10 octobre 2021

La santé mentale et les travailleurs

La santé mentale n’est pas un problème individuel mais un problème social

La France remboursera des rendez-vous liés à la santé mentale ; en Espagne, une loi est en préparation s’engageant à mettre en place et à équiper un système de soins qui aujourd’hui n’offre guère plus que des listes d’attente et des médicaments en pleine épidémie responsable de plus de 200 tentatives de suicide par jour et dans un contexte où 2 millions de personnes sont sous anxiolytiques quotidiens. Mais aucune loi ne va arrêter la broyeuse dans laquelle les conditions de vie et de travail se sont transformées. Seules l’organisation et la lutte collectives peuvent y parvenir.

Un problème de santé mentale ou un problème de conditions de travail?.

Yannick Sansonetti s’est suicidé par pendaison dans la chambre froide du Lidl où il travaillait. Sa santé mentale a été victime du harcèlement moral et des rythmes de travail.

Ces dernières semaines, un procès contre Lidl pour son implication dans le suicide d’une ouvrière a agité les médias français. Ce n’est pas le premier procès de ce type auquel l’entreprise doit faire face. La chaîne de supermarchés avait déjà été condamnée l’an dernier, après le suicide de Yannick Sansonetti, un technicien de maintenance, les juges ayant constaté une «faute inexcusable» dans la «sécurité» que devrait garantir l’entreprise.

Maintenant, le suicide de Catherine Lucas a conduit sa famille à accuser la chaîne d’«homicide involontaire» et de «harcèlement moral» sur la base d’une lettre laissée par la travailleuse dans laquelle elle impute sa maladie mentale à ses conditions de travail. Les médias ont repris les déclarations de ses collègues et souligné que Catherine Lucas était une passionnée de l’entreprise à laquelle elle était dévouée.

Catherine Lucas avait Lidl dans la peau. Elle s’était même fabriqué des boucles d’oreilles Lidl, raconte un de ses collègues devenu un ami, Jean-Marc Boivin. Elle a fait partie des premiers salariés à représenter le groupe au Salon de l’agriculture, en 2015. Deux ans plus tard, elle inaugure le nouveau supermarché de Lamballe dans les Côtes-d’Armor, la hissant à la tête d’une équipe d’une vingtaine de salariés. Un défi, mais aussi une fierté pour cette femme de 45 ans à l’époque. Elle était entrée dans l’entreprise en 1994 comme caissière et avait gravi les échelons jusqu’à devenir responsable de magasin.

Catherine Lucas était ce qu’on appellerait aujourd’hui une salariée à l’esprit «corporate». Pendant les vacances, elle faisait ses courses chez Lidl, s’exclame Jocelyn Thémista, un autre de ses collègues. Maman poule pour ses deux enfants comme pour son équipe, elle était arrangeante. Quand son responsable lui disait de pousser une salariée à faire deux heures de plus, Catherine lui demandait d’en faire une et elle prenait pour elle la deuxième, assure Jean-Marc Boivin, lui-même responsable de magasin, comme elle. Elle s’arrangeait pour que les mères célibataires ne travaillent pas les mercredis à 6 heures du matin.

LIBÉRATION

Ce n’est en aucun cas un cas isolé, même en France. Dans le seul service de santé et chez les médecins résidents, on a enregistré cette année plus d’un suicide tous les 18 jours lié aux conditions de travail. Cela ne date pas non plus d’aujourd’hui : les suicides de médecins sont en hausse depuis bien avant la pandémie.

Solitude, santé mentale et corrélation des forces

Évolution des recherches «Anxiété», en bleu, et «Dépression» en rouge sur Google en Espagne depuis 2007. La préoccupation pour sa propre santé mentale explose avec la crise de 2009 et rebondit fortement depuis fin 2019

La poignée de cas qui apparaissent dans les médias sont anecdotiques quand on parle d’une épidémie mondiale qui laisse environ 4,000 morts chaque année en Espagne -presque un millier de plus qu’il y a dix ans-, 9,000 en France et au moins 128,000 morts en Europe. Mais au cas où les médias les considéreraient comme significatifs, la corrélation avec la solitude et l’isolement au travail serait évidente pour tout le monde. Cela expliquerait au moins partiellement le parti pris de classe des médias dans la mise en avant des petits cadres et des travailleurs «ascendants» comme Catherine Lucas.

