Le
conflit entre la Russie et l’Ukraine de février 2014 à février 2015
constitue la plus violente confrontation entre États européens depuis
1945. Pour autant, ce conflit n’a jamais atteint le seuil de la guerre « ouverte » ou « déclarée ». Il aura suffi pour cela que le camp le plus puissant, la Russie, combine habilement trois opérations militaires « sous le seuil » et soit capable de nier qu’elle est en train de les réaliser.
C’est ainsi que l’on parvient en un an et sans l’avouer à imposer sa volonté à un État de 45 millions d’habitants.
C’est ainsi que l’on parvient en un an et sans l’avouer à imposer sa volonté à un État de 45 millions d’habitants.
L’opération de saisie
La
première opération est une opération de saisie, le grand classique de
la culture stratégique russe. Rappelons que dans un contexte de
dissuasion mutuelle où aucun des adversaires ne veut réellement
combattre l’autre, l’opération de saisie consiste à s’emparer d’un
point, ou de s’y positionner, pendant le délai de réaction de
l’adversaire où à son insu. Lorsque ce dernier peut enfin prendre une
décision, il est trop tard et il se retrouve bloqué dans la position
initiale. C’est un pari risqué qui ne réussit pas toujours, comme à Cuba
en 1962, mais parfois fonctionne parfaitement comme en Crimée.
En février 2014, la Crimée est défendue par 15 000 soldats
ukrainiens avec une forte escadre de chasseurs Mig-29 et une brigade
blindée-mécanisée. Elle est pourtant conquise en une semaine par
quelques milliers de soldats russes, sans combat ni pertes. L’opération
commence par l’infiltration d’éléments légers, forces spéciales,
fantassins de marine, depuis la base russe de Sébastopol qui, les 27 et
28 février, occupent ou investissent les points clés du territoire dont
le siège du Parlement, les points d’entrée et les principales bases
militaires. Cette première force légère est alors renforcée de miliciens
locaux et de moyens plus lourds, une escadrille d’hélicoptères
d’attaque d’abord puis une brigade motorisée qui traverse le détroit de
Kertch par ferries et termine le bouclage au nord de la péninsule. Un
processus politique local d’autodétermination est organisé alors même
que la manœuvre militaire n’est pas encore terminée. Le 16 mars, le
résultat de la consultation exprime sans surprise un désir ardent de la
population de Crimée d’être rattaché à la Russie, proposition reçue
favorablement à Moscou et mise en œuvre immédiatement.
Avec
cette opération, on a pratiquement atteint l’idéal opératif russe de
saisie simultanée de l’espace de bataille dans tous ses champs et sa
profondeur. Cela a été facilité par la géographie, mais aussi une
population réellement très favorable et surtout une absence quasi totale
de réaction de la part des forces ukrainiennes. Cette absence a des
causes conjoncturelles, les troubles de la révolution de Maidan et le
changement de régime ont entraîné une grande confusion au sommet de
l’État et ralenti son processus de décision. Elle a surtout des causes
structurelles. L’armée ukrainienne est alors une armée creuse. Elle a
totalement été négligée depuis l’indépendance du pays et celui paye
désormais cette négligence. Il y avait dans cette armée aussi peu de
matériels réellement disponibles (entre 6 et 8 Mig-29 sur les 45 de la
base de Belbek, en Crimée) que de compétences tactiques et même de
volonté de combattre, d’autant plus que de nombreux militaires
ukrainiens étaient russophiles. L’amiral Denis Berezovski aura réussi la
performance d’être en quelques jours désigné successivement comme
commandant de la flotte ukrainienne, amiral de la très provisoire
république indépendante de Crimée et enfin adjoint de la flotte russe de
mer Noire. Au moment de l’annexion, la très grande majorité des soldats
ukrainiens en Crimée décide d’y rester tandis qu’au même moment une
partie du reste de l’armée et de la police rejoignait les séparatistes,
voire la Russie.
Une
fois la Crimée saisie, l’État ukrainien ne réagit pas, comme avait pu
le faire le Royaume-Uni après la prise des îles Malouines en 1982. Il ne
reconnaît pas l’annexion, mais n’entreprend aucune opération de
reconquête. Face à un adversaire beaucoup plus puissant et menaçant, il
est dissuadé d’agir. C’est l’opération de saisie parfaite.
