12 avril 2022

Ivresse et vertige de l’escalade suprême

A partir d’un tweet du Haut Représentant de l’UE Josep Borrell, retour d’une visite en Ukraine, plongée dans les ambitions de l’UE et des pays européens-européistes : défaite de l’armée russe et re-composition de la Russie en symphonie européenne. « Cette guerre sera gagnée sur le champ de bataille », tweete Borrell, dont on attendrait pourtant qu’il tentât de l’abréger par des négociations. « C'est une remarque scandaleuse », commente Lavrov qui précise que la Russie se bat en Ukraine pour bloquer « la volonté effrontée de domination totale » du bloc BAO.

Ces trois derniers jours, nous avons accompli de belles et bonnes avancées sur le territoire de l’aveuglement de l’incontrôlabilité dans le chef des directions américanistes-occidentalistes, du fameux bloc-BAO et de sa “politiqueSystème”. Qu’on se rassure, dans tous les cas pour ceux qui attendent avec ferveur l’affirmation européenne, l’UE ne le cède à personne et semble même précéder le système de l’américanisme dans cette voie ; et nous ne dirions certainement pas que jouent encore cette vassalité satisfaite, cette fange de la soumission où il fait si bon s’ébattre... Non non ! Dans cette conquête de la folie sans retour, l’Europe agit d’elle-même, comme si elle découvrait avec ravissement sa vraie nature : elle veut la guerre, la vraie de vraie, la guerre jusqu’à plus-mort.

Ce constat a été incontestablement imposé, après tant de démonstrations bellicistes, avec ce tweet du Haut-Représentant de l’UE Borrell, retour d’une héroïque visite sur le front, véritable Clémenceau postmoderne venant tapoter les poilus des tranchées ukrainiennes. L’adresse brève comme un communiqué napoléonien, est du 9 avril :

« Touché par la résilience, la détermination et l'hospitalité de @ZelenskyyUA & @Denys_Shmyhal. Je reviens avec une liste claire de choses à faire : 1. Cette guerre sera gagnée sur le champ de bataille. Des € 500 millions supplémentaires du #EPF sont en cours. Les livraisons d'armes seront adaptées aux besoins ukrainiens. »

On comprend que ce qui compte et ce petit bout de phrase qui ne cherche pas à faire dans la dentelle, mais raisonne plutôt comme le « Ils ne passeront pas » de Pétain : « Cette guerre sera gagnée sur le champ de bataille. » On voit que l’heure n’est ni à la diplomatie, ni à la négociation, et il n’aurait manqué qu’une exigence de “capitulation sans conditions” adressée aux Russes, pour que Son Excellence Borrell ressemblât au FDR de la conférence de presse de janvier1942 au Maroc (lorsqu’il annonça l’exigence de la capitulation sans conditions de l’Allemagne) [*].  Bref, peut-être est-il hautement risqué de laisser la conduite de la guerre, rayon communication des bonnes intentions, aux civils ?

La chose a été rapidement relevée par la subtile Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des affaires étrangères :

« L’Union européenne s’est transmutée en un “département des relations économiques de l’OTAN”, a affirmé samedi la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova.

» Après sa visite en Ukraine, le chef de la politique étrangère de l'UE, Josep Borrell, a tweeté : “Cette guerre doit être gagnée sur le champ de bataille”. Des propos aussi militants venant du diplomate ont suscité une réaction de Moscou.

» “Autant pour l’‘organisation économique’. Ce n’est plus l'Union européenne. C’est juste le département des relations économiques de l’OTAN”, a écrit Zakharova. »

L’affaire a été reprise par le chef hiérarchique de Zakharova, dans le même sens bien entendu, mais en la plaçant dans une appréciation générale qui est certainement la plus franche, la plus nette qu’on ait entendue jusqu’ici de la bouche de Lavrov ; et si elle paraît également brutale, c’est bien le résultat du constat, de l’état de fait que rapporte  le ministre russe des affaires étrangères. Les observations analytiques qu’il en tire, et qui définissent la position russe, montrent sans le moindre doute que les Russes ne craignent pas de tirer les conclusions de l’évolution qu’ils constatent à l’Ouest. Il n’y a pas un seul mot de compromis ou d’apaisement dans les propos de Lavrov ; ce n’est pas son genre, face à ce qu’il juge comme une provocation sinon un défi... Aussi nous précipite-t-il au cœur du sujet, met les points sur les i et les cartes sur la table.

