La montée de l’influence de l’Inde dans la dédollarisation, au travers de ses accords énergétiques payés sans dollar avec la Russie, refaçonne le système financier global en réduisant l’ancienne domination de cette monnaie, et en faisant ainsi émerger un état de fonctionnement plus multipolaire pour chacun.
Reuters a rapporté mercredi que « Les accord pétroliers entre l’Inde et la Russie fissurent des décennies de domination du dollar« , ce qui a informé ses lecteurs que la tendance croissante de ces deux pays à utiliser leurs monnaies nationales, ou des monnaies tierces, comme celle des Émirats Arabes Unis, est une chose importante à laquelle chacun devrait faire attention. Il faut porter au crédit de ce média qu’il a également rappelé à ses lecteurs que Gita Gopinath, directrice adjointe du FMI, avait prédit au cours du mois suivant le début de l’opération spéciale russe [en Ukraine, NdT] que les sanctions de l’Occident « pouvaient éroder la domination du dollar ».
Ô surprise, c’est exactement ce qui s’est produit, et l’Inde s’est démarquée en accélérant particulièrement la dé-dollarisation dans ses accords énergétiques libellés sur d’autres monnaies avec la Russie. La Russie est devenue le principal fournisseur énergétique de l’Inde au cours de l’année écoulée, et subvient à la proportion conséquente de 35 % des besoins du pays en la matière, qui est également le troisième importateur mondial de pétrole et la cinquième économie mondiale. Les nouveaux liens énergétiques entre les deux pays, et surtout la dimension de dé-dollarisation croissante qui apparaît au travers de leurs accords, sont donc des éléments présentant une importance mondiale.
Ces phénomènes ne sont absolument pas motivés par un quelconque sentiment anti étasunien de la part de l’Inde : ils trouvent simplement à leur source la poursuite des intérêts nationaux objectifs du pays. Delhi n’a pas d’autre option que de pratiquer une politique de diversification vis-à-vis des accords libellés en dollars, en raison des sanctions illégales infligées par Washington. Les dirigeants multipolaires de l’Inde n’auraient pas laissé le pays le plus peuplé au monde glisser dans une crise économique pour les beaux yeux des États-Unis, en évitant d’importer le pétrole bon marché en provenance de Russie.
Grâce à ce défi envers les pressions étasuniennes qui voulaient que l’Inde revienne sur ses intérêts nationaux objectifs, l’économie de ce pays a connu une croissance double de celle de la Chine, ce qui a contribué à catapulter le pays au premier rang dans la transition systémique globale vers la multipolarité. Au milieu de la trifurcation qui s’approche dans les relations internationales, l’Inde est sur le point de tenir le premier rôle de facto pour amener le Grand Sud à aider les pays confrères en développement, en assurant un équilibre entre le Milliard Doré et l’Entente sino-russe.
Si l’Inde s’était couchée devant le risque de sanctions illégales des États-Unis, le New York Times n’aurait pas reconnu récemment que ces restrictions ont échoué exactement comme les efforts menés par l’Occident pour « isoler » la Russie. C’est en grande partie suite à la stratégie véritablement indépendante adoptée par la Grande Puissance d’Asie du Sud que cette dernière phase de la Nouvelle Guerre Froide n’a pas débouché sur une victoire décisive du Milliard Doré sur la Russie et sur le rétablissement de l’unipolarité, chose qui aurait desservi les intérêts de l’Inde et de tous les autres pays en développement.
L’Inde a donc modifié la trajectoire de l’histoire en restant engagée dans la poursuite de ses intérêts nationaux objectifs, qui, rappelons le, ne comportent aucun désir de gêner les intérêts de parties tierces comme les États-Unis. Le rôle croissant de ce pays dans la dé-dollarisation, au travers de ses accords énergétiques libellés de plus en plus nombreux avec la Russie modifie également le système financier mondial en réduisant l’ancienne domination du dollar et en faisant émerger pour chacun un fonctionnement plus multipolaire.
Les États-Unis eux-mêmes semblent avoir enfin accepté qu’ils ne pourraient pas inverser cette tendance. Ce point est mis en évidence par Kanwal Sibal, ancien ambassadeur d’Inde en Russie, qui a récemment affirmé à TASS que « dernièrement, le discours de Washington a changé, et il n’est plus demandé à l’Inde d’arrêter d’acheter du pétrole à la Russie. Au cours d’une récente visite en Inde, le secrétaire étasunien du trésor a affirmé que l’Inde peut acheter auprès de la Russie autant de pétrole bon marché qu’elle le désire, tant qu’elle ne fait pas usage de pétroliers occidentaux ni de compagnies d’assurance occidentales. »
Quoi qu’il en soit, les idéologues libéro–globalistes comme George Soros, la tête pensante des Révolutions de Couleur, s’accrochent désespérément à leur rêve de rétablissement de l’hégémonie unipolaire des États-Unis, en déclin rapide. C’est pour cela qu’il a déclaré de facto la Guerre Hybride contre l’Inde au cours de la conférence de sécurité de Munich tenue le mois dernier. Il n’est pas possible de déterminer pour l’instant si lui-même et son réseau disposent d’un soutien suffisant au sein de l’establishment occidental pour faire progresser cet agenda de changement de régime, mais sa menace n’en est pas moins préoccupante, et il faut la prendre au sérieux.
Le dernier rapport publié par Reuters au sujet du rôle tenu par l’Inde dans l’accélération de la dé-dollarisation pourrait susciter l’intérêt parmi les « Exceptionnalistes occidentaux » et les amener à soutenir la Guerre Hybride de facto menée contre ce pays, si bien que les observateurs se doivent de scruter de près les développements en lien avec cette affaire, pour déterminer si cela se produit ou non. Dans tous les cas, quiconque soutient sincèrement la multipolarité devrait applaudir chaudement l’Inde pour son rôle indispensable de facilitatrice de ce processus, et surtout la dimension financière de ce rôle, que nous avons décrite au sein du présent article.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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