Mais cette solitude, cette incapacité à ne serait-ce qu’entrevoir une issue collective, n’est pas réservée aux suicidaires. Ils ne sont en fait que la partie visible de l’iceberg. Chaque fois que les médias recueillent le témoignage d’un travailleur, que ce soit aux États-Unis ou en France, nous entendons les échos du même désespoir :

«Je me laisse trois ans, et je démissionne. Je compte devenir décoratrice d’intérieur». Sylvanie Panhameux est infirmière depuis une dizaine d’années, c’est déjà presque trop. «C’était une vocation, à 12 ans je savais ce que je voulais faire. L’hôpital m’a écœuré. Je ne veux même pas pratiquer dans le libéral. Je passerai complètement à autre chose lorsque j’aurai assuré mes arrières financièrement».

UNE INFIRMIÈRE  DÉCLARATIONS À OUEST FRANCE

Mais combien d’infirmiers, précarisés à l’extrême, peuvent raisonnablement espérer que l’emploi leur «couvrira les arrières financièrement»? Si les médias prodiguent des conseils pour atténuer le «syndrome d’épuisement professionnel» et «prendre soin de sa santé mentale», c’est purement et simplement parce que la plupart des travailleurs n’ont aucune chance réelle de changer d’emploi et, même s’ils le font, de trouver de meilleures conditions que celles dont ils souffrent déjà.

L’essentiel est que même s’ils trouvent un nouvel emploi, ils ne seront généralement pas moins exploités ou moins seuls. Et ils ne vont certainement pas améliorer leur situation professionnelle et leur santé mentale s’ils persévèrent à comprendre les relations de travail à partir de l’individu, comme «quelque chose qui se passe entre les travailleurs individuels et l’entreprise». Les travailleurs ne disposent d’aucune solution individuelle. Individualisés, isolés, nous sommes plus faibles que le système qui nous écrase et qui ne peut qu’empirer. Aussi dans la santé mentale.

La honte induite et la supercherie font partie des efforts de l’État pour éviter la seule issue aux problèmes de santé mentale généralisés, une solution collective

La santé mentale n’est pas un problème individuel mais un problème social

Le contrôle de l’information sur la dépression et le suicide est une affaire d’État. Nous sommes passés de l’opacité et de la volonté de cacher toute réflexion dans les médias, à le faire sous un message balsamique -pour la classe dirigeante- qui renvoie la responsabilité sur les individus et présente les causes sociales comme s’il s’agissait de «faits de la Nature». Un autre exemple d’une campagne qui veut nous convaincre qu’en tant que «personnes vulnérables» nous ne pouvons que nous mettre sous leur protection. Une dalle de plus sur le dos des familles qui travaillent dur et dont le monde leur tombe sur la tête.

La mauvaise nouvelle est que «les mains bienveillantes» de l’État et du système sont occupées à faire en sorte que les causes de cette épidémie de suicides ne changent pas. Pour couronner le tout, il n’est pas rare que la main charitable ne sache pas ce que fait la main répressive. Et l’une et l’autre main s’échangent leurs victimes comme un chat qui joue avec une pelote de laine. La broyeuse fonctionne en deux étapes tandis que les problèmes et les personnes sont divisés et individualisés pour rendre invisible la situation des quartiers et des lieux de travail.

Parce que la solution pour sortir de cette situation est collective et c’est pourquoi elle met la classe dirigeante mal à l’aise. La nature de la santé mentale est sociale, pas individuelle. «Abandonner» ni la vie, ni l’espoir, ni le travail, ni le chômage ne constituent une solution. Cependant, en tant qu’individus solitaires et isolés, nous ne sommes rien d’autre que du carburant pour la grande machine à broyer les vies, victimes et propagateurs de l’horreur. La seule issue est de nous organiser, de nous rassembler, de nous soutenir mutuellement dans la bataille pour imposer la satisfaction des besoins humains. Par le bas. De tout de suite.

Ne l’oublions jamais : face à un système malade et anti-humain, seulement nous, la classe ouvrière, représentons l’avenir.

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