27 octobre 2021

L’Europe méprisée et abandonnée

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L’Europe a-t-elle l’énergie et l’humilité de se regarder dans le miroir et de se repositionner diplomatiquement ?

Deux événements se sont combinés pour créer un point d’inflexion majeur pour l’Europe : le premier a été l’abandon par l’Amérique du stratagème du Grand Jeu consistant à tenter de maintenir les deux grandes puissances terrestres d’Asie centrale – la Russie et la Chine – divisées et en désaccord l’une avec l’autre. C’était la conséquence inexorable de la défaite des États-Unis en Afghanistan – et la perte de leur dernier point d’appui stratégique en Asie.

La réponse de Washington a été un retour à la vieille tactique géopolitique du XIXe siècle, à savoir l’endiguement maritime de la puissance terrestre asiatique, par le contrôle des voies maritimes. Toutefois, le pivotement de l’Amérique vers la Chine, qui constitue sa préoccupation primordiale en matière de sécurité, a eu pour conséquence que l’Atlantique Nord est devenue beaucoup moins importante pour Washington, car l’essentiel de la sécurité américaine se résume à « bloquer » la Chine dans le Pacifique.

La figure liée à l’Establishment, George Friedman (de Stratfor), a exposé la nouvelle stratégie américaine post-Afghanistan à la télévision polonaise. Il a déclaré de manière acerbe : « Lorsque nous avons cherché des alliés [pour une force maritime dans le Pacifique] sur lesquels nous pouvions compter, nous avons trouvé les Britanniques et les Australiens. Les Français n’étaient pas là ». Friedman a suggéré que la menace de la Russie est plus qu’exagérée, et a laissé entendre que l’OTAN et l’Europe ne sont pas particulièrement pertinentes pour les États-Unis dans le nouveau contexte de la « concurrence chinoise ». « Nous demandons », dit Friedman, « ce que l’OTAN fait pour les problèmes que les États-Unis ont en ce moment ». « Ceci [l’AUKUS] est l'[alliance] qui existe depuis la Seconde Guerre mondiale. Donc, naturellement, ils [l’Australie] ont acheté des sous-marins américains au lieu de sous-marins français : la vie continue ».

Friedman poursuit : « Les pays de l’OTAN n’ont pas assez de force pour nous aider. Elle a été affaiblie par les Européens. Pour avoir une alliance militaire, il faut avoir une armée. Les Européens ne souhaitent pas dépenser l’argent nécessaire ». « L’Europe », a-t-il ajouté, « ne nous a pas laissé le choix : ce ne sont pas les États-Unis qui ont adopté cette stratégie [AUKUS], c’est la stratégie de l’Europe. Premièrement, il n’y a pas d’Europe. Il y a un ensemble de pays en Europe, qui poursuivent leurs propres intérêts. Vous ne pouvez être que bilatéral [peut-être en travaillant avec la Pologne et la Roumanie]. Il n’y a pas d' »Europe » avec laquelle travailler. »

Une tempête dans un verre d’eau ? C’est possible. Toujours est-il que les Français en sont devenus apoplectiques. Des expressions telles que « coup de poignard dans le dos » et « trahison » ont été lancées. C’est l’Europe bafouée. Elle est amère et en colère. Biden s’est excusé à genoux auprès du président Macron pour avoir exclu la France du contrat des sous-marins, et Blinken s’est rendu à Paris pour arrondir les angles.

Le compte rendu brutal de George Friedman sur la « nouvelle stratégie » n’est peut-être pas le « langage » de Biden, mais c’est la conceptualisation d’un groupe de réflexion de l’industrie militaire. Comment le savons-nous ? Tout d’abord, parce que Friedman est l’un de leurs porte-paroles – mais tout simplement parce que… c’est la continuité. Les titulaires de la Maison Blanche vont et viennent, mais les objectifs de sécurité américains ne changent pas si facilement. Lorsque Trump était à la Maison Blanche, ses vues sur l’OTAN étaient très similaires à celles que vient de répéter Friedman. Les titulaires peuvent changer, mais les perspectives des groupes de réflexion militaires évoluent selon un cycle différent et plus lent.

