04 avril 2023

La Longue Marche du jeune MbS

L’Arabie est désormais plongée dans une course à l’intégration dans un courant qui rassemble tous les déçus de “l’Occident-collectif” : elle passe de l’euroatlantisme à l’eurasiatisme qui doit intégrer en son sein le Grand Sud, ou “Sud-Global”. Le phénomène le plus extraordinaire se trouve dans la façon dont l’aveuglement américaniste farci d’obsessions paroxystiques et de simulacres absurdes désintègre une alliance essentielle des USA, établie par FDR en 1945. Nous sommes dans un de ces temps où “en une semaine se passe ce qui prend d’habitude une décennie”.

Il fut un temps où l’Arabie Saoudite, représentée sur le front pétrolier par le tacticien de génie que fut Cheikh Yamani, jouait indirectement le jeu américaniste avec son complice Kissinger, pour établir une nouvelle structure économique réglée par le “pétrodollar” mis en place après l’abandon (en 1971) de l’étalon-or de la monnaie US. A cette époque, et sous des couverts d’une politique présentée comme indépendante, Ryad et Washington s’entendaient comme larrons en foire. Yamani était un de ces larrons, bien Saoudien certes mais totalement américanisé conformément à cette même “politique indépendante”. C’est cette carte-maîtresse que le Washington de Biden et des neocon divers, extraordinairement aveuglé par quelques extraordinaires obsessions (l’Ukraine, l’antirussisme, la haine et la crainte d’un retour de Trump), s’est puissamment employé à liquider en quelques mois.

Entretemps, l’Arabie a découvert, avec l’aide de la Russie et des Chinois, ce que pouvait être une véritable “politique indépendante”, c’est-à-dire un raccommodement avec l’ennemi juré iranien, une réconciliation en route avec Assad qui va être invité à Ryad pour le prochain sommet de la Ligue Arabe, une marche à toute vapeur vers l’adhésion à l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) et une entrée dans les BRICS... Chaque jour vérifie cette nouvelle orientation si dynamique, passant par une rupture de l’allié central pour l’énergie des USA depuis 1945.

• ...Hier, par exemple... l’Arabie a annoncé une réduction temporaire de sa production, suivie par une meute d’amis de l’OPEC+ et rejoignant la Russie qui est déjà un mode restreint. Le but est de torpiller un peu plus le navire en train de sombrer de la décision (US) “du G7” d’imposer une limite ($60 le baril) à l’augmentation du prix du pétrole. Réaction immédiate et piteuse de l’administration Biden, où l’on est “déçu”...

« Cette décision a déçu Washington, car elle va à l'encontre des pressions exercées par les États-Unis sur les producteurs de pétrole pour qu'ils augmentent leur production et fassent baisser les prix. Le président Joe Biden s'est même rendu à Riyad en juillet dernier pour demander directement au prince héritier Mohammed bin Salman, en vain.

» “Nous ne pensons pas que des réductions soient conseillées en ce moment étant donné l'incertitude du marché, – et nous l'avons dit clairement”, a déclaré dimanche à Reuters un porte-parole du Conseil national de sécurité. »

• Hier également, cerise amère sur le gâteau, ou un dégât collatéral de plus qui s’inscrit dans la tendance générale, la décision du Japon, pourtant membre du G7, de laisser tomber la “décision-Cap” (limite du prix du pétrole) pour continuer à acheter du pétrole russe, – situation burlesque-bouffe, – cela, paraît-il avec l’accord qu’on nomme “concession” et qu’on imagine contraint de Washington.

« Le Japon, l'un des pays du Groupe des Sept (G7), a commencé à acheter du pétrole brut russe au-delà du plafond convenu [par le G7 !] de 60 dollars le baril, après avoir obtenu une exception autorisée par les États-Unis, a rapporté le Wall Street Journal dimanche.

» Selon le journal, Tokyo, qui dépend fortement des importations d'énergie, aurait obtenu cette concession de Washington, en disant qu'elle était nécessaire pour garantir l'accès au carburant russe. Les statistiques officielles montrent qu'au cours des deux premiers mois de cette année, le Japon a acheté environ 748 000 barils de pétrole russe à un prix d'environ 70 dollars le baril. »

• Autour de tout cela, nous avons une avalanche de nouvelles qui contribuent à désintégrer la base du concept du “dollar-roi”, du “pétrodollar”, du “dollar-global”, de la “devise de référence” depuis 1945-1971, etc. Désormais, des marchés importants se font en yuans, en roubles, en roupies, etc. Les commentateurs parlent évidemment de l’expansion du BRICS et du lancement d’un travail pour créer une “monnaie de référence” pour l’usage des membres du groupe, en plus de leurs monnaies nationales, puis remplaçant de plus en plus leurs monnaies nationales... L’Arabie, qui a signé des contrats colossaux avec la Chine, n’est pas la dernière à jouer dans ce jeu.

Aveuglés par l’aveuglement

Dans sa dernière chronique d’hier (vidéo, autour de 45’), Alexandre Mercouris détaille bien le chemin qui a conduit l’Arabie, bien entendu sous la direction de Mohammad ben Salmane (MbS), d’une querelle personnelle à une hostilité structurelle, jusqu’à un bouleversement politique qui s’inscrit dans le formidable ouragan qui secoue les relations internationales.

