Comme le faisait remarquer un super-héros en pyjama moulant, un grand pouvoir suppose de grandes responsabilités, ce qui aurait largement convaincu n’importe qui de ne surtout pas nommer Bruno Le Maire comme ministre de l’Économie et des finances en France, qui a malheureusement prouvé à plusieurs reprises qu’il a bien un pouvoir, celui de tenir des propos totalement irresponsables.
C’est ainsi qu’avec l’actuel conflit russo-ukrainien, il nous a gratifié d’une de ses petites bêtises qui font rapidement les choux gras de la presse nationale et qui, cette fois-ci, ont même escaladé jusqu’à la presse internationale. De la boulette de compétition en quelque sorte puisque notre homme a décidé de lancer une « guerre économique et financière totale », ce qui a au moins le mérite de ne prendre aucun raccourci, même diplomatique.
Rapidement ramené à la raison (probablement par son patron), notre impétueux ministre trop heureux de n’avoir pas à mener de vraie guerre, s’est tout de même rengorgé lorsqu’il s’est agi d’aller saisir les biens des oligarques : le Ministre du fisc français s’est joyeusement rappelé que confisquer est dans sa nature même et s’est rapidement attelé à se doter « des moyens juridiques de saisir l’intégralité de ces biens. »
À partir de là, on ne compte plus le nombre de frétillants imbéciles qui, à la suite de notre légendaire Bruno, se réjouissent eux aussi que des outils juridiques seront créés ou mis en place puis exercés pour aller choper du yacht et de la villa de multimillionnaires russes : il faut que Poutine paye pour son acte ignoble, et tous les moyens sont donc bons, pardi !
Le problème étant que, dans un état de droit, normalement, ce genre d’agissement est proscrit, pour d’excellentes raisons.
D’une part, absolument rien n’indique que les propriétaires de ces biens n’étaient pas légitimes à les conserver. Même si on peut imaginer que ces derniers sont potentiellement d’accord avec Poutine, cela n’est ni prouvé ni certain et ne constitue en tout cas qu’une opinion qu’en France, jadis, on était libre de formuler, aussi stupide ou criminelle soit-elle. C’était la France de la liberté d’expression et du respect des lois, mais elle a disparu sous les applaudissements des foules hypnotisées par les médias et des politiciens revanchards.
D’autre part, même en imaginant qu’on criminalise officiellement certaines opinions – ce qui ne serait que l’aveu d’une tendance déjà largement engagée – on devra regretter l’absence de la moindre tenue de procès dans l’opération. Certes, l’état de droit en France semble se réduire à la portion congrue et se réserver seulement pour les célébrités françaises du Camp du Bien, mais au moins pouvait-on espérer une certaine séparation entre l’exécutif et le judiciaire, ne serait-ce que pour la forme…
La façon dont on veut procéder ici montre qu’on ne s’embarrassera même plus de decorum légal : l’administration, son ministre et son petit tampon rouge sur le cerfa n°27b-6 suffiront pour que l’oligarque désigné méchant-vilain se retrouve en slip.
Or, bien après ces moyens juridiques une fois mis en place, une fois que le conflit sera terminé, voire, une fois que les relations internationales se renormaliseront progressivement, pensez-vous que Bruno et sa clique ou son successeur et ses sbires rangeront alors ces moyens dans un joli petit placard ? Non, bien sûr.
Tout ce que vous voyez se mettre en place, depuis des années, n’est pas supprimé. D’un état d’urgence permanent aux lois d’exceptions qui s’éternisent, du temporaire qui s’installe pour ne plus jamais s’en aller, tout indique que tout restera. Et ce qui a été mis en place « contre les Russes » sera conservé, religieusement, dans les prochains mois et les prochaines années et servira un jour « contre les Français pas comme il faut ».
Mais le pire est que cette tendance à la punition irréfléchie et tous azimuts, à l’ouverture de toutes les boîtes de Pandore, n’est plus limitée à ce genre d’olibrius au pouvoir : ce sont maintenant les sociétés privés qui se lancent, à leur tour, dans les mêmes démarches.
Et alors que Bruno Le Maire se lance dans une opération de communication grotesque et dangereuse, des centaines de compagnies privées se lancent, elles, dans une autre opération de « confinement » culturel et économique complet sur la Russie. Pour employer un anglicisme, il s’agit ni plus ni moins de la plus grande de « Cancel Culture » (et de Cancel Economy) de l’Histoire par le truchement de ces sanctions d’acteurs privés et d’organisations non-gouvernementales.
Afin d’afficher leur vertu, leur bonne conformité à la doxa générale et éviter de s’attirer les foudres des gouvernements de plus en plus hystériques, on assiste au désengagement plus ou moins brutal d’un nombre croissant d’entreprises hors de Russie : technologie, énergie, commerce, transport, la liste ne cesse de s’allonger de ces sociétés qui décident qu’il vaut mieux, tout compte fait, arrêter tout commerce avec les Russes.
Si ce genre d’opérations contente l’habituelle brochette d’individus trop promptes à embrasser les grands mouvements de foule pourvu qu’ils puissent eux-mêmes afficher leur bonne conformité politique et morale, il n’en reste pas moins que ces actions sont extrêmement dangereuses : dans l’immédiat parce qu’elles coupent toute possibilité de commercer, de travailler ou de gagner leur vie à des individus parfaitement innocents des agissements de leur gouvernement, ce qui n’est pas sans rappeler les ségrégations arbitraires de citoyens il y a encore quelques semaines pour déterminer les conformes de ceux qui entendent (scandaleusement) disposer de leurs corps comme bon leur semble.
À moyen terme, ces signalements vertuels bruyants signifient surtout un effondrement du commerce entre les pays avec des chaînes de conséquences graves : des services annulés, ce sont des services qui ne sont pas rendus, des richesses qui ne sont pas créées, des ressources qui ne sont plus extraites et exploitées, ce sont des millions d’individus, partout sur la planète, qui en pâtissent (pas seulement des Russes, ce serait bien trop simple).
Or, lorsque le commerce n’a plus lieu, lorsque les biens et les services ne passent plus les frontières, ce sont les soldats qui le font.
Et à plus long terme, ces actions créent de dangereux précédents dont on commence à percevoir toutes les hideuses possibilités : qui pourra être la prochaine cible ? Moyennant le relai médiatique approprié, plus rien n’est hors de limite. Ainsi, si médias et gouvernements le jugent nécessaire, on peut décider que tel circonscription qui aurait un peu trop voté pour un parti honni sera punie. Si un peuple vote souverainement pour un parti qui est jugé non-conforme par tout ou partie de l’Occident ou de l’Europe, assistera-t-on à un embargo généralisé de ce pays ?
Et si vous pensez que l’état de droit permettra de mettre des limites à ces pratiques, rappelez-vous de la démonstration lumineuse de notre frétillant Bruno : l’état de droit n’existe plus.
Inévitablement, un jour ou l’autre, vous allez adorer vous faire « canceller ».
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