La « dimension multilatérale » des relations avec la France serait perçue comme une préoccupation essentiellement liée à Biden. Friedman a exprimé le fait que les américains continuent à considérer la Chine comme une menace pour la primauté américaine. L’OTAN ne disparaîtra pas, mais elle jouera un rôle plus étroit (surtout à la suite de sa débâcle afghane).

Mais l’UE, comme Friedman l’a clairement fait savoir, n’est pas considérée par l’élite américaine de la sécurité comme un acteur mondial sérieux, ni comme un simple « client » parmi d’autres qui achète au supermarché américain de l’armement. Le contrat de sous-marins avec l’Australie était cependant une pièce maîtresse de la stratégie de Paris pour une « autonomie stratégique » européenne. Macron pensait que la France et l’UE avaient établi une position d’influence durable au cœur de l’Indo-Pacifique. Mieux encore, elle avait surpassé la Grande-Bretagne et s’était introduite dans le monde anglophone des Five Eyes pour devenir un partenaire de défense privilégié de l’Australie. Biden s’en est moqué. Et la présidente de la Commission, Mme von der Leyen, a déclaré à CNN qu’il ne pouvait y avoir de « business as usual » après que l’UE ait été prise de court par AUKUS.

Le choix du Royaume-Uni en tant que « partenaire indo-pacifique » s’explique très probablement par le fait que Trump a réussi à convaincre « Bojo » Johnson d’abandonner la politique d’ouverture à la Chine de Cameron et Osborne, alors que les trois grandes puissances européennes étaient perçues dans le monde de la sécurité des États-Unis comme étant, au mieux, ambivalentes vis-à-vis de la Chine. Le Royaume-Uni a vraiment coupé les ponts. Le Brexit a joué le rôle de facilitateur et a ouvert la porte à des options stratégiques – qui autrement auraient été impossibles pour le Royaume-Uni.

Le prix à payer pourrait cependant être très élevé à l’avenir – l’establishment sécuritaire américain pousse vraiment le bouchon un peu trop loin avec Taïwan (peut-être pour affaiblir le Parti communiste chinois). Le risque est extrêmement élevé. La Chine peut décider que « trop c’est trop » et écraser l’entreprise maritime AUKUS, ce qu’elle peut faire.

La deuxième « branche » de ce point d’inflexion mondial – également déclenchée par l’abandon du pivot afghan vers l’axe russo-chinois – a été le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï du mois dernier. Un protocole d’accord a été approuvé pour lier l’initiative chinoise « Belt and Road » à la Communauté économique eurasiatique, au sein de la structure globale de l’OCS, tout en ajoutant une dimension militaire plus profonde à la structure élargie de l’OCS.

Il est important de noter que le président Xi s’est entretenu séparément avec les membres de l’Organisation du traité de sécurité collective (dont la Chine ne fait pas partie), afin de présenter les grandes lignes de son intégration militaire potentielle dans les structures militaires de l’OCS. L’Iran est devenu membre à part entière de l’OCS, et le Pakistan (déjà membre) a été élevé au rang de pays eurasiatique de premier plan. En résumé, toutes les voies d’intégration eurasiennes se sont combinées pour former un nouveau bloc commercial, de ressources et militaire. Il s’agit d’une architecture de sécurité des grandes puissances en évolution, qui couvre quelque 57 % de la population mondiale.

L’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte, qui ont permis à l’Iran de devenir membre à part entière, pourraient également devenir des interlocuteurs de l’OCS. Cela est de bon augure pour une architecture plus large qui pourrait englober une plus grande partie du Moyen-Orient. Déjà, après le sommet entre le président Erdogan et le président Poutine à Sotchi la semaine dernière, la Turquie a clairement indiqué qu’elle se rapprochait du complexe militaire russe, en passant d’importantes commandes d’armes russes. Dans une interview accordée aux médias américains, Erdogan a clairement indiqué que cela incluait un nouveau système de défense aérienne S400, ce qui entraînera presque certainement des sanctions américaines CAATSA à l’encontre de la Turquie.

