26 octobre 2022

«Je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous» : Agnès Buzyn charge Macron et Philippe pour la gestion de la pandémie de Covid-19

«Je n’avais pas l’impression d’être entendue.» Voilà comment Agnès Buzyn résume son point de vue sur les semaines qui ont précédé la crise du coronavirus en France, fin 2019 et début 2020. Après deux ans à se tenir loin des caméras et des micros, l’ancienne ministre de la Santé est sortie du silence ce mardi.

Seule responsable politique mise en examen par la Cour de justice de la République (CJR) pour «mise en danger de la santé d’autrui», celle qui officie désormais à la Cour des comptes souhaite tordre le cou à l’idée qu’elle aurait minimisé le Covid-19 et la crise qui en a découlé. «On m’a fait passer pour une idiote qui n’a rien vu, alors que c’est l’inverse, affirme-t-elle dans le Monde. Non seulement j’avais vu mais prévenu. J’ai été, de très loin en Europe, la ministre la plus alerte. Mais tout le monde s’en foutait. Les gens m’expliquaient que ce virus était une “grippette” et que je perdais mes nerfs.»

Pendant plusieurs mois, Agnès Buzyn a tenu un «journal rétrospectif de la crise» pour garder une trace des évolutions de la pandémie et de ses multiples alertes. 600 pages qui sont désormais une pièce du dossier de la Cour de justice de la République. Il débute le 25 décembre 2019, précise le Monde. Selon sa version, la ministre de la Santé, en vacances en Corse, est tombée ce jour-là sur un blog relatant des cas de pneumopathie inexpliqués en Chine. Elle écrit alors avoir un «pressentiment» et met son administration en alerte. Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, est notamment chargé de suivre les évolutions de ces cas mystérieux. Près d’un mois plus tard, après avoir prévenu les établissements de santé hexagonaux du potentiel risque de ce nouveau mal, Buzyn décide d’organiser des points presse quotidiens. Face au peu de réactions de ses interlocuteurs du secteur sanitaire, l’hématologue lâche aujourd’hui au Monde : «J’ai l’impression d’avoir face à moi une armée endormie, je n’arrive pas à les secouer.»

«Ça peut monter»

Buzyn parle pour la première fois de ce virus à Emmanuel Macron et Edouard Philippe le 11 janvier 2020. A ce moment-là, la maladie n’a fait qu’un seul mort en Chine. «L’information ne figure pas encore dans les médias, mais ça peut monter», écrit-elle au président de la République, qui semble surtout concentré sur la réforme des retraites et la grogne qu’elle suscite déjà.

Dans les jours qui suivent, l’ancienne ministre de la Santé continue de faire part de son inquiétude aux deux têtes de l’exécutif, assure-t-elle, en les tenant informés des évolutions de l’épidémie naissante. Au Monde, Buzyn résume : «A chaque fois que j’ai réclamé à Edouard une réunion de ministres, je l’ai eue. Ça ne voulait pas dire qu’il croyait à mes scénarios, à mes angoisses, mais nous avons travaillé main dans la main et il me faisait confiance, il n’a rien négligé. Le Président a laissé le gouvernement faire. A l’époque, ils sont comme le reste de la population et des experts français, personne n’arrive à concevoir la gravité de ce qui vient.»

Les jours passent et la maladie se révèle de plus en plus contagieuse et mortelle. Les messages de Buzyn à ses deux patrons deviennent de plus en plus insistants. Le 25 janvier, au lendemain de l’officialisation des premiers cas de Covid français, elle leur envoie un SMS indiquant vouloir leur parler du virus. «L’OMS a pris la mauvaise décision de ne pas déclencher une alerte mondiale», dit-elle alors au Président. Mais ni Emmanuel Macron ni Edouard Philippe ne la rappelle. Contacté par Libération, l’entourage du maire du Havre explique qu’il ne souhaite faire aucun commentaire, «tout comme il ne commente rien sur la CJR». Mardi dernier, l’ancien locataire de Matignon a pourtant été placé sous le statut de témoin assisté par la juridiction à propos de la gestion de la pandémie par le gouvernement. Un statut plus favorable que la mise en examen visant Agnès Buzyn.

