10 août 2022

Plaidoyer pour Taïwan

Un de nos fidèles contributeurs, François Martin, nous a fait parvenir le plaidoyer qui suit pour expliquer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan. Les éléments dont nous disposions la semaine dernière nous avaient amené à formuler un réquisitoire contre l'action de la présidente de la Chambre des Représentants. Place, maintenant, à l'avocat de la défense. Vive le débat !

Une fois n’est pas coutume, défendons la visite de Nancy Pelosi à Taïwan…

Les raisons qui ont poussé Nancy Pelosi à visiter Taïwan sont parfaitement connues : dans la perspective d’une Berezina électorale attendue à l’occasion des Midterms de Novembre prochain, et alors que la défaite en Ukraine se profile de plus en plus clairement, les Démocrates américains avaient désespérément besoin d’une « victoire », ou du moins d’une action d’éclat, à laquelle ils puissent se raccrocher au moment de présenter leur bilan, par ailleurs désastreux. Quoi de mieux, pour ce faire, qu’une visite à Taïwan, de plus, parfaitement mise en scène ?

L’indépendance taïwanaise: une belle cause

Après tout, celle-ci avait du sens. Chacun sait très bien que l’argument chinois comme quoi cette île « appartient » à la Chine continentale ne tient pas, et ce n’est pas parce qu’aucun pays n’a osé le contredire qu’il est valable. Les deux régimes qui se font face n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et le fait que ce soient des Chinois des deux côtés n’implique pas que l’un aurait des droits sur l’autre. Après avoir été ennemis, ils commercent maintenant ensemble, parce que la réalité économique est ce qu’elle est, mais pour le reste, ils n’ont rien de commun : d’un côté, un pays communiste de fer, qui n’admet aucune démocratie, martyrise une partie de son peuple, et qui quitte de plus en plus, depuis le règne de Xi, les fondamentaux de liberté économique instaurés en son temps par Deng Xiaoping, pour se rapprocher du totalitarisme intégral de Mao. De l’autre, une démocratie effective, qui a épousé les principes du libéralisme et qui les a poussés, sur le plan technologique et économique, jusqu’à une réussite assez extraordinaire (1). Ce petit État de 23 Millions d’habitants est, on le sait, le principal exportateur mondial de semiconducteurs, un produit dont le monde entier a besoin.

Le précédent de Hong Kong

Par ailleurs, à supposer qu’il rejoigne la Chine, on sait ce que cette dernière a fait de la liberté, et son aptitude à respecter la règle « un pays, deux systèmes ». On a vu comment, en Avril 2021, elle a décapité politiquement « son » île de Hong Kong, avec une totale brutalité, au mépris des traités internationaux, et dans l’indifférence générale des pays dits « libres » (2). Moralement, une défense courageuse de Taïwan et de son régime est donc totalement justifiable, et ce qui est plutôt étonnant, c’est que les Occidentaux ne l’aient pas affirmé plus tôt, plus fort et tous ensemble. Qu’est devenue la défense de nos « valeurs » si chères ? Ne sont-elles plus que des mots ? Et que pensent, en ce moment, ceux qui aspirent (encore…) à nous ressembler et à nous rejoindre, lorsqu’ils voient la façon dont nous lâchons nos « amis » dès qu’ils sont sous la pression ? Voulons-nous encore nous battre pour quelque chose ? Vu sous cet angle, les critiques vis-à-vis de Nancy Pelosi ont quelque chose de honteux, comme si nous avions déjà capitulé face aux injonctions de la Chine, et il est assez grave que la plupart des observateurs aient épousé sans vergogne le « verbatim » chinois dans cette affaire, sans aucune nuance…

Pour se justifier, nos analystes répètent que si on ose leur déplaire, les Chinois envahiront l’île, et même que c’est inévitable, dans une semaine, dans un mois ou dans 5 ans. Donc il ne faut surtout pas les chatouiller. Mais, outre le fait que justement, moins on chatouille les Chinois, plus ils se sentent justifiés, nos analystes sont-ils si sûrs de leur diagnostic?

