L’AFP est née le 20 août 1944 sous le nom d’Agence Française de Presse, au milieu de l’insurrection parisienne contre l’occupant. L’évènement s’est passé plus précisément au 13 place de la Bourse, dans les locaux de Havas, l’agence de presse privée historique, prise mitraillettes à la main par 8 journalistes résistants. Avec les moyens du bord et non sans panache, les insurgés rédigent aussitôt la dépêche n°1 de la nouvelle agence, celle qui annonce au monde la libération de la capitale française.
Telle la version retenue par l’AFP elle-même. Cette narration gomme toutefois une étape essentielle qui a eu lieu en 1940. Cette année-là, c’est un détachement de l’armée allemande qui s’empare du 13 place de la Bourse et liquide Havas, en lui substituant une structure officielle : l’Agence Française d’Information et de Presse (AFIP), dont dérive historiquement l’AFP.
A Paris se répète ce qui s’était passé à Berlin 6 ans plus tôt : en 1934, Goebbels avait nationalisé les 2 agences privées d’Allemagne et leur avait substitué un opérateur public, le DNB (Deutches Nachrichtenbüro).
Un monopole d’État remplaçant le libre marché des idées, en rupture totale avec la tradition de la IIIème République, c’est un legs à la France du ministre de la propagande de Hitler…
De l’AFIP à l’AFP en passant par l’OFI
Le premier directeur de l’AFIP, en octobre 1940, est un Allemand, Henri ou Heinrich Hermès, personnage mystérieux dont le nom sonne comme un pseudonyme (Hermès était le dieu des messagers et des menteurs, cela va comme un gant à un agent d’influence). Journaliste dans le civil, mobilisé avec le grade de lieutenant dans la Wehrmacht, Hermès a été affecté à la Propaganda Abteilung de Paris, une section dépendante du commandement militaire de l’armée d’occupation, mais qui se coordonne aussi avec la direction Pays étrangers du ministère de Goebbels.
Toutefois, dès le 8 novembre, Hermès cède sa place à un Français proche de Laval, Jean Fontenoy. Hormis quelques censeurs militaires, les employés de l’AFIP sont tous Français, et une partie au moins est issue des équipes d’Havas Information, comme Jean Fontenoy lui-même.
Par mimétisme (1), Vichy nationalise les structures d’Havas dans la zone sud et leur substitue le 25 novembre 1940 l’Office Français d’Information. Après sa prise de pouvoir en avril 1942, Pierre Laval obtient des Allemands l’extension à la zone nord de l’OFI, qui absorbe alors l’AFIP (août 1942) et retrouve enfin le siège historique du 13 place de la Bourse (octobre 1942).
Avant guerre, Havas privilégiait les informations financières au détriment de l’information générale, non rentable. L’OFI bénéficie maintenant à plein de l’argent de l’État, 4,5 millions de francs par mois, soit 90 % de son budget, à comparer aux 29 millions de subventions versées directement aux journaux par Vichy. En 1941, l’OFI crée le service central de photographie, ancêtre du prestigieux département photo de l’AFP. En mars 1942, dans la seule zone sud, l’OFI emploie environ 1000 salariés, dont 250 rédacteurs, un nombre considérable à comparer aux quelques 6000 journalistes professionnels que compte la France à la fin des années 30.
Des dépêches, des clichés photos, mais aussi des articles clés en mains sont fournis aux journaux, très au-dessous du prix de revient. Finie, la vieille censure militaire, avec ses blancs au milieu des articles qui rendent visibles les caviardages. C’est en amont que les services de l’OFI distillent des éléments de langage et surveillent leur application, sans apparaître en pleine lumière. Une circulaire de 1941 incite les rédactions à utiliser des verbes d’action quand ils décrivent le Maréchal Pétain, lui donnant ainsi l’image dynamique d’un acteur de l’Histoire.
Au delà de cette communication gouvernementale modernisée, le ministre de l’information Paul Marion, un des architectes de l’OFI, affiche pour la nouvelle maison des ambitions plus hautes : devenir une sorte d’agence sanitaire de l’information, fournissant une actualité à la qualité certifiée. « L’OFI est aux journaux ce que le chimiste est aux pharmaciens : il leur fournit, par ses dépêches, les produits qu’ils doivent livrer au public ».(2)
Une prophétie en passe d’être réalisée : le fait maison est devenu minoritaire dans les rédactions, et jusqu’à 80 % des infos diffusées en France proviendraient en fait de l’AFP.
A la Libération, des têtes tombent, mais les structures sont conservées
Quand on lit l’article commémoratif de l’AFP sur ses origines, reposant sur un témoignage recueilli en 1996, on a l’impression que les résistants se sont emparés d’une coquille vide. Le 20 août 1944, 8 journalistes résistants se donnent rendez-vous devant le 13 place de la Bourse, pénétrent dans l’immeuble hausmannien décrépit, grimpent les escaliers et forcent l’entrée du second étage. « Au nom de la République, nous prenons possession ! », lance alors à la cantonnade le chef du commando, Gilles Martinet. Comme si pour inaugurer la nouvelle ère, il s’adressait pour l’Histoire aux murs d’un local vide.
