Ces derniers temps, la Turquie figure parmi les cinq pays du monde les plus fréquemment mentionnés dans la presse russe, ce qui, sans aucun doute, est dû à la position particulière qu’elle adopte vis-à-vis de la situation militaro-politique autour de l’Ukraine. Et cela n’est pas surprenant si l’on considère dans leur ensemble les déclarations et les actions des dirigeants politiques du pays dans le contexte de la « tempête ukrainienne ».
Ankara, représentée par le président Recep Tayyip Erdoğan et ses plus proches collaborateurs, malgré toutes les pressions extérieures exercées sur eux, a refusé à plusieurs reprises de faire un choix entre Moscou et Kiev, appelant à la fois la Russie et l’Ukraine leurs partenaires. La Turquie est le seul pays parmi les pays membres de l’OTAN à ne pas s’être associé aux sanctions anti-russes et, de plus, elle continue d’augmenter régulièrement le volume de ses échanges commerciaux avec la Russie, l’aidant très fréquemment à contourner de facto les sanctions et restrictions économiques imposées à la Russie par l’Union européenne, le Commonwealth et les États-Unis (dans la Russie d’aujourd’hui, on appelle cela des « importations parallèles »).
La position d’Ankara sur la question de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande est particulièrement révélatrice. Ankara, ayant lié la question de leur entrée dans l’OTAN à leur position sur la question kurde, a en pratique opposé son veto à leur adhésion à l’Alliance de l’Atlantique Nord (la Finlande a déjà annoncé qu’elle ne compromettrait pas les principes de sa politique étrangère pour adhérer à l’OTAN, reconnaissant ainsi que les portes de ce bloc militaro-politique, tant que la Turquie en fait partie ou tant que le président Erdoğan est à la tête du pays, lui sont fermées).
Il n’est donc pas du tout surprenant que des publications d’experts accusant Ankara d’être ami avec le Kremlin et de tolérer « l’agression russe » en Ukraine apparaissent de plus en plus dans la presse d’Europe occidentale.
Si l’on considère l’ensemble des événements ci-dessus du point de vue de la Russie, plusieurs raisons tout à fait rationnelles et même financières (ou facteurs macroéconomiques) viennent immédiatement à l’esprit pour expliquer cette position d’Ankara sur la question ukrainienne.
Premièrement, la Turquie est objectivement incapable d’assurer sa sécurité alimentaire en raison des conditions naturelles et climatiques, principalement en termes de production de céréales – blé pour le pain, orge pour la bière et le bétail. Le gouvernement d’Erdoğan est parfaitement conscient de ce fait. Les fournisseurs traditionnels de ces types de produits agricoles sur le marché intérieur turc étaient la Russie et l’Ukraine, c’est pourquoi Ankara ne peut pas, ne veut pas et ne choisira pas, sans équivoque, le camp de Moscou ou de Kiev, afin de maintenir la diversification des sources de matières premières et de ne pas devenir dépendant d’une situation géopolitique toujours changeante. C’est pourquoi la Turquie est aujourd’hui le principal et, en fait, le seul modérateur des négociations, dont le Kremlin voudra écouter l’avis lorsqu’il s’agira de résoudre la question du blocage des exportations ukrainiennes de céréales à partir des ports de la région nord de la mer Noire, conformément aux contrats internationaux précédemment conclus.
Dans le même temps, Ankara se trouve dans une position ambiguë extrêmement inconfortable : d’une part, elle ne peut pas faire pression sur le Kremlin, en suivant l’exemple des pays qui ont introduit des restrictions à l’encontre de la Russie, afin de ne pas se retrouver sans céréales ukrainiennes, mais d’autre part, elle ne peut pas en même temps sacrifier ses propres intérêts et sa sécurité alimentaire, sur fond d’inflation annuelle de 80 %, sans connaître également des pénuries alimentaires et, par conséquent, des « émeutes du pain » dans les villes.
Deuxièmement, lorsque les travaux d’entretien saisonniers planifiés commenceront sur le gazoduc Nord Stream et que le flux de gaz vers l’Europe sera considérablement réduit, la Turquie sera en mesure de devenir le principal pays de transit du gaz russe vers les marchés d’Europe occidentale pendant un certain temps, en tirant un profit maximal de cette situation, et aura la possibilité de rester dans cette position aussi longtemps que le Kremlin et Gazprom seront satisfaits de cette situation. La Turquie peut recevoir un paiement pour le transit à travers son territoire à la fois en nature et en espèces, ce qui lui donne l’occasion de manœuvrer sur le plan macroéconomique dans des conditions où la situation n’est pas si stable sur le marché intérieur.
