente inspection du front par le commandant en chef ? En réalité, l’objectif était moins de conforter Poutine que de dramatiser la situation devant les Ukrainiens, pour les induie en erreur et les attirer !
« Les Russes font du bon théâtre. L’une des principales fonctions du KGB a toujours été ce que l’on appelle maskirovka en russe, ce qui signifie “tromperie”, ou plus exactement “détournement”, illusion, au service de la ruse ! »
…détourner une partie des troupes de la « contre-offensive » ukrainienne vers Bakhmout
Et cela a marché. Comme l’indique John Helmer : Prigojine se plaint du manque de munitions et du fait que les troupes russes ne protègent pas ses flancs et, le lendemain, ses forces continuent pourtant d’avancer comme si elles ne couraient aucun danger. Et, à partir du 7 mai, les Ukrainiens ont sauté à pieds joints dans le piège tendu. Les troupes russes au nord et au sud de Bakhmout se sont adonnées à la vieille ruse des armées tsariste ou soviétique : une retraite apparente pour laisser l’ennemi s’avancer encore plus et le mettre à portée de l’artillerie.
Le point culminant, c’est le 12 mai : :« 1 725 Ukrainiens ont été tués sur le front du Donbass. Il s’agit du pire taux de pertes militaires [pour une seule journée] depuis [le début de la guerre] »
Helmer continue : « Selon le Financial Times, cette tuerie n’a pas eu lieu. (…) : “La contre-offensive ukrainienne prend forme avec les premiers gains autour de Bakhmout » titrait le journal le lendemain. Le Washington Post annonce la même chose : “Comment les forces ukrainiennes ont empêché la Russie de remporter la victoire à Bakhmout avant le jour de la victoire”. Le New York Times a répété : “Les avancées de l’Ukraine près de Bakhmout exposent les failles des forces russes”. Selon cette propagande, ces succès se sont déroulés sans effusion de sang du côté ukrainien.
Un vétéran des forces de l’OTAN observe [pourtant] : “Un régiment [ukrainien] entier a été détruit : Il s’agit d’un commerce cynique de chair humaine [de la part de nos gouvernants » ».
En réalité, pense Helmer, il y avait bien un projet de « contre-offensive » ; mais il a été apparemment neutralisé par la ruse de Prigojine.
Selon moi, il ne fait plus aucun doute que l’armée ukrainienne a été détournée de son objectif initial (sans doute Zaporojie) par la mise en scène de Poutine et Prigojine : elle consistait à d’abord attirer l’attention, par la visite de Poutine au front, sur le sud et le nord d’une possible ligne de combat : Kherson et Lougansk ; là les Russes semblaient prendre très au sérieux une possible attaque. Il restait donc une ligne de combat plus restreinte, allant de Zaporojie à Bakhmout, en passant par Donetsk. C’est alors que Prigojine est intervenu : il a fait croire aux Ukrainiens que Bakhmout était vulnérable, pour les attirer et les tuer ou les faire prisonniers. Du coup, au lieu de se concentrer sur Zaporoijie, l’offensive ukrainienne s’est dispersée.
« En fait, ce qui s’est passé sur le champ de bataille, ce sont des dizaines de mouvements de troupes ukrainiennes dans différentes directions sur un front de plus de quatre-vingt-dix kilomètres. Selon le vétéran de l’OTAN, “il s’agit davantage d’une offensive de propagande que d’une véritable offensive. Ils ont rassemblé suffisamment de matériel, de munitions et d’effectifs pour faire un coup tactique à peine audible. C’est un coup de poing sans rien derrière. Ces types sont déjà morts. Ce n’est même pas un vœu pieux. C’est du commerce cynique de la chair humaine”. (…)
Les grands médias américains ne l’expliquent pas, car ils ne reconnaissent pas les pertes ukrainiennes, et encore moins ne les rapportent. Les journalistes des médias alternatifs, comme le groupe américain Simplicius, reconnaissent les lourdes pertes, passant au peigne fin les sources ukrainiennes pour vérifier les chiffres officiels russes ».
Depuis Koutouzov, la ruse fondamentale de l’armée russe au combat est toujours la même.
C’est sans doute parce qu’à l’escrime je suis épéiste, que je comprends particulièrement bien la ruse fondamentale des armées russes depuis deux siècles. Au fleuret, on ne touche que le plastron la prime est donnée à l’offensive (en cas de touche simultanée, c’est l’attaquant qui empoche le point) A l’épée, on peut toucher tout le corps, indifféremment en défendant ou en attaquant. L’une des tactiques favorites consiste à reculer, pour inciter l’adversaire à se découvrir et le toucher lors d’une contre-attaque, surtout quand on a su esquiver son attaque et qu’il n’a pas eu assez de temps pour se remettre en garde.
En 1812, Koutouzov s’est dérobé longtemps à la poussée de la Grande Armée, avant de contre-attaquer lorsque cette dernière était arrivée trop loin de ses bases et confrontée à l’incendie de Moscou. Récemment, Big Serge décrivait les mois fascinants qui précèdent la bataille de Stalingrad, à l’été 1942 : sur le papier, la double offensive allemande, pour encercler l’Armée Rouge sur la ligne du Don avant de pousser vers le Caucase, était parfaite : mais pour réussir, elle demandait que l’Armée Rouge se laissât bien sagement encercler. Or, les troupes soviétiques se dérobèrent, obligeant les Allemands à court de carburant à les poursuivre dans différentes directions. Progressivement, la bataille se concentra sur Stalingrad, sans que les deux adversaires ne l’aient choisie à l’avance ; simplement, parce que les Soviétiques sentaient la possibilité de contre-attaquer contre un ennemi devenu vulnérable à force de poursuivre un adversaire qui se dérobait.
Même quand elles ne sont pas sous pression, les armées russes recherchent la position la plus favorable pour contre-attaquer. C’est un art de la guerre russe devenu quasi-instinctif – bien évidemment lié à l’immensité du territoire ; mais aussi à la capacité russe à faire du temps un allié.
On pourrait penser que la bonne vieille stratégie à la Koutouzov est éventée. Mais Français, Allemands, Américains aujourd’hui (comme coordinateurs de la guerre ukrainienne) souffrent tous du même syndrome : la sous-estimation de la Russie. Voilà comment Prigojine, en faisant croire à une incapacité soudaine de Wagner et à des problèmes de logistique dus au commandement de l’armée, a réussi à attirer l’armée ukrainienne dans un piège.
Source : https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/05/17/guerre-dukraine-jour-450-la-ruse-de-prigojine-a-bakhmout/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.