Mercouris rappelle en effet qu’il y a au départ l’“affaire Khashoggi” (2018), ce Saoudien journaliste au Washington ‘Post’, exécuté dans des conditions atroces dans un consulat saoudien en Turquie, exécution dont MbS fut aussitôt accusé d’être l’instigateur direct. Quelles que soient la morale et la vérité de cette affaire, il n’empêche qu’elle s’inscrivit directement comme un obstacle de taille dans les relations entre les USA et l’Arabie ; du fait de l’ampleur de l’attaque de la presse US, du fait de l’activisme de nombre d’hommes politiques US pour cette “belle cause”, et parmi eux, sinon au-devant d’eux, Joe Biden. MbS n’a jamais oublié cela et Biden a montré une fois de plus, comme dans toute sa carrière, sa nullité, – bien avant d’être gâteux, – par son absence complète de sens diplomatique par absence tout aussi complète d’empathie ; – dans ce cas, l’art de de se mettre à la place d’autrui, pour voir quels sont des intérêts, et gérer ses propres intérêts en fonction de cette connaissance, et ainsi ouvrir la voie à un arrangement. Ce sont des choses qui sont totalement étrangères à la psychologie américaniste.

Cette antipathie de MbS pour Biden, – au contraire des sentiments de sympathie pour Trump, – joua, dès l’élection de Biden, un rôle central dans la politique saoudienne. Elle fut extraordinairement alimentée par l’aveuglement US de l’évolution saoudienne, du fait du poids des obsessions pathologiques qui constituent les moteurs de la “politique” (?) US depuis l’arrivée de Biden, et par là l’incompréhension des nécessités économiques de la politique pétrolière saoudienne.

« Il est extraordinaire que les États-Unis, ou dans tous les cas l’administration Biden, semblent complètement aveugle à cette réalité... Le fait de pousser constamment à une limitation du prix du pétrole conduirait inévitablement à une détérioration radicale des relations des USA avec son principal allié, non seulement au Moyen-Orient, mais historiquement d’une façon active et constante depuis les années 1970 pour contrôler les marchés pétroliers et conserver au dollar sa position de référence... »

Mercouris explique alors que les USA sont obsédés par deux choses, l’obsession les rendant totalement aveugles, autistes, etc., aux préoccupations des autres, l’Arabie en l’occurrence dans ce cas.

• L’obsession antirusse, qui passe par la conviction que les sanctions, et notamment touchant les revenus pétroliers, feront vraiment s’écrouler la Russie, au bout du compte mais oui mais oui, – doctrine dite du “brunolemerisme”, si vous voulez... « Ils continuent à croire que la Russie est “une station-service déguisée en nation” » dit Mercouris,  levant les yeux au ciel, et ils agissent donc toujours et aveuglément pour faire baisser le prix du pétrole.

• L’obsession Trump : tout faire pour éviter le retour du monstre qui les terrorise, et, pour ce cas, maintenir les prix du pétrole le plus bas possible pour que cette habile manœuvre se répercute à la pompe du consommateur US. Cela permettra, c’est assuré, à Joe Biden de clamer sa victoire pour la réélection.

Cette extraordinaire médiocrité américaniste montre qu’il s’agit de la politique de sous-sol et des égouts, mais elle a eu l’heur de déplaire à MbS et à l’Arabie et elle a donc poussé aux feux de la révolte. Le contexte international, – tout empli d’‘Ukrisis’ et de l’habileté sino-russe pour conduire à un changement “comme il n’y en a pas eu depuis un siècle”, – fait le reste. C’est-à-dire que l’irritation, la frustration puis la colère de l’Arabie se sont transformées en une orientation politique d’une importance colossale : l’Arabie passant du système euroatlantique (“Occident-collectif”) au système eurasiatique en pleine accélération pour s’adjoindre le “Grand-Sud” (ou “Sud-Global”) qui gronde également de colère anti-occidentaliste/antiaméricaniste. Tous ont noté cet échange désormais fameux lors de la poignée de mains de la fin de la visite de Xi à Moscou :

Jinping : « Un changement qui ne s'est pas produit depuis 100 ans arrive. Nous le ferons ensemble. »

Poutine : « Je suis d'accord. »

Jinping : « S'il vous plaît, faites attention cher ami. »

C’est ce que nous nommions d’une façon symbolique “l’Évènement”, pour l’exceptionnelle importance de la chose, de ce tremblement cosmique qui s’est emparé du monde ; et ainsi, PhG de commenter :

« Xi parle de ce “changement” comme s’il s’agissait d’une force qui surgissait d’elle-même, et qu’il faut accompagner, s’y adapter, s’y couler, pour l’aider à prendre la forme qui convient, comme Rodin sculptant son Balzac “dans cette lutte prodigieuse entre la matière rétive et la volonté créatrice... ” (Daniel-Rops), – et aboutissant à la création de ce que cette force extérieure exigeait. Xi et Poutine chargés de cette mission de conduire le produit de “cette force extérieure” vers son accomplissement d’une forme irrésistible, – l’Événement, certes... »

Il faut donc comprendre qu’à partir de querelles assez basses et sans ampleur, activées et excitées par la stupidité abyssale des principaux acteurs (les barons-américanistes, gâteux en tête), l’Arabie se trouve mise en présence d’une grande, d’une immense politique. La querelle, encombrée de prix du baril et autres babioles et babouches, bondit alors vers des perspectives inimaginables. Nous n’avons d’autres arguments que notre conviction pour développer l’hypothèse qu’à un moment donné, tel ou tel dirigeant, – MbS en l’occurrence, pour notre propos, – s’est aperçu, s’aperçoit ou s’apercevra qu’effectivement nous sommes passés à un niveau supérieur, métahistorique, qui entraîne d’immenses changements dont on découvre bientôt combien ils étaient nécessaires depuis si longtemps et combien il importe de se situer par rapport à eux, de les renforcer, de pousser à leur expansion.

Lénine (ou Trotski, peut-être) est beaucoup cité en ce moment : “En une semaine se passe ce qui prend d’habitude une décennie”, dit-on dans les chaumières et dans les séminaires. Espérons, pour notre bien-être, que nous imiterons Dieu qui, au septième jour paraît-il, décida de se reposer...

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