09 mars 2022

Erreurs

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Je me suis trompé deux fois dans mes analyses sur la guerre en cours. Une première fois au niveau stratégique, sur l’intention réelle de Vladimir Poutine, une seconde fois en estimant que la manœuvre opérative russe réussirait, même si cela ne signifiait pas la fin de la guerre.

Toute analyse se fonde sur le passé, plus précisément sur des faits observés dont la répétition permet de déterminer des tendances. On considère les faits nouveaux par analogies avec ceux passés et on les inscrit, si possible, dans une tendance connue. Dans le cas de l’intention stratégique éventuelle de Poutine, je me suis appuyé sur la longue pratique russe de l’emploi des forces, qui est une pratique de « coups », soit surprenants, soit massifs.

L’analogie la plus proche d’une attaque générale contre l’Ukraine me paraissait être l’hypothèse des années 1980- appelons-la «Tempête rouge» - d’une attaque de la République fédérale allemande par les forces soviétiques en RDA, attaque suffisamment rapide (quelques jours) pour conquérir la RFA avant que les instances dirigeantes de l’Alliance atlantique ne puissent décider de l’emploi de l’arme nucléaire. A la surprise générale, les cinq armées soviétiques en RDA ont finalement bien bougé, mais pour retourner en URSS juste avant que celle-ci ne disparaisse. Les dirigeants soviétiques n’ont jamais tenté ce pari fou qui de toute façon aurait échoué au regard de l’état réel de l’armée soviétique que nous découvrions alors. Quelques années seulement après s’être demandé comment les forces réunies de l’OTAN pourraient arrêter l’armée rouge en Allemagne, la même armée rouge était mise en échec piteusement dans la petite ville de Grozny par quelques milliers de fantassins tchétchènes.

Les guerres de Poutine, seconde guerre de Tchétchénie, attaque de la Géorgie, saisie de la Crimée, offensives d’août 2014 et janvier 2015 dans le Donbass, Syrie, étaient en revanche des succès qui rentraient dans l’épure surprise ou masse, pourvu que ce soit sans grands risques de défaite sur place et/ou de réactions internationales. L’idée d’une « tempête rouge » sur l’Ukraine en 2022 apparaissait comme dans les années 1980 comme beaucoup trop incertaine et dangereuse pour rester dans cette épure. Elle paraissait donc très improbable.

J’expliquais pourtant au moment de la mobilisation des forces russes qu’un élément important à observer serait la mise en place d’hôpitaux de campagne et de banques de sang. Ce sont des ressources précieuses que l’on ne déploie pas dans les exercices, mais seulement lorsqu’on envisage réellement de perdre du sang. Ces banques de sang sont finalement apparues quelques jours avant la guerre. Cela m’a placé devant un dilemme, presque une dissonance cognitive, entre le critère évident d’une guerre décidée et l’idée que celle-ci serait beaucoup trop risquée pour celui que la déciderait. Quelques jours avant la guerre, je persistais finalement à n’estimer la probabilité de la guerre qu’à 40 %, avec 30 % pour une opération limitée au Donbass et à 10% pour une attaque générale, avec une tendance quand même à la hausse. C’était compter sans la stupidité de Poutine.  

La guerre a finalement eu lieu, ainsi que ses conséquences négatives pour celui qui l’a déclenchée (et surtout les soldats et les populations) que ce soit localement par la résistance inattendue des Ukrainiens y compris dans la partie russophone ou internationalement avec des sanctions d’une ampleur inédite. On a même vu l’apparition de véritables miracles comme la décision allemande de fournir des armes. Tout s’est donc passé finalement comme prévu, c’est-à-dire mal pour la Russie, et le plus extraordinaire est que tout le monde l’avait plus ou moins anticipé sauf Poutine lui-même. Celui que l’on présentait, surtout ses fans, comme un brillant joueur d’échecs apparaîtra comme le plus piètre stratège de l’histoire russe égal peut-être à Staline décidant d’attaque la Finlande en 1940 ou de Brejnev engageant son armée en Afghanistan fin 1979.

Deuxième erreur : la surestimation de l’armée russe. Le problème est finalement le même. L’accumulation des victoires citées plus haut et plus particulièrement celles 2014 et 2015 m’ont trompé. Dans ces deux offensives dans le Donbass, similaires à une échelle très réduite de celles du 24 février dernier, les groupements tactiques russes ont nettement dominé les forces ukrainiennes leur infligeant même deux défaites cinglantes à Ilovaïsk et Debaltseve. Compte tenu du fait également que les Russes bénéficieraient également de la supériorité aérienne, il apparaissait logique que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Cela n’a pas été le cas, car en réalité les causes n’étaient pas les mêmes. Il y a eu des détails conjoncturels, comme la raspoutitsa limitant la manœuvre aux routes ou les restrictions d’emploi initiales de l’artillerie, l’arme préférée des Russes, et de la puissance aérienne. Tout cela facilitait une défense, qui se révélait par ailleurs beaucoup plus dure que prévu et s’appuyant, à la différence de 2014-2015, sur des villes. Mais le problème principal et sous-estimé était structurel. Toutes les opérations précédentes évoquées étaient limitées et les Russes avaient pu s’appuyer sur des unités d’élite, comme les parachutistes, ou sélectionnées avec par ailleurs une concentration des moyens logistiques. Cette fois les choses se passent en beaucoup plus grand. C’est même la plus grande opération militaire russe depuis 1945, et d’un seul coup les failles cachées apparaissent. L’armée russe a été incapable d’organiser correctement une opération de cette ampleur. Cela paraît extraordinaire alors qu’elle conduit régulièrement de grands exercices, mais il est vrai que les exercices se déroulent sans ennemi véritable. Cette fois, c’est la guerre, et les choses sont très différentes.

En résumé, ne jamais oublier que les choses, surtout à la guerre, ne se passent jamais complètement comme prévu, c’est-à-dire comme avant. Avant d’appliquer ses abaques, il faut rechercher ce qu’il y a de nouveau, ici l’échelle de l’engagement, ou de caché, comme la stupidité ou l’aveuglement d’un homme censé pourtant être très informé. Il faut vérifier ensuite si les hypothèses résistent à la réfutation, alors que la tendance est plutôt de chercher des confirmations, et ne pas hésiter à en changer dès qu’elles ne correspondent plus aux faits. Les hypothèses ne sont pas des opinions, elles ne doivent pas coller au cerveau comme ces dernières, sous peine de désastre.

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