La
réaction la plus forte vient finalement de l’étranger. La Russie la
craignait. C’est la raison pour laquelle l’opération de saisie a été
camouflée en insurrection locale appelant à l’aide. Les
soldats russes engagés en Crimée puis dans le Donbass ont été ainsi
dépourvus de tout attribut national. Il n’y avait évidemment aucun doute
sur l’origine de ces « petits hommes verts »
qui fusionnaient avec les milices locales, mais le but n’était pas de
cacher, mais de pouvoir nier. L’opération, comme pour l’ensemble de la
confrontation avec l’Ukraine, a été aussi appuyée par une intense
campagne d’« information » auprès de tous les sympathisants, mais aussi de tous ceux qui pouvaient ainsi justifier leur retenue. Au « caporal stratégique »
dont le moindre fait et geste était censé être scruté par les médias,
la Russie y répondu par le camouflage du caporal et le brouillage des
médias.
L’opération de mobilisation
Dès
le début de l’opération de saisie de la Crimée, la Russie procède à un
grand exercice de mobilisation militaire de long de la frontière. Ces
exercices sont alors suffisamment fréquents pour permettre de nier tout
lien avec la crise ukrainienne, mais il s’agit là bien évidemment de
concentrer une masse de manœuvre suffisante pour subjuguer les faibles
forces armées ukrainiennes ou au moins de menacer de le faire.
Plus
précisément, outre le groupement de forces en Crimée, le dispositif
russe est structuré en deux groupements. Au sud, deux brigades
motorisées et sept brigades ou régiments de Spetsnaz et de parachutistes
sont placées face au Donbass. Au nord, ce sont six brigades blindées,
mécanisées ou motorisées et trois brigades légères qui sont installées
de Belgorod à la Biélorussie. L’ensemble représente un peu moins de 95 000 dont 50 000
dans les unités de combat, auquel il faut ajouter un groupement de
réserve fort d’au moins une division parachutiste et une brigade de
reconnaissance dans la région de l’isthme de Kerch ainsi que les forces
russes en Transnistrie, l’équivalent d’une brigade seulement, mais assez
pour encore fixer sur la frontière ouest une partie des forces
ukrainiennes. Le dispositif aérien déployé est du même ordre et d’une
supériorité encore plus importante vis-à-vis de son équivalent
ukrainien. Le commandement russe ayant sélectionné les unités selon leur
degré de professionnalisation, l’ensemble de cette force de manœuvre
est formée de groupements ad hoc et assez disparate. Elle est
néanmoins considérable. Pour un potentiel humain et budgétaire environ
deux fois inférieur, la France ne pourrait déployer que peut-être
l’équivalent en volume de quatre ou cinq brigades russes. En face, en
2014, il est possible que les forces ukrainiennes réellement opérationnelles ne dépassent pas 10 000 hommes.
Il
semble que l’option d’une offensive générale ait été sérieusement
envisagée avant d’y renoncer au mois d’avril. Moscou privilégie une
approche plus limitée dans ses objectifs et ses méthodes, utilisant
plutôt cette force de manœuvre comme force de dissuasion, y compris pour
les pays occidentaux, de fixation d’une grande partie de l’armée
ukrainienne, détournée ainsi de la lutte contre les mouvements
séparatistes, et de base arrière et réservoir de forces au profit de ces
dernières organisations. Au milieu de l’été, la force de manœuvre russe
est réduite de moitié, mais conserve ses effets stratégiques tout en
étant rendue permanente par un système de rotation des unités.
L’opération d’appui à l’insurrection (APINT)
Pour le reste, la Russie agit en appui des mouvements de protestation qui se développent dès le mois de mars dans les provinces
russophones de l’est de l’Ukraine, dans l’espoir de diviser encore plus
le pays par un fédéralisme paralysant. Là encore, il s’agit d’obtenir
des effets stratégiques sans dépasser un seuil de provocation. La ligne
suivie est de rendre impossible la victoire du gouvernement de Kiev sur
les séparatistes en répondant en permanence à l’escalade locale, tout en
conservant toujours la possibilité de nier son implication.