L’exploration des réserves d’hydrocarbures sur le plateau turc en mer Égée ne signifie en aucun cas leur développement et leur mise en service imminents à un niveau industriel, même s’il existe un soutien complet de la part de l’allié stratégique qu’est l’Azerbaïdjan, qui possède une riche expérience en la matière. Par conséquent, la loyauté envers le Kremlin ou du moins la préservation et le développement de partenariats avec la Russie servent aujourd’hui de garantie et même de moteur de stabilité interne pour la Turquie.
Troisièmement, on ne peut écarter un facteur macroéconomique mondial tel que la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu par Rosatom, qui garantira l’indépendance et l’autosuffisance de la Turquie dans le secteur de l’énergie électrique (aujourd’hui, la Turquie est obligée d’acheter de l’électricité à presque tous ses petits voisins, y compris l’Azerbaïdjan et la Géorgie). Le président Erdoğan ne peut et ne veut évidemment pas risquer un tel projet stratégique et le bien-être des générations futures Turques face à la situation militaro-politique autour de l’Ukraine, afin de ne pas priver son pays d’une perspective géopolitique et macroéconomique.
Il faut dire que les alliés de la Turquie au sein de l’OTAN sont parfaitement au courant de toutes les raisons susmentionnées qui expliquent l’« opinion dissidente » d’Ankara sur la question ukrainienne, qui diffère de l’opinion collective des autres membres de l’Alliance (à l’exception de la Hongrie), et c’est pourquoi, au niveau officiel, ils ne la condamnent pas publiquement et ne lancent pas une campagne de propagande massive contre Ankara pour la discréditer au niveau mondial, comme celle qu’ils mènent aujourd’hui contre la Russie.
Mais cela ne signifie pas que la Turquie cesse d’être un « talon d’Achille » pour l’OTAN, et pas seulement sur la question ukrainienne. Aujourd’hui, nous sommes tous témoins d’une grave détérioration des relations entre la Turquie et la Grèce, à l’origine de laquelle ne se trouvent pas seulement des contradictions politiques ou religieuses, multipliées par des griefs historiques mutuels qui, après de nombreuses décennies et un changement de génération, pourraient être pardonnés et oubliés, mais des raisons purement pragmatiques et financières liées au contrôle des gisements d’hydrocarbures récemment explorés sur le plateau continental de la mer Égée, dont la possession fera de la Turquie l’un des leaders régionaux de la Méditerranée orientale, dépassant l’Italie dans ce statut. Et cela entraînera une redistribution des vecteurs de force non seulement en Asie occidentale et au Moyen-Orient, mais aussi en Europe du Sud-Est et même en Europe centrale. De telles perspectives effraient l’OTAN et constituent la principale raison pour laquelle les États-Unis, conjointement avec la Grèce, ont annoncé la création de quatre bases militaires à la fois, deux aériennes et deux navales, sur les îles de l’archipel [il s’agit en fait de trois nouvelles bases, toutes en Grèce continentale ; la base de Crète est opérationnelle depuis 1969 – S]. Et bien qu’ils expliquent cette décision par la volonté de contrer la « menace russe » et prétendent que les bases ne sont en aucun cas dirigées contre la Turquie, Ankara sait pertinemment que ce n’est pas le cas et que le principal objectif de cette mesure est de contenir les ambitions politiques de la Turquie en matière de domination régionale et de contrer ses revendications sur les ressources du plateau continental de la mer Égée.
Il est absolument évident que la Turquie seule ne pourra pas réaliser toutes ses aspirations et ses attentes sans un soutien extérieur sérieux face à une Europe consolidée par le conflit en Ukraine, et qu’elle ne peut le recevoir, ici et maintenant, que de la Russie, avec laquelle (avec l’Azerbaïdjan) Ankara pourra non seulement sécuriser les ressources de facto de la mer Égée, mais aussi commencer leur développement et leur exploitation sans aucun problème. La Russie et la Turquie sont donc destinées à une coopération maximale pendant la transformation globale du monde en cours.
Nikolay Arkhipov
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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