Au Monde, l’ex-ministre de la Santé affirme qu’elle n’a parlé qu’une seule fois de la pandémie avec Emmanuel Macron avant son départ du ministère. C’était le 8 février. Elle lui présente alors plusieurs pistes pour contenir l’épidémie, comme la fermeture des frontières ou des confinements. Quelques jours plus tard, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, lui lance : «Mais qu’est-ce que tu as dit au PR [président de la République, ndlr] l’autre soir ? Tu as réussi à lui faire peur !» Toutes les autres alertes de Buzyn sont restées lettre morte. «Il fallait commencer à préparer l’opinion publique mais je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous», résume-t-elle au quotidien.

Manquent les versions de Philippe et Macron sur le contexte, économique et social, qui les aurait poussés à ignorer les mises en garde sanitaires de la ministre. Mais les déclarations de Buzyn sont, une nouvelle fois, potentiellement explosives. «Elle a été tellement traînée dans la boue que je comprends qu’elle veuille donner sa version des faits. J’aurais fait pareil», reconnaît auprès de Libé le député LR et chef de service des urgences de l’hôpital Pompidou Philippe Juvin, pourtant très critique de la gestion de la pandémie au plus haut de la crise. Sans vouloir se prononcer sur le fond des déclarations de l’ex-ministre – «je n’ai pas les moyens de savoir quelle est la vérité», explique-t-il – Juvin considère qu’il est anormal que l’ancienne candidate aux municipales soit mise en examen. «Ce genre de procédure gêne l’action publique, estime-t-il. Le fait d’être perquisitionné à 7 heures du matin ne rend pas serein alors que toute l’énergie d’un ministre doit être dédiée à son action.». «On n’avait vraiment pas besoin de ça», souffle de son côté un député Renaissance, investie dans la dernière campagne des municipales. Selon lui, si Buzyn parle, ce mardi, c’est en réaction à la non-mise en examen d’Edouard Philippe qui, lui, n’a été placé que sous le statut de témoin assisté.

«On me poussait au mauvais endroit au mauvais moment»

Agnès Buzyn revient aussi sur son départ du ministère de la Santé le 16 février, pour devenir candidate aux municipales à Paris, et prendre la relève d’un Benjamin Griveaux qui vient tout juste de se mettre en retrait à la suite de la diffusion d’une vidéo intime. L’hématologue témoigne de son opposition initiale à ce virage politique, mais raconte comment toute la macronie pousse à ce remplacement. Elle finit par céder après quarante-huit heures de «harcèlement», y compris de Macron lui-même qui l’appelle à deux reprises pendant la nuit. «Je n’aurais jamais dû partir. A la Santé, j’étais à ma place. Là, on me poussait au mauvais endroit au mauvais moment», assure-t-elle au Monde. D’autant que la séquence donne l’impression que l’ex-ministre a quitté le navire avant la tempête. Ce qui lui sera vivement reproché.

Malgré son nouveau statut de candidate à la maire de Paris, Agnès Buzyn dit continuer à multiplier les alertes à ses deux anciens patrons, et les presse de reporter les municipales. Le 28 février, au téléphone avec Emmanuel Macron, elle lui reproche de «[perdre] du temps sur l’épidémie». «Il faut préparer les hôpitaux, l’opinion publique, le pays n’est pas prêt !» insiste-t-elle. Quinze jours plus tard, quand le populaire Edouard Philippe vient lui rendre visite dans le XVIIIe arrondissement pour tenter de faire décoller sa campagne, Buzyn n’a pas du tout la tête à la mairie de Paris. L’ex-ministre demande, une nouvelle fois, «d’annuler les élections». Un message qui ne sera pas entendu.

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