Tout cela place l’UE face à un dilemme : les alliés qui ont acclamé le slogan « America is back » de Biden en janvier ont découvert, huit mois plus tard, que « America First » n’a jamais disparu. Au contraire, Biden est paradoxalement en train de réaliser l’agenda de Trump (encore la continuité !) – une OTAN tronquée (Trump a évoqué la possibilité de la quitter), et la possibilité que les États-Unis écartent l’Allemagne alors que certains candidats partenaires de la coalition s’apprêtent à sortir du parapluie nucléaire. Le SPD continue de soutenir l’OTAN du bout des lèvres, mais le parti s’oppose à l’objectif de 2% de dépenses de défense (sur lequel Biden et Trump ont insisté). Biden a également tenu ses engagements concernant le retrait d’Afghanistan.

Les Européens peuvent se sentir trahis (mais quand la politique américaine a-t-elle jamais été autre que « America First » ? Seuls les faux-semblants ont disparu). Les grandes aspirations européennes au niveau mondial ont été grossièrement dénigrées par Washington. L’axe Russie-Chine est aux commandes en Asie centrale, et son influence s’étend jusqu’en Turquie et au Moyen-Orient. Ce dernier détient la part du lion des minerais et de la population mondiale – et, dans la sphère de l’OTSC, c’est la région la plus avide et la plus mûre pour le développement économique.

Ce qui importe ici, cependant, c’est l’« ADN » de l’UE. L’UE est un projet conçu à l’origine par la CIA, et est liée par traité aux intérêts de sécurité de l’OTAN (c’est-à-dire des États-Unis). Dès le départ, l’UE a été conçue comme le bras de la puissance douce du consensus de Washington, et l’euro a été délibérément placé en marge de la sphère du dollar, afin d’éviter toute concurrence avec ce dernier (conformément à la doctrine du consensus de Washington). En 2002, un fonctionnaire de l’UE (Robert Cooper) pouvait envisager l’Europe comme un nouvel « impérialisme libéral ». Ce qui était « nouveau », c’était que l’Europe évitait la puissance militaire dure au profit de la puissance « douce » de sa « vision ». Bien entendu, l’affirmation de Cooper sur la nécessité d’un « nouveau type d’impérialisme » n’était pas aussi libérale et « câline » que ce qui était présenté. Il a plaidé en faveur d’un « nouvel âge de l’empire », dans lequel les puissances occidentales ne seraient plus tenues de respecter le droit international dans leurs relations avec les États « démodés », pourraient utiliser la force militaire indépendamment des Nations unies et imposer des protectorats pour remplacer les régimes qui « gouvernent mal ».

Tout cela pouvait sembler louable aux yeux des euro-élites au départ, mais ce Léviathan européen à la puissance douce était entièrement sous-tendu par l’hypothèse implicite – mais essentielle – que l’Amérique « soutenait l’Europe ». Le premier signe de l’effondrement de ce pilier nécessaire a été Trump, qui a parlé de l’Europe comme d’un « rival ». Aujourd’hui, la fuite des États-Unis de Kaboul et l’accord AUKUS, conclu dans le dos de l’Europe, révèlent sans équivoque que les États-Unis ne couvrent pas du tout les arrières de l’Europe.

Il ne s’agit pas d’un point sémantique. C’est un élément central du concept d’UE. Un seul exemple : lorsque Mario Draghi a été récemment parachuté en Italie en tant que Premier ministre, il a averti les partis politiques italiens réunis : « L’Italie sera aussi pro-européenne et nord-atlantique », leur a-t-il dit. Cela n’a plus de sens à la lumière des événements récents. Alors, qu’est-ce que l’Europe ? Qu’est-ce que cela signifie d’être « européen » ? Il faut réfléchir à tout cela.

L’Europe est aujourd’hui prise entre le marteau et l’enclume. A-t-elle l’énergie (et l’humilité) de se regarder dans le miroir et de se repositionner diplomatiquement ? Il lui faudrait pour cela modifier son discours à l’égard de la Russie et de la Chine, à la lumière d’une analyse réaliste et pragmatique de ses intérêts et de ses capacités.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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