24 septembre 2021

La malédiction de l'indicateur vert

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Comme presque tout le monde, j’ai été surpris par l’effondrement soudain du château de cartes patiemment et coûteusement mis en place pendant des années par la Coalition menée par les Américains en Afghanistan. Je n’aurais pas dû, tant le décalage entre la peinture qui est faite d’une situation stratégique et la réalité est souvent très grand. Il ne s’agit pas forcément d’un mensonge délibéré, mais plutôt d’un processus collectif plus ou moins conscient de production d’une vision tellement simplifiée et optimiste des choses qu’elle finit par ne correspondre à la réalité que par hasard. Or, le hasard, ici synonyme de ce que l’on ne comprend pas vraiment, finit toujours par se retourner.

Beaucoup de crises stratégiques modernes ressemblent en fait à la crise des subprimes en 2007. Des gens vendent des produits financiers auxquels personne ne comprend rien, y compris les vendeurs, mais qui sont étiquetés fiables par des institutions qui ont intérêt à minimiser le risque. D’autres gens les achètent en ne comprenant rien, mais en faisant d’autant plus confiance aux indicateurs de fiabilité qu’ils gagnent de l’argent. Les achats massifs confortent alors les vendeurs dans l’idée qu’ils doivent continuer. Tout le monde est content puisque tout le monde est apparemment gagnant jusqu’à ce qu’on découvre que le roi est nu. On appelle cela aussi le «moment de Minsky». L’optimisme fait alors place à une dépression brutale. Quelques illustrations sur les vingt dernières années.

Green Lantern

Nous sommes au mois de mars 2004 en Irak, le général Swannack commandant la 82e division aéroportée américaine rend public son rapport de fin de mission dans la province irakienne d’Anbar. En lisant le résumé pour le lecteur pressé, on comprend qu’il est très content de lui. En lisant la suite, on s’aperçoit qu’il s’agit surtout d’un bilan comptable, avec des inputs d’un côté : nombre de patrouilles, de soldats et policiers irakiens formés, d’argent dépensé dans les actions auprès de la population, etc., et des outputs de l’autre qui font office de résultats : nombre d’ennemis neutralisés, nombre d’attaques contre les troupes américaines et pertes américaines. Pour rendre le tout plus sexy, on trouve quelques photos de raids héliportés et les cartes à jouer représentant les dignitaires du régime de Saddam Hussein qui ont été éliminés.

Pour relier tout cela une explication simple : les résultats sont passés du rouge au vert grâce à ce que nous avons fait. Logiquement, tous les gens qui lisent ce rapport, commandement militaire, décideurs politiques, membres du Congrès, journalistes, n’importe qui en fait, ont tendance à faire, comme le propose le général Swannack, de la corrélation entre les inputs et les outputs une causalité. Qui plus est, ce que dit le général est corroboré par les rapports de fin de mission, très semblables, des trois autres commandants de division. L’un d’entre eux, le général Odierno déclare au même moment qu’après la capture de Saddam Hussein en décembre 2003, la rébellion est en à genoux et qu’il n’y a aura plus de problème en Irak dans quelques mois. La très puissante preuve sociale, tout le monde dit pareil = vrai, renforce donc la première impression. Pire, elle s’autoalimente. Les discours premiers sont repris et souvent encore simplifiés par tous ceux, politiques et médias, réseaux divers, qui ont envie et intérêt à ce que cela soit vrai. Ils deviennent donc encore plus vrais, et d’autant plus que l’expression publique d’une opinion est une colle forte. Il est très difficile de s’en détacher ensuite.

Il se dégage de tout cela l’idée que l’on peut envisager la suite des évènements avec confiance. Les successeurs de ce premier contingent américain n’auront plus qu’à gérer la transition politique de l’autorité provisoire de la Coalition avec un nouveau gouvernement irakien et militaire avec les nouvelles forces de sécurité locale. Ce n’est pas du tout ce qui va se passer.

Petit retour en arrière. D’abord, pourquoi présenter des bilans militaires avec des indicateurs chiffrés ? Tout dépend de la manière dont on combat.

Dans les opérations de conquête ou séquentielles, il suffit de regarder le déplacement des drapeaux sur une carte pour comprendre qui est dans le sens de l’histoire. C’est le plus souvent le cas dans les combats terrestres entre armées étatiques répartis le long d’une ligne de front. Le mouvement de la ligne donne alors la tendance. Mais cela peut être le cas contre une organisation armée, comme lors de l’opération militaire Serval au Mali au début de 2013. Les objectifs sont alors des points géographiques, villes à libérer et bases à détruire, et lorsqu’ils sont tous atteints la campagne est terminée.

Dans les opérations de pression, ou cumulatives, il s’agit cette fois de multiplier les petites actions afin de faire émerger d’un coup un effet stratégique, généralement une soumission. Cela peut être le cas dans des conflits entre États, comme lorsqu’on bombarde la Serbie en 1999, mais c’est surtout le cas dans les conflits contre des adversaires irréguliers dissimulés dans le milieu local et combattant de manière fragmentée, ce que l’on appelle aussi la « guérilla » et la « contre-guérilla ». C’est toute la différence entre Serval et l’opération Barkhane. Il est beaucoup plus difficile dans ce contexte de voir qui est dans le sens de l’Histoire. On peut multiplier les coups, les frappes, les raids, les éliminations, les distributions d’argent, les stages de formation, etc., et ne rien voir venir. On introduit des inputs dans une boîte, souvent noire parce que les choses sont compliquées à l’intérieur, et on attend.

Le problème est qu’il n’y a pas que les militaires qui attendent. Il y a aussi des politiques nationaux qui ont des comptes à rendre, surtout à l’approche d’élections, mais aussi des Alliés locaux ou simplement plein de gens qui regardent leur télévision, Internet ou qui lisent des journaux. Une des difficultés des opérations militaires modernes est donc qu’il faut obtenir des effets sur plusieurs publics différents et parfois contradictoires. Face au public « ennemi » il faut prendre des risques pour avoir des effets importants sur lui, mais dans le même temps le public « politique » n’aime pas trop les risques, car il est persuadé que le public « opinion » est très sensible aux pertes.

Bref, au bout d’un certain temps, lorsque rien de décisif n’émerge de la boîte noire, on finit par chercher des indices que l’on va dans le bon sens et des indices que l’on peut aussi montrer aux publics prioritaires. Sans drapeau à déplacer sur une carte, la tentation est forte de s’en remettre à des indicateurs chiffrés pour déterminer si on progresse vers la victoire. Encore faut-il choisir les bons. Les indicateurs choisis en 2003 par les Américains en Irak sont les 55 cartes des dignitaires du régime baasiste encore en fuite et quelques chiffres clés très américano-centrés comme la quantité d’argent américain dépensé ou le nombre d’agressions contre les Américains et les pertes américaines. On forme ainsi un discours sur l’évolution de la guerre destiné avant tout à des Américains : l’institution militaire elle-même, l’opinion publique et les parlementaires qui votent les crédits, c’est-à-dire tous ceux qui jugent, accordent les promotions et les ressources.

Point particulier : lorsque ceux présentent les résultats sont également jugés sur ces mêmes résultats, il est assez rare que ces derniers soient mauvais, quitte à tirer parfois les estimations du bon côté et surtout s’ils sont difficilement contestables. Les interventions extérieures sont en effet le plus souvent en périphérie ou à la surface de réalités locales complexes. Pour tenter d’y voir clair, il faut travailler, se documenter longuement, interroger, si possible aller sur place. Peu de gens font en réalité cet effort, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent autre chose à faire en même temps. On lit donc quelques fiches, on écoute quelques exposés, et ça suffit. La réalité présentée par les militaires aux politiques, les politiques aux médias, les médias au public, les gens entre uns dans les réseaux sociaux est ainsi très souvent une réalité outrageusement simplifiée et donc aussi fausse que l’Irak dans le American sniper de Clint Eastwood. Qui fait l’effort de spéculer en France sur les politiques particulières des 30 et quelques groupes armés présents au Mali ? On préfère les regrouper par les étiquettes, dont les fameux « groupes armés terroristes » où tout est dit en trois mots, voire trois lettres « GAT ». Les mots sont des abstractions de la réalité, les acronymes sont des abstractions d’abstractions. T = méchant sans doute psychopathe qu’il faut détruire, fin de l’analyse. On y revient : quand les idées sont simples au-dessus de choses compliquées, leur justesse relève le plus souvent du hasard.

Bien entendu si les indicateurs à verdir sont l’alpha et l’omega de ceux qui sont sur le terrain, ils seront privilégiés parfois au détriment de tout le reste. Les pertes deviennent sensibles, qu’à cela ne tienne on ne prendra plus de risques, on ne fera plus de patrouilles et on restera dans les bases. Spoiler : c’est ce qui explique en grande partie le bon bilan du général Swannack au printemps 2004 qui oublie de préciser que les rebelles ont eu tôt fait de réoccuper le vide.

Autre effet pervers : une fois que l’on a établi une norme qui répond aux indicateurs choisis, il est difficile pour les acteurs sur le terrain de s’en écarter. Au début des années 2000, l’économiste David Romer a montré que la plupart des stratégies des coaches d’équipes de la National Football League étaient sous-optimales. Non que ces coaches soient mauvais, mais ils avaient tendance à suivre la norme des styles de jeu. Pourquoi? Parce qu’ils ont une carrière et qu’ils ont vite compris qu’ils seront excusés plus facilement s’ils échouent dans la norme plutôt qu’en essayant quelque chose de nouveau. Les généraux américains déployés en Irak n’ont pas à gagner la guerre contre les rebelles, la plupart n’iront pas jusqu’au bout, mais feront seulement une période. Ils seront jugés sur cette période et la plupart seront donc tentés de faire comme tout le monde avant et à côté, même s’ils sentent que ce n’est pas forcément la meilleure chose à faire. Pour être juste, dans le cas irakien, le général Petraeus, commandant la 101e division d’assaut aérien affectée dans le nord de l’Irak en 2003-2004, a effectivement tenté des choses différentes de ses trois collègues, mais il est vrai que la période était encore fluide que la norme dominante n’était pas complètement établie.

Toujours est-il qu’avec toutes ces bonnes nouvelles remontant du terrain au printemps 2004, on décide au niveau politico-stratégique de réduire la voilure. Au lieu de quatre divisions, trois suffiront, et ces divisions se préparent plus à faire de la stabilisation et à passer le témoin aux nouvelles forces de sécurité locales plutôt qu’à combattre. Personne ne se souvient visiblement qu’un an plus tôt, le 1er mai 2003 le président Bush avait annoncé la fin des combats en Irak sur fond de bannière « Mission Accomplished» accrochée sur la tour du porte-avions Abraham Lincoln. À ce moment-là, 97 % des pertes américaines en Irak sont encore à venir et les combats reprennent de l’ampleur sous forme de guérilla quelques jours après ce discours.

Opérations Sisyphe

Le même schéma se reproduit en avril 2004. Ce qui sort de la boîte noire après l’arrivée de la relève n’est pas du tout ce qui était prévu. À peine arrivés en remplacement de la 82e aéroportée, les Marines de la 1ère division sont engagés à Falloujah pour venger la mort filmée de quatre contractors de Blackwater à Falloujah. Les Marines ont alors la surprise de voir que la ville désertée par les forces américaines est tenue solidement par des bandes armées et qu’il va falloir livrer un siège. Ils constatent aussi à l’occasion l’extrême faiblesse des nouvelles forces de sécurité irakiennes créées sous l’égide de la coalition et qui disparaissent presque complètement au cours du mois. Ils ont la surprise enfin de voir leur propre gouvernement finir par imposer la levée du siège à nouveau sous la pression de l’émotion suscitée par les images de la bataille sur CNN, en décalage net avec la réalité des combats. Entre-temps, ils ont eu le temps de voir également sur tous les écrans de télévision les révélations sur ce qui s’était passé quelque temps plus tôt dans la prison d’Abou Ghraïb. C’était l’époque où leurs prédécesseurs voulaient des résultats rapides pour mettre leurs indicateurs de résultats au vert et que la torture leur a paru une idée intéressante pour cela.

Pendant ce temps, les provinces chiites du Sud irakien étaient occupées plusieurs dizaines de contingents militaires nationaux aux objectifs, perceptions, moyens et méthodes très différents. Cette collection n’a pas vraiment eu de prise sur le terrain et un mouvement comme l’Armée du Mahdi a pu s’implanter sans grande difficulté dans les milieux populaires. Lorsqu’on la Coalition envisage d’arrêter son leader Moqtada al-Sadr avant la relève, il suffit à ce dernier de déclencher une insurrection qui surprend tout le monde, paralyse une partie de Bagdad et presque toutes les villes du sud. Les autres secteurs ne valent pas mieux. Plusieurs organisations rebelles, notamment celle qui n’allait pas tarder à devenir Al-Qaïda en Irak puis l’État islamique en Irak en 2006 (avec la bienveillance de la Syrie de Bachar al-Assad ne l’oublions pas) ont profité du retrait partiel américain pour, comme à Falloujah, se réimplanter discrètement dans les villes sur le Tigre et l’Euphrate. Si le mois de février avait été le moins meurtrier pour les Américains depuis leur entrée en Irak, avec 19 soldats tués, celui d’avril est de loin le plus violent avec 136 morts.

Tout est à refaire. Au prix d’un an d’effort et de 1 000 soldats tués, la rébellion mahdiste est matée provisoirement, à la place de la plupart des contingents alliés qui ne veulent pas combattre, et les forces américaines ont repris un contrôle apparent des villes sunnites. Au tournant de l’année 2005-2006, les indicateurs sont à nouveau au vert ou du moins fait-on tout pour qu’ils soient au vert avant les élections de Midterm aux États-Unis. Non seulement les divisions américaines ont repris pied dans toutes les villes, des élections ont eu lieu, un gouvernement démocratiquement élu se met en place et une « nouvelle » nouvelle armée de plus 150.000 hommes a été formée.

C’est donc le moment, croit-on à nouveau, de diminuer un peu les coûts en se retirant à nouveau des villes pour se regrouper dans de grandes bases extérieures en attendant la relève par les forces locales. Et là, nouvelle catastrophe. En février 2006, le pays bascule dans la guerre civile. Les provinces sunnites et la capitale sont un grand champ de bataille entre l’État islamique en Irak, les organisations sunnites nationalistes et les différentes milices chiites, dont certaines dirigées par le gouvernement et surtout l’armée du Mahdi.

On est passé ainsi de choc en choc succédant à des points de situation élogieux jusqu’à ce que les Américains parviennent enfin à s’en sortir en 2007-2008. On notera au passage que le changement de stratégie n’est survenu qu’après un constat général qui fin 2006 ne pouvait être que négatif. Pour le général Petraeus, alors commandant en chef, tout est à cause de lui. Ce n’est pas complètement faux, mais en y regardant de plus près il omet le rôle essentiel du retournement de la plupart des organisations nationalistes et des tribus sunnites contre l’État islamique en Irak. Nommé par la suite également commandant en chef en Afghanistan, les mêmes inputs ne produiront par les mêmes outputs, car il n'y a pas de cette fois de retournement d'une grande partie de l'ennemi. On y rebascule donc sur une politique du chiffre baptisée «contre-terrorisme» pour faire croire à du neuf et où les drones et les Forces spéciales sont les principaux pourvoyeurs d'indicateurs vers.  Après 2014 et le départ du gros des forces de la coalition,  c’est le Commandement américain des opérations spéciales qui a le «lead» sur les opérations et en profite pour bien faire et surtout le faire savoir. Il fournit de bons chiffres d’élimination, quelques têtes de leader, de belles images d’«opérateurs» en action qui vont inspirer plein de monde, y compris les polices. Tout cela contribue à la réputation et aux récompenses, places et budgets, mais au bout du compte maintient une illusion de solidité pour un ensemble de plus en plus creux.

J’ai beaucoup parlé des Américains, car ils occupent l’espace et sont d’autant plus visibles qu’il y a besoin chez eux et plus qu’ailleurs de montrer absolument beaucoup de choses à court terme, comme ces bilans trimestriels d’entreprises qui doivent absolument plaire aux actionnaires. Mais le phénomène est général dans toutes les nations modernes qui pratiquent la contre-insurrection (ou pour faire croire que l’on fait quelque chose de différent). On peut s’interroger par exemple sur le fait que l’on ait été surpris par l’attaque djihadiste de janvier 2013, le retour de la guérilla à partir de 2015, son implantation dans le centre du Mali, l’apparition de nouveaux groupes djihadistes, le développement des milices d’autodéfense, les coups d’État à Bamako, l’assassinat d’Idris Déby, etc. alors que dans le même temps on n’a jamais cessé d’aligner de bons chiffres, du nombre de soldats locaux formés aux rebelles éliminés en passant par l’argent investi dans l’aide à la population. L’engagement français et européen au Sahel c’est quand même là aussi beaucoup d’agitation au-dessus d’une grande boîte noire d’où sortent parfois des résultats heureux, mais aussi très souvent de mauvaises surprises.

La solution? En premier lieu, l’acceptation de l’analyse critique. Tout est dans les termes : «acceptation» signifie que l’on tolère, comme dans toute bonne démocratie, que ce qui est fait soit «critiqué» dans l’intérêt du pays et sur la base de vraies «analyses», c’est-à-dire de travaux en profondeur de militaires, de représentants de la nation, de chercheurs, de simples citoyens, et des travaux qui aient une chance d’être entendus. Autant de lumières pour des stratégies forcément myopes. Et puis ensuite si vous voulez maitrisez la boite noire, il faut y aller vraiment, y vivre et combattre sur le terrain. Il faut laisser aussi un chef commander avec un effet politique à obtenir sur la longue durée et pas des chiffres.

Les exemples des subprimes et du SOCOM en Afghanistan sont tirés de Cole Livieratos, The Subprime Strategy Crisis: Failed Strategic Assessment in Afghanistan, warontherocks.com.

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