14 septembre 2021

La noosphère, Partie III : Mythologies polythéistes

Cet ensemble de mythes englobe le polythéisme sous toutes ses formes et est symbolisé par l’expression mathématiquement invalide 0 = ∞ Le nombre est zéro parce que dans ce schéma, il y a exactement zéro dieu réel. Ici, 0 est très différent de l’état NULL dont nous avons parlé précédemment, qui est le déni acharné des athées et/ou l’absence expérimentée de tout ce qui est divin. Zéro est également l’infini puisque le nombre de dieux, de déesses et de dieux en minuscules n’est limité par aucun principe. Si vous avez une déesse de la forêt, alors pourquoi pas une déesse de l’arbre, une déesse du buisson, une déesse de l’arbuste et une déesse du jeune arbre ? Ajoutez une bonne poignée de nymphes, de trolls et de gobelins pour compléter le tableau.

Une autre distinction est que NULL semble être un état transitoire indiquant une crise alors que 0 = est un état stable que l’Homo sapiens a connu et continuera vraisemblablement à connaître au cours d’innombrables millénaires. Diverses religions et cultes monothéistes, symbolisés par 1≠1, 1+1=1 et 1+1+1=1, dont nous parlerons plus tard, occupent une position intermédiaire : ils ne sont pas transitoires ; ils ne sont pas non plus permanents, mais tendent à se dégrader vers 0 = au fil du temps.

Les dieux en minuscules forment un continuum allant d’entités véritablement divines qui créent et détruisent des mondes et ne peuvent être apaisées que par des sacrifices humains réguliers, de préférence des vierges, à des humains déifiés dont les restes momifiés reposent perpétuellement dans des mausolées, en passant par des pop stars et des célébrités et jusqu’à de petites idoles – les dieux de la cuisine chinoise, par exemple, qui sont des statuettes que l’on peut apaiser correctement en les enduisant de saindoux une fois par an. Les fétiches et les talismans se situent à l’extrémité de ce continuum. L’existence de « figurines de Vénus » néolithiques montre que cela dure depuis au moins quelques milliers d’années, probablement beaucoup plus longtemps, ce qui accrédite la théorie selon laquelle le penchant pour la mythologie religieuse est un trait évolué de l’Homo sapiens que les athées scientifiques sont assez stupides pour essayer de combattre : les dieux, les êtres et les choses divines sont peut-être des logiciels, mais ces logiciels fonctionnent sur un matériel dédié, à usage spécial, intégré dans le crâne humain.

Si la technosphère apprécie particulièrement NULL, elle sait aussi se servir des cultes 0 = et connaît ceux qu’elle préfère. Certains cultes païens peuvent présenter des difficultés pour la technosphère. Par exemple, le culte apollinien avec sa devise  » rien en trop «  militerait contre une surabondance de technologie, limitant la portée de la technosphère. Le culte orgiaque de Bacchus, qui trouve son reflet dans la culture contemporaine des boîtes de nuit, tend à contrevenir aux restrictions épidémiologiques ostensiblement imposées dans le cadre d’un effort futile pour contrecarrer la propagation d’un virus grippal pas particulièrement mortel (mais utilisé en réalité pour contrôler la consommation, en particulier la consommation d’énergie d’hydrocarbures, et pour renforcer le contrôle social).

Plus généralement, la technosphère trouve le polythéisme relativement copieux. Les divinités mineures telles que les pop stars et les célébrités peuvent être vénérées en achetant les produits qu’elles soutiennent ou dont elles font la publicité. Les divinités majeures qui composent l’oligarchie – Bill Gates, Elon Musk, Jeff Bezos, etc. – intégrées comme elles le sont dans la technosphère, suscitent un certain niveau de crainte et requièrent des formes de sacrifice plus sérieuses, allant de l’injection de vaccins expérimentaux à l’utilisation de systèmes d’exploitation qui sont des logiciels espions flagrants, en passant par la conduite de Teslas hautement combustibles, ridiculement hors de prix et inefficaces, et la dépense d’une fortune pour de petits rectangles lumineux aux jolis coins arrondis, et une grande variété d’autres fétiches technologiques.

