On met ensemble deux avatars qui paraissent sans rapport : les élections en-France et une activité précise du souverain pontife, le pape François. Il s’agit de deux choses d’une importance certaine, mais dans des domaines si différents qu’il paraît nécessaire de disposer d’un bien plus grand événement que les deux en question, un événement immense, qui les domine d’une façon écrasante pour proposer de les rassembler, de les intégrer, de les fondre de façon à ce qu’ils semblent relever de la même dynamique. Alors, le rapprochement, plus encore, la fusion ira de soi.
C’est le cas (de l’intervention d’un tel “événement immense”), – certes selon mon interprétation et m’attribuant le rôle de l’alchimiste qui sait reconnaître quand les dieux parviennent à porter à fusion les métaux précieux, jusqu’à les faire sacrés.
Le premier avatar dont je veux parler a donc trait au résultat des élections, hier en France. La seule chose qui me soit apparue de quelque intérêt, – mais pour cela, je n’étais pas seul et n’ai aucun mérite d’originalité, – c’est bien entendu l’abstention. 68% des Français en âge et en condition légale de le faire n’ont pas voté ; ce 68% signifie 32 millions de citoyens du pays de France. Aux mêmes élections, en 1992, il y avait 68% de votants.
Nul, s’il y pense, n’en disconvient vraiment : l’événement est historique. Très frappé par la chose, le directeur des rédactions et éditorialiste du Figaro, Alexis Brézet, a écrit un texte court et solennel dont le titre est : « Régionales, sécession démocratique ». Sans tenir cette formule en mésestime, et parce que nous ne sommes pas aux USA et que je réserve plutôt le mot à ce pays, j’aurais plutôt écrit : “Dissidence démocratique” ; on comprend que ni le sens ni la gravité du moment ne diffèrent. Pour autant, moi-même qui m’estime “dissident” par mes écrits et la façon d’en disposer, je me sens ainsi plus à mon aise.
D’autre part, le mot me permet de mieux passer au second événement : quel meilleur abri, pour un dissident en effet, que le secours de la religion ? Seulement, il faut voir où elle en est et de quel secours elle peut vous donner. Ainsi en viens-je à la nouvelle quasiment du jour pour le Saint-Père ; je vous laisse ci-après à la lecture de quelques lignes du 20 juin.
« Un article du média officiel du Vatican affirme le 19 juin qu’un “décret de la Congrégation pour la cause des saints” reconnaît “l’héroïcité des vertus” de Robert Schuman, devenant “vénérable” de l'Eglise catholique.
» Un communiqué du Vatican transmis à l'AFP précise que “le Saint-Père a reçu en audience [...] le cardinal Marcello Semeraro, préfet de la Congrégation pour la cause des saints [...] et a autorisé la Congrégation à promulguer les décrets concernant [...] les vertus héroïques du serf de Dieu Robert Schuman”. Celui-ci – qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la construction européenne – est donc sur la voie de la béatification. »
Vous savez qui est Robert Schuman, ci-devant “l’un des Pères de l’Europe” pour François ? Un ancien ministre du premier gouvernement Pétain qui vota les pleins pouvoirs au maréchal, certes, mais ce n’est pas le comportement plus pendable puisqu'il entra en résistance en 1942 ; bien plus encore, selon moi, cet épîsode : après la guerre, “honorable correspondant” essentiellement du département d’État alors qu’il était ministre et complotait des projets européistes. Cela s’écrit encore aujourd’hui (Villiers) et cela devrait se savoir depuis longtemps, comme l’écrivit l’excellent historien américaniste Irwin M. Wall dans son livre “L’influence des États-Unis sur la politique française, 1945-1954” (traduction parue chez Balland en 1989). Son rôle était dans tous les cas décrit dans les débuts de ce site, le 5 mai 2001, comme rappel d’une lecture qui m’avait beaucoup marqué:
« On voit des ministres de la République, – dont principalement Robert Schuman, – se référer d’un projet comme la CED (Communauté Européenne de Défense) ou la CECA, d’abord à l’ambassadeur des USA, voire au secrétaire d'État [pour obtenir leur assentiment], avant d’en informer leurs Présidents du Conseil. Le travail de Wall est prodigieux : des références imparables, indiscutables, une très solide connaissance de la psychologie française. »
Je ne m’étends pas une seule seconde sur mes sentiments et jