Après avoir exigé le rappel de dix ambassadeurs, dont sept de l’Otan, Ankara a fait volte-face. Une nouvelle crise symptomatique de la relation entre la Turquie et l’Occident, analyse le géopolitologue Thomas Flichy de La Neuville.
L'expulsion des dix représentants occidentaux, dont un Français, aurait pu constituer la plus grave crise diplomatique avec la Turquie depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan à la présidence en 2014.
Éloignement géopolitique
"J’ai ordonné à notre ministre des Affaires étrangères d’appliquer immédiatement des mesures pour déclarer ces dix ambassadeurs "personae non gratae”", tonnait encore ce week-end le chef de l’État turc.
En cause, leur soutien au défenseur des droits de l’homme turc Osman Kavala, emprisonné depuis quatre ans et soupçonné de liens avec le prédicateur intégriste Gülen. Osman Kavala est accusé de chercher à déstabiliser la Turquie. Et les ambassadeurs en question ont été pointés du doigt par Ankara pour leur partialité dans un dossier judiciaire turc. Un parti pris assimilé par le pouvoir à une ingérence dans ses affaires internes.
"Du matin au soir, ils [les diplomates] répètent: Kavala, Kavala… Mais celui dont vous parlez, Kavala, c'est l'agent de Soros en Turquie", s’exclamait le président Erdogan.En effet, malgré des divergences récurrentes, jamais la Turquie et ses partenaires de l’Otan n’étaient allés aussi loin et de manière aussi radicale dans la rupture diplomatique. Le Président Erdogan a ainsi préféré joué la carte de l’apaisement après que différentes missions diplomatiques à Ankara aient exprimé ce lundi 25 octobre leur attachement à la politique de non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres pays conformément à la Convention de Vienne.
"Les ambassadeurs de certains pays ont directement visé notre souveraineté. De telles déclarations constituent une grande insulte pour nos juges et nos avocats [...]. Par conséquent, il est de notre devoir de répondre à une telle insulte. Nous n'avons pas l'intention de créer une crise, mais nous voulons protéger les droits, les intérêts et la fierté de notre pays. Aujourd'hui, la situation a été réglée", a indiqué Erdogan à l'issue d'une réunion du Conseil des ministres.
Fin de crise, donc? Malgré l’apaisement de surface, ce nouvel incident diplomatique, qui aurait pu prendre des dimensions inédites, s’inscrit dans un contexte d’éloignement géopolitique progressif entre la Turquie et l’Occident, selon le géopolitologue Thomas Flichy de La Neuville.
"Les récentes tensions diplomatiques s’expliquent par le fait que la Turquie est devenue plus indépendante vis-à-vis des États-Unis. D’où sa diabolisation dans la presse occidentale, et d’où ces épisodes passagers de crises diplomatiques", nous explique le titulaire de la chaire de géopolitique de la Rennes School of Business.
En effet, sur de nombreux dossiers, les positions des pays occidentaux et celles de la Turquie vont dans des sens opposés. Cette divergence s’observe en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, dans le Haut-Karabakh… Partout où la Turquie ne suit que ses propres intérêts loin des objectifs communs du bloc occidental.
L’une des illustrations de cette divergence progressive étant l’achat de systèmes de défense antimissiles russes S-400. Cet armement est incompatible avec les équipements de l’Otan, dont fait partie la Turquie. Un choix stratégique qui a provoqué l’ire des États-Unis. Ces derniers imposant successivement des sanctions sur le pouvoir turc.
Erdogan, adepte de la "real politik"
Les puissances européennes ne sont pas en reste. Elles ont également appliqué un régime de sanctions à Ankara pour ses explorations d’hydrocarbures jugées agressives en Méditerranée orientale.
Dans le discours par-dessus tout, le lien avec l’Occident s’est dégradé: en attestent les innombrables joutes verbales auxquelles se sont notamment livrés les chefs d’État turc et français. Erdogan en est arrivé à mettre en question publiquement la santé mentale du Président français, après un discours de ce dernier sur le séparatisme islamiste en France. Malgré un semblant d’apaisement après une rencontre Macron-Erdogan au mois de juillet, les tensions restent vives.
"Il y a un basculement de la Turquie vers l’opposition à l’Occident. C’est-à-dire, vers la Russie, la Chine et l’Iran", analyse notre interlocuteur.
En effet, la Turquie aurait jeté des ponts vers Moscou et Pékin. Avec les Russes, la coopération est au beau fixe. En particulier dans le domaine militaire, comme l’illustre la vente susmentionnée des S-400.
"Malgré une opposition historique entre la Turquie et la Russie, les deux pays ont intérêt à s’entendre et à discuter, sur la base d’une “real politik” qui bénéficie aux deux acteurs", rappelle le chercheur.
Avec les Chinois, la multiplication des liens se fonde essentiellement sur les opportunités économiques: la Turquie est géographiquement au centre du projet chinois des nouvelles routes de la soie. La Russie et la Chine sont respectivement deuxième et troisième partenaires commerciaux de la Chine derrière l’Allemagne.
Lettre du lundi | L’adhésion de l’Italie aux Nouvelles routes de la Soie reste au centre des controverses internationales, alimentées à la fois par les États-Unis et par les principaux partenaires européens de Rome
— GEG (@GEG_org) March 26, 2019
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Ces partenariats jugés gagnant-gagnant n’impliquent pas de clauses "droits-de-l’hommistes". Un avantage qui semble séduire Recep Tayyip Erdogan. Lequel n’a de cesse de taper du poing sur la table dès qu’une puissance occidentale évoque l’aspect autoritariste de son pouvoir.
De l’autre côté du Bosphore, les alliés otaniens d’Ankara voient donc la galère ottomane dériver vers le Levant un peu plus tous les jours.
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