« “Notre opération militaire spéciale a pour but de mettre fin à l'expansion effrontée [de l’OTAN] et à la volonté effrontée de domination totale des États-Unis et de leurs sujets occidentaux sur la scène mondiale”, a déclaré Lavrov à la chaîne d’information Rossiya 24.

» “Cette domination est bâtie sur des violations flagrantes du droit international et selon certaines règles, dont ils font maintenant grand cas et qu'ils inventent au cas par cas”, a-t-il ajouté.

» La Russie fait partie des nations qui ne se soumettront pas à la volonté de Washington, a ajouté le diplomate russe. Elle ne fera partie que d’une communauté internationale d’égaux et ne permettra pas aux nations occidentales d’ignorer ses préoccupations légitimes en matière de sécurité, a déclaré Lavrov.

» Lavrov a critiqué le chef de la politique étrangère de l'UE, Josep Borrell, qui semble encourager la poursuite des combats en Ukraine. Le diplomate en chef de l'Union européenne a déclaré que le conflit “sera gagné sur le champ de bataille” lorsqu'il a annoncé une augmentation de l'aide militaire à Kiev samedi dernier. Lavrov a qualifié cette déclaration de “scandaleuse”.

» Quand un chef de la diplomatie ... dit qu'un certain conflit ne peut être résolu que par une action militaire ... Eh bien, il doit s’agir de quelque chose de personnel. Soit il s’est mal exprimé, soit il a parlé sans réfléchir, faisant une déclaration que personne ne lui a demandé de faire. Mais c’est une remarque scandaleuse”, a ajouté M. Lavrov. »

Le ministre estime que le rôle de l’UE a évolué au cours de la crise sanitaire-covidienne, mettant ainsi joliment en concordance cette crise avec Ukrisis. Auparavant, elle n’agissait pas comme une organisation militaire « luttant collectivement contre une menace inventée ». Lavrov juge que ce changement est le résultat de la pression exercée sur les membres du bloc-UE par Washington, qui l’a poussé à se rapprocher de l'OTAN.

Selon ses propres mots :

« Auparavant, elle n’agissait pas comme une organisation militaire luttant collectivement contre une menace inventée. […] Ce changement résulte de la pression exercée sur les membres du bloc par les USA, qui l’a poussé à se rapprocher de l'OTAN. »

On observera ces remarques selon deux questions, auxquelles nous tentons aussitôt de répondre :

• Y a-t-il eu “évolution de l’UE”, comme l’affirme Lavrov ? Cela n’est pas impossible, dans la mesure où la crise-Covid a montré 1) l’absence de réponse collective à ce qui était perçu (ou “inventée”, c’est vrai en partie) comme une menace collective. En même temps, apparaissait pour l’UE une vraie “menace individuelle” : 2) l’absence de réponse collective et les dispositions sanitaires et économiques nationales qui y suppléaient constituant une attaque directe contre le projet européen, contre la fédéralisation, contre la réduction des souverainetés nationales (d’où, par ailleurs, le durcissement de l’UE contre la Hongrie et la Pologne, développant souverainement des “valeurs” non standard pour l’UE.

• Cette évolution est-elle due aux pressions des USA ? Nous en sommes beaucoup moins sûrs, voyant là une éventuelle déformation russe due au mépris de l’UE de la part de la Russie, et à la mesure décalée qu’elle a de l’influence des USA et du rapprochement de l’OTAN de la part de l’UE. Il y a longtemps que l’UE a accepté avec empressement les effets des pressions des USA, et qu’elle est proche jusqu’à l’identification de l’OTAN (dont le rôle par rapport à l’UE est mentionné explicitement dans le document de Lisbonne).

• Ce qui nous conduit à un autre constat : l’Ukraine est d’une certaine façon prioritairement une “préoccupation européenne” de l’UE. Le démarrage de la phase actuelle de Ukrisis remonte à la rupture des négociations pour accord d’aide économique de l’Ukraine de Ianoukovitch (pré-Maidan) avec l’UE en novembre 2013. Quel que soit le rôle des USA avec les conceptions brzezinskiennes qui est bien entendu évident avec les sympathiques manigances de Victoria Nuland depuis 2014, il y a une démarche spécifique de l’UE vis-à-vis de l’Ukraine, démarche évidemment expansionniste et annexionniste, antirusse, etc.

... En fait, une sorte de “politiqueSystème” gonflée aux stéroïdes, qui tend à aller plus loin et plus vite que les USA, par rapport au calendrier implicite, – mais certes, sans aucune récrimination des USA qui ne voient que ce que leur vision très cloisonnée leur permet de voir. Et l’on note alors que Borrell fait la remarque qu’il fait (« Cette guerre sera gagnée sur le champ de bataille »), qui implique du ‘regime change’ à Moscou, et même beaucoup plus, sans soulever de vagues ni rectifier précipitamment (jusqu’ici, mais le “précipitamment” est acquis) ; au contraire de ce qu’a fait la direction washingtonienne après la blague de circonstance de Biden demandant le départ du pouvoir de Poutine. 

Cela implique, selon nous, que l’UE a en-dedans elle une position plus dure que celle des USA, sans pour cela qu’on doive parler de mésentente, et plus encore d’un changement de leadership, – d’autant plus que nous tenons, malgré les diverses péripéties, à la thèse centrale du bloc-BAO, qui est que l’Europe (spécifiquement l’UE) et les USA sont désormais liés par une conception commune (plus que deux partenaires, nous dirions les deux bras d’un même corps), qu’aucun n’a réellement la prédominance sur l’autre dans l’idéologie-Système que ces deux entités chérissent et glorifient. Que l’un n’ait pas de vocation militaire et l’autre oui n’a que peu d’importance puisque les deux sont à l’OTAN comme l’OTAN est aux deux. Cela fixe notre destin : un pays de l’OTAN qui veut quitter l’OTAN sera irrémédiablement conduit à quitter l’UE ; c’est la même tambouille, le même esprit, la même arrogance de la pensée narcissique.

Mais nous n’en sommes pas là puisque nous en sommes à Ukrisis, qui pourrait bouleverser bien des perspectives et des conceptions et rendre caduques et hors de propos avant une esquisse de réalisations toutes les vaticinations qui précèdent, notamment parce qu’il n’est tenu aucun compte des évolutions crisiques intérieures des divers membres du bloc-BAO. Quoi qu’il en soi, il est aujourd’hui manifeste que le but de divers pays, et nous disons bien dans ce cas de divers pays européens, dont certain(s) des plus puissant(s), est bien de “remporter” la guerre par Ukraine interposée, sans s’inquiéter vraiment, ni du sort épouvantable des Ukrainiens destinés à rester dans la partie dont Moscou ne veut manifestement pas, ni de la puissance dans ce pays des entités et forces nazies (‘Ukronazis’), – qui n’existent pas cela va de soi puisque le danger fasciste et au deuxième tour de la glorieuse présidentielle française. Le super-but, à partir de là, à partir de ce que nous dit monsieur Borrell, est bien de battre l’armée russe (on détaille bien : “battre l’armée russe” et non pas seulement “battre la Russie”), de donner mandat au peuple russe de se réformer (se re-former) lui-même et démocratiquement, selon les “valeurs” de l’UE et l’on fera une grande fête célébrant l’européanisation et l’entrée de la Russie dans l’UE… On caricature à peine.

Mais comme dans toute cette sorte d’exigence extrême, tout comme dans les crises extrêmes qui les suscitent, il arrive souvent que les conséquences soient elles-mêmes extrêmes et surtout complètement inattendues par rapport au plan-A. (Et comme tout cela est considéré comme un triomphe déjà accompli, superbia vitae regnante, il n’y a pas de plan-B.)

Dans notre cas, à nous Européens (!), il n’y a rien pour nous étonner. Nous savons bien que cette dérive toutes voiles dehors de l’UE correspond à une angoisse vertigineuse tant est grande la possibilité de tensions crisiques de situations internes instables et crisiques, ou/et d’une “concurrence paisible” d’un modèle alternatif comme d’autres pays (Russie, Chine) sont en train de développer ; et puis cette dérive engendre parallèlement une ivresse considérable tant, à cette occasion, l’UE se croit toute-puissante et dominatrice de son temps et de sa propre globalisation (tout comme les USA, de leur côté, pensent la même chose).

Le résultat ? Nous confions à Alastair Crooke le soin de nous le suggérer, dans son texte du 11 avril 2022, dans Al Mayadeen English. Nous en empruntons le début, derrière le titre « Les guerres du ‘tout ou rien’ », où il nous avertit en introduction que « l’attitude radicale de l'Occident à l'égard de la Russie risque de faire s’effondrer tout le système économique avec lequel il a imposé sa domination sur la planète »… Ce qui nous conduit à ces quelques paragraphes de la première partie de son texte :

« Ces “guerres” sont de plus en plus considérées en Occident comme des événements existentiels, – c’est-à-dire des événements “tout ou rien” – et leur portée s’élargit.  Pourquoi des guerres au pluriel ?  Eh bien, l’affrontement militaire en Ukraine est sur le point d'atteindre son point culminant ; la guerre concernant les changements radicaux apportés par la Russie à l'ordre monétaire mondial plonge les États occidentaux dans un tourbillon qui laisse sans voix ; l’Europe est au bord du gouffre économique ; et la “guerre” Russie-Chine visant à réorganiser les “règles” mondiales arrive également à son terme (bien qu'elle voyage à un train légèrement plus lent).

» Cependant, la guerre des PSYOPS de l’Occident est vraiment d’une classe à part. Le mur de toxicité qui gonfle, s’élève et s’écrase sur les rivages de la Russie représente un tsunami d’une puissance comme nous n’en avons jamais vue. Son intention est clairement de noircir le président Poutine au-delà du “mal”, d’en faire un démon satanique si épouvantable que tout oligarque russe sain d’esprit se précipitera pour le remplacer par une figure plus docile, semblable à Eltsine.

» Seulement, cela ne fonctionne pas.  Les responsables occidentaux derrière le simulacre des PSYOPS, ne savent plus quand s’arrêter. Ils tirent plus fort sur les leviers et tournent les cadrans toujours plus haut, jusqu’à ce que le déferlement de haine viscérale contre tout ce qui est russe ait créé l’effet inverse : non seulement Poutine est plus populaire, mais il a déclenché en Russie une violente réaction contre l’Occident dans son ensemble.

» L’effet net a donc été précisément de transformer la question de l'Ukraine en un cauchemar existentiel manichéen. Le monde anglo-saxon écrit en gros titres que “la guerre, c’est tout ou rien” :  Si Poutine n’est pas vaincu (au sens de totalement vaincu au combat), l’Occident ne peut tout simplement pas survivre.

» Le problème de l’Occident, qui conduit les choses à un tel point culminant de lumière ou d’obscurité, de “tout ou rien”, est qu’il risque aussi de déboucher sur le “rien”.  En effet, il est clair qu’il ne peut y avoir de dialogue avec les forces démoniaques “maléfiques” : aucun dialogue politique donc.  Tout ou rien.

» Le corollaire évident de cette confrontation en termes binaires de bien et de mal est que le reste du monde doit être soumis à un mécanisme de Grand Inquisiteur pour découvrir, et ensuite forcer, les hérétiques à abjurer tout manquement dans leur soutien à l’Ukraine contre la Russie, ou à faire face au bûcher. Les inquisiteurs se répandent dans le monde entier : Les euro-récidivistes sont les premiers (les Orbàns) ; le Pakistan, l'Inde, la Turquie, les États du Golfe, etc. suivent. 

» Seulement, là encore, ça ne marche pas.  Le non-Occident sent dans l’air un empire qui s’affaiblit et qui vacille, comme Hercule descendant armé de son épée dans l’Hadès (les enfers) pour aller chercher le chien tricéphale Cerbère, dont l’une des têtes répand la peur humaine de ce qui nous attend au prochain tournant.  (La peur, en effet, augmente). »

Note

(*) Pour l’anecdote, voir le texte sur « La (vraie) guerre de FDR », à partir du livre ‘The New Dealer’s War’, qu’on s’est empressé de ne pas traduire en français. Une partie du livre est consacrée à cette annonce inattendue du 23 janvier 1943 de Roosevelt, de l’exigence d’une reddition sans condition de l’Allemagne, qui fut déplorée par la plupart des acteurs alliés (les généraux US, dont Eisenhower et MacArthur, Churchill, et même Staline).

Source

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