Mais dans une version alternative plus ancienne, c’est un autre membre du commando, Martial Bourgeon, qui mène le jeu, conformément à ce qui été planifié un mois plus tôt par la direction de la Résistance intérieure. C’est Bourgeon qui prononce la phrase historique et celle-ci sent davantage le vécu :
« Personne ne bouge, personne ne sort… Désormais, vous travaillerez pour la France, au lieu de travailler pour les Allemands ». Car l’immeuble est loin d’être désert :
« Dans la salle du second étage, les machines de transmission crépitent comme à l’accoutumée et les opérateurs sont à leur poste. Aucun journaliste vichyssois n’a d’ailleurs envie de bouger. Certains, contactés ou considérés comme s’étant « bien conduits », tels Pierre Duchénoy, Bernard Kirschner, André Barthès se rallient » . (3)
Parmi ceux ayant débuté à l’OFI et continué à l’AFP, on peut également citer le journaliste Pierre Viansson-Ponté : dans les années 60, devenu chef du service politique du journal Le Monde, il sera un des opposants les plus efficaces au général De Gaulle. (2) D’autres indices vont dans le sens d’une épuration limitée aux chefs de service. (4)
Continuité et changement se mêlent donc à l’époque. L’idée d’agence d’État, dans le style de l’agence soviétique Tass, n’est pas pour déplaire à Martial Bourgeon, militant communiste devenu premier directeur de l’AFP (avant d’être viré par De Gaulle au bout de quelques mois). Au contraire, ce reliquat un peu douteux pose tout de suite problème à Jean Marin, directeur de l’AFP de 1954 à 1975. Correspondant de Havas à Londres en 1940, ayant rejoint la BBC, prenant en exemple les grandes agences anglo-saxonnes privées concurrentes, il juge que la tutelle de l’État mine la crédibilité de l’AFP. De haute lutte, il obtient en 1957 un statut plus libéral. (5)
Mais le cordon n’a pas été totalement coupé et l’évolution récente va à rebours des scrupules de Jean Marin. Jusque dans les années 90, les directeurs étaient presque tous d’anciens journalistes, quoique très politiques (11 sur 12) ; depuis 1996, ce sont 5 hauts fonctionnaires qui se sont succédés au 13 place de la Bourse. Comme un retour aux sources : en 1941, Vichy inaugurait l’OFI en nommant directeur pour la première fois un préfet.
Arthur T.
1) Les choses sont peut-être plus compliquées. Dès août 1940, Laval lance à Vichy l’idée d’une nationalisation d’Havas Information, qui est alors repliée à Clermont-Ferrand. Il négocie en même temps avec les Allemands pour le retour de la future structure au 13 place de la Bourse. Les négociations n’aboutissent pas et le 27 septembre, Vichy décide de nationaliser Havas-Information.
La création unilatérale de l’AFIP par les Allemands, à la fin octobre, serait alors un mauvais coup porté à Vichy, en réaction contre cette décision souveraine. Les Allemands avaient investi le siège parisien d’Havas dès le premier jour d’occupation (en juin) et ils considèrent cet outil d’influence de renommée mondiale comme une prise de guerre. L’AFIP leur permet de pérenniser leur mainmise sur les actifs d’Havas en zone nord. La nouvelle agence jouera en décembre un rôle dans la guerre économique que mènent alors les occupants contre Vichy : l’AFIP utilise par exemple ses correspondants dans le monde des affaires (ex Havas informations financières) pour susciter des critiques contre la politique de Vichy (voir les documents AFIP sur Gallica).
En 42, Laval obtient la généralisation de l’OFI, mais contre l’abandon au DNB des correspondances avec les pays neutres et des moyens techniques de liaison avec l’étranger (Télémondial et Téléradio). Les Allemands s’empressent d’ailleurs de créer une autre structure, l’IFI, pour concurrencer l’OFI.
Vue ainsi, la future AFP serait autant issue d’une initiative de Vichy que des autorités nazies. Avec ce mélange confus de suivisme et de recherche maladroite de souveraineté que Vichy a montré, hélas, dans d’autres domaines que l’information.
(2) « L’Office Français d’Information (1940-1944) », M.B. Palmer, Revue d’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, janvier 1976.
(3) « AFP : une histoire de l’agence France-presse : 1944-1990 », Jean Huteau et Bernard Ullmann, 1992.
(4) A la Libération, 8200 dossiers de journalistes ont été étudiés dans le cadre de l’épuration. 687 suspensions de la carte de presse ont été prononcées, dont la moitié a été sans effet pour des raisons de procédure. Ont été notamment punis ceux qui avaient montré trop de zèle et commis l’imprudence de signer leur article. Or dans les agences de presse, le travail est largement anonyme. Au ministère de l’information, il y a eu 6,6 % de sanction. (« Médias et Journalistes de la République », Marc Martin, 1997).
(5) La crédibilité de l’agence était déjà une préoccupation de certains cadres de l’OFI. Morice, alors chef du service étranger, met en garde dans une note le secrétaire d’état à l’information : il faut fabriquer « non point une propagande affichée, ouverte, tapageuse, faite à grands renforts de papiers de commande, mais une propagande discrète et adroite (…) Nous devons apparaître aux yeux de l’étranger comme un organisme commercial offrant un matériel de qualité. » (15/10/1942). Palmer montre que les agenciers OFI ont cherché à perpétuer le style Havas – concis et descriptif. L’idéologie n’apparait que dans le langage codé pour désigner l’adversaire : les gaullistes sont systématiquement appelés « dissidents », les communistes étiquetés « terroristes ». L’AFP n’a rien inventé.
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