Chez l’Homo sapiens, l’envie de déifier est irrépressible, et le polythéisme tend à apparaître spontanément, ce qui donne du crédit au fait qu’il s’agit d’un aspect évolué de la nature humaine, rendant inutile toute tentative de suppression pure et simple par la technosphère. Au contraire, il est beaucoup plus efficace pour la technosphère de le canaliser de manière à produire le comportement obéissant, conformiste et consumériste souhaité. Les consommateurs forment alors volontairement le troupeau, les « prosommateurs » (qui publient des vidéos Youtube populaires d’eux-mêmes utilisant le produit fétichisé) deviennent le clergé laïc, et les supporters des célébrités le grand sacerdoce du culte éphémère de tel ou tel gadget, babiole, substance injectable ou pilule.

Le polythéisme représente la première étape du développement de la mythologie religieuse de l’humanité, et si la technosphère gagne, ce sera aussi la dernière. La technosphère déteste toute sophistication qui n’est pas une sophistication technique. De son point de vue, les formes de culte les plus primitives, comme le fait de baver devant des chanteurs pop sud-coréens androgynes, sont acceptables en tant que phase de transition vers l’état NULL qui représente une existence entièrement végétative d’un point de vue spirituel.

Le fait que le polythéisme soit une tendance naturelle de l’espèce humaine est vraiment difficile à manquer. Prenons l’exemple des cultes d’État auxquels sont spontanément parvenus divers régimes communistes ostensiblement athées. Peu après que toutes les divinités aient été bannies par un dictat gouvernemental, les régimes communistes se sont mis à construire des mausolées dans lesquels ils ont enterré les restes momifiés de leurs grands dirigeants. Il y a le très imposant Palais du Soleil de Kumsusan à Pyongyang, en Corée du Nord, qui sert de mausolée au président Kim Il-sung et à son fils, le président Kim Jong-il. Et puis il y a le Mausolée Ho Chi Minh, dont le style attrayant rappelle celui d’un temple grec antique, à Hanoi, au Vietnam. Et n’oublions pas le mausolée de Mao Zedong à Pékin, en Chine.

Et puis, bien sûr, il y a le mausolée de Lénine sur la Place Rouge à Moscou, qui est toujours en place aujourd’hui, bien que son balcon ne soit plus utilisé comme tribune par les dirigeants politiques et les dignitaires lors des défilés. Mon humble proposition de le réutiliser comme entrée d’une nouvelle station de métro – « Mavzoleiskaya » [littéralement « Station du mausolée », NdT] – est restée lettre morte ; même après tout ce temps, de nombreuses personnes trouvent l’idée sacrilège et préfèrent subir l’inconvénient de devoir marcher 210 mètres pour se rendre sur la Place Rouge depuis la station de métro la plus proche (place de la Révolution).

Ces cultes d’État communistes ne parviennent généralement pas à inspirer le même niveau de ferveur religieuse que les formes traditionnelles d’observance religieuse. Ils peuvent prolonger le pouvoir du grand leader pendant un certain temps après sa mort, mais l’effet s’estompe inévitablement avec le temps. Ce fait a été reconnu même par les dirigeants communistes eux-mêmes. Les dirigeants chinois ont progressivement assoupli les restrictions sur la pratique religieuse, en prenant soin de contrôler les groupes religieux qui présentent des risques politiques ou qui pourraient servir de canaux pour l’infiltration et l’ingérence étrangères.

Les gens sont souvent choqués d’apprendre que Joseph Staline a pris la décision de rouvrir de nombreuses églises pendant la Seconde Guerre mondiale, moins de deux décennies après la mort de Lénine, ayant compris que la foi joue un rôle fondamental pour conduire les soldats russes vers la victoire. Ayant été éduqué dans un séminaire, Staline était bien conscient du pouvoir de la foi. Selon certaines sources, il était lui-même un homme religieux : avant sa mort, il s’est confessé au patriarche Alexii Ier, qui aurait dit « Il s’est repenti ! ». Pour des raisons évidentes, cela a été tenu secret par la hiérarchie soviétique aussi longtemps qu’elle a continué d’exister.

Une résurgence spontanée différente de l’expérience religieuse peut être facilement observée dans les sociétés qui arrivent à l’état NULL (ou passent brièvement par l’état NULL) par des processus autres que le changement révolutionnaire. Ces processus peuvent aller de l’endoctrinement athée pur et simple par des pédagogues rationalistes à la décadence culturelle (et religieuse) générale et à la perte de sens. Il existe de nombreuses façons de produire un athée ; par exemple, beaucoup de bons athées ont été produits par les écoles catholiques. En général, la combinaison d’observances religieuses spirituellement vides et l’utilisation sans discernement du concept de culpabilité pour contrôler le comportement font que le déni de l’existence de Dieu est ressenti comme une libération et une expérience religieuse à part entière.

Il s’avère qu’il ne s’agit en fait que d’une phase qui libère l’espace pour de nouveaux types d’expériences religieuses, spontanément improvisées. La nature a horreur du vide, et la nature humaine a horreur du vide spirituel : quelle que soit la rationalité que nous essayons d’avoir, nous ne sommes tout simplement pas faits pour maintenir un haut niveau de scepticisme pendant de longues périodes et, au bout d’un certain temps, le besoin inné de croire et d’adorer quelque chose ou autre l’emporte.

Ainsi, en Occident, dans le sillage de la dislocation sociale de la Seconde Guerre mondiale et de la disparition progressive de la société traditionnelle, est apparue une nouvelle culture de la jeunesse centrée sur la musique pop, qui s’est assez rapidement transformée en une grande variété de phénomènes quasi-religieux, de la Beatlemania extatique aux Rolling Stones sataniques (sympathie pour le diable, quelqu’un ?), ainsi qu’en une grande quantité d’idolâtrie générale. Le chanteur pop anglais William Broad n’a pas choisi arbitrairement le nom de scène Billy Idol : il essayait de suivre la tendance.

À cette époque, la concurrence entre les superpuissances était intense et les dirigeants soviétiques ont vite compris le pouvoir de cette nouvelle culture des jeunes. Ils ont dépensé une fortune pour cultiver leur propre scène musicale pop, avec d’excellents résultats, sauf sur un point : l’idéologie soviétique a imposé un niveau d’égalitarisme qui a empêché les pop stars soviétiques, aussi bien rémunérées soient-elles, d’atteindre la fabuleuse richesse divine des pop stars occidentales, ce qui a contribué à les transformer en objets de culte public. C’est ainsi que la culture occidentale des jeunes l’a emporté, apportant avec elle toute une série d’influences culturelles occidentales qui ont contribué à sceller le destin de l’URSS, qui avait mal tourné pour un grand nombre d’autres raisons. Mais le charme n’a pas duré longtemps et aujourd’hui, des groupes russes comme Little Big, qui a remporté l’Eurovision, prospèrent en détruisant les tropes culturels occidentaux avec un sarcasme industriel, tandis que d’autres, comme le groupe Leningrad, doivent leur fabuleux succès à une heureuse combinaison de patriotisme parfaitement laïc, de blasphèmes surpuissants et de virtuosité musicale.

La technosphère s’accommode parfaitement de l’idéologie NULL qui règne en maître dans les hautes sphères de la société tandis que les ordres inférieurs sont sans cesse distraits par une idolâtrie puérile car aucun d’entre eux n’est capable de s’organiser pour s’y opposer et menacer sa suprématie. Ce n’est pas nécessairement le cas des mythologies religieuses monothéistes, symbolisées par 1≠1, 1+1=1 et 1+1+1=1, dont nous parlerons ensuite.

Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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