Pourquoi l’Ukraine et Taïwan, c’est très différent

On compare facilement, à ce propos, la situation de Taïwan avec celle de l’Ukraine. Mais les choses sont très différentes. En effet, la Russie se situe en amont des chaînes de valeur, essentiellement avec une offre très abondante d’énergie. De plus, elle est située au « centre du monde », entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Les sanctions sur elle concernant l’énergie ont peu d’effet, et c’est même une pure stupidité, parce que dans un contexte de demande accrue de ce produit pour les pays émergents et émergés du monde, les russes n’auront aucun mal à réorienter leurs flux vers d’autres, et ils le font déjà. En les sanctionnant, nous ne faisons que nous sanctionner nous-même. Nous nous « coupons le sexe », pour reprendre la formule fleurie et amusante de Bourguiba. Mais la situation de la Chine est très différente : son marché intérieur est son point faible (3), et son marché international, du coup, l’est aussi. La Chine vit d’abord de l’exportation. Les USA sont l’un de leurs premiers débouchés, et ils sont les  sous-traitants du monde entier.  A supposer que les Occidentaux, suivis par certains autres, inquiets ou écœurés après une invasion qui soit un bain de sang, lui appliquent les mêmes sanctions qu’ils appliquent aujourd’hui aux russes, leur économie explose.

Pour cette raison, ils ne feront jamais la bêtise d’envahir Taïwan. S’ils le voulaient, ils l’auraient déjà fait. Ils savent très bien que la seule façon d’obtenir gain de cause, c’est de faire sauter le régime de l’île, par la pression, la terreur, la corruption ou l’intérêt, et d’obtenir en fin de course une adhésion volontaire. Ils savent, ou du moins ils pensent, que le pays les rejoindra tôt ou tard, et c’est cela qui les motive, mais ce chemin peut prendre 100 ans. Ce qui est sûr, c’est que la trajectoire actuelle de Xi, et encore plus après l’exemple de Hong Kong, les en éloigne de plus en plus.

Les soucis intérieurs de Xi

Pour l’heure, Xi a le même problème de politique intérieure que Nancy. Il a perdu la face, et il est contesté. Il doit absolument faire une démonstration de force pour la récupérer, alors-même que se profile, en Novembre prochain (au même moment que les Midterms…), le 20ème Congrès du PCC, qui doit, si tout se passe bien, consolider son pouvoir. Pour cette raison, il a organisé cette pantomime d’attaque de Taïwan avec des milliers de soldats. Mais les Taïwanais, qui connaissent leur contrepartie, restent calmes. Ils savent que s’ils ne répondent pas à la provocation, les choses finiront par rentrer dans l’ordre.

Pour ce qui est de la situation internationale, aucun risque non plus qu’elle dégénère. Antony Blinken a passé 5 heures avec son homologue chinois au dernier sommet de Bali. Les chinois ne choisiront même pas une ligne dure avec les russes contre les USA, parce qu’ils perdraient leur position centrale, celle qu’ils ont acquise très intelligemment, et qui leur permet de parler à tout le monde, y compris à l’Inde, sans trop cliver les choses. Par rapport à cela, Nancy leur a seulement envoyé un caillou dans la mare, mais les choses reviendront à la normale en son temps, parce que les chinois ont trop à gagner à cette position diplomatique médiane, qui tempère un peu la brutalité de Xi.

Sur le fond, Chinois et Américains ne peuvent se passer l’un de l’autre. Sur la forme, chacun doit montrer à l’autre qu’il est très fort. Ils se trouvent donc aujourd’hui dans la même situation que deux gorilles mâles qui se font face dans la forêt du Congo. Chacun montre ses crocs, crie très fort et se frappe la poitrine pour intimider l’autre (4), mais surtout pour convaincre ses propres femelles et ses petits (nous ?) qu’il a des gros muscles, tout en sachant qu’engager le combat serait un très grand risque pour les deux.

Mais en réalité, ces deux gros mâles, dans la situation qui prévaut aujourd’hui tout au moins, l’un par rapport à l’autre, ne sont que des gorilles de papier. Nancy a bien fait ce qu’elle pensait utile pour affirmer son camp, et Xi répond de la même façon. Mais tout cela ressemble à du théâtre. Des arguments forts existent pour laisser à penser qu’il n’y aura pas d’affrontement. Cessons d’alimenter la montée aux extrêmes. Restons calmes.

(1) Taïwan — Wikipédia (wikipedia.org)

(2) https://srp-presse.fr/index.php/2021/04/01/hong-kong-doit-disparaitre/

(3) Il est trop petit par rapport à la taille du pays. La Chine ne peut saturer son outil de production avec son marché intérieur.

(4) Et le petit gorille taïwanais fait la même chose. Taïwan annonce des exercices de défense après ceux de Pékin (lefigaro.fr)

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