En
mars 2014, le mouvement séparatiste n’est d’abord qu’une protestation
générale. La Russie se contente alors d’appuyer leurs revendications
face au gouvernement ukrainien en jouant sur l’intimidation militaire et
la pression économique, en jouant sur le prix du gaz par exemple. La
réponse ukrainienne à la protestation est alors sans doute plus
vigoureuse qu’anticipée, en partie avec l’apparition de bataillons de
volontaires nationalistes formés spontanément en jouant sur toutes les
possibilités des réseaux sociaux ou par des oligarques, qui apparaissent
par ailleurs et de tous les côtés comme des acteurs majeurs du conflit.
Dans les deux cas, il est démontré ainsi la facilité nouvelle de « lever des troupes »
dès lors que l’on dispose d’argent et d’un espace vide ou faible
d’autorité étatique. Cette levée en masse citoyenne aide la police à
rétablir l’ordre dans les grandes villes de Kharkov et Marioupol, et de
reprendre le contrôle d’une partie du Donbass.
Menacé,
le mouvement de protestation se durcit et se militarise grâce à
l’action de nouveaux leaders plus proches des Russes. Durant le mois
d’avril, on voit apparaître de ce côté aussi des bataillons de
volontaires armés, qui s’équipent localement ou de plus en plus avec
l’aide de la Russie. Igor Girkin, dit Strelkov, proclame la République
de Donetsk, bientôt suivie par celle de Louhansk. Strelkov prend le
contrôle total de la ville de Slavyansk et en fait le symbole de la
résistance.
Le gouvernement répond en mai par une offensive baptisée « antiterroriste »
qui s’efforce d’étouffer la rébellion. Grâce à la réintroduction de la
conscription, les forces de la police et de l’armée sont renforcées et
engagées dans des opérations de plus en plus importantes, visant à tenir
les points clés comme les aéroports de Donetsk et Louhansk, à couper la
frontière avec la Russie, puis à s’emparer progressivement de tous les
bastions rebelles. Tous les moyens militaires sont employés. La Russie
répond par une aide accrue en « volontaires »,
mercenaires et surtout en équipements lourds, toujours sous la fiction
de l’équipement volé aux Ukrainiens. Les combats sont de plus en plus
violents. Le ciel fait notamment l’objet d’une bataille inédite où la
moitié de la flotte d’attaque au sol et d’hélicoptères est, ainsi que le
vol civil commercial Mh-17, abattue par le système de défense
antiaérien rebelle. À la fin du mois d’août, l’offensive gouvernementale
ukrainienne semble malgré tout sur le point de l’emporter.
La
Russie ne pouvant accepter cette victoire franchit alors un nouveau
seuil. Les forces ukrainiennes le long de la frontière sont écrasées
sous le feu de l’artillerie russe puis percées par l’engagement de
quatre groupements tactiques interarmes (GTIA) sous le drapeau des
républiques séparatistes. Tactiquement, ces GTIA combinent la puissance
de choc des chars de bataille et la puissance de feu de la combinaison
drones-artillerie à longue portée. Ils sont irrésistibles pour les
forces ukrainiennes qui sont écrasées à Iloyansk, ouvrant ainsi la route
vers Louhansk, Donetsk et Marioupol. L’aéroport de Louhansk est repris
après un écrasement des défenses au mortier de 240 mm et des combats de
chars. Le gouvernement ukrainien cède et signe le protocole de Minsk le
5 septembre.
Le
17 janvier une nouvelle offensive russe est lancée avec six groupements
et autant d’axes d’attaque. L’aéroport de Donetsk est à son tour pris
par les forces russo-rebelles selon les mêmes procédés qu’à Louhansk.
Les combats majeurs se déroulent cependant autour de la poche de
Debaltseve au centre du Donbass. La poche tenue par 6 000 hommes
est assaillie par des forces d’un volume double, regroupant typiquement
deux brigades irrégulières, Prizark et ses volontaires internationaux
ainsi que la brigade cosaque, mais surtout cinq GTIA russes. Après un
mois de combats, dont des affrontements importants de chars, c’est un
nouveau désastre ukrainien qui oblige à un repli catastrophique.
Placé dans une situation difficile et sans réelle implication concrète des puissances occidentales, le gouvernement ukrainien est obligé d’accepter le 12 février 2015 les accords dits de Minsk II qui consacrent la victoire de la Russie en actant la partition de l’Ukraine et de fait sa neutralisation stratégique.
Publié dans Défense et Sécurité internationale n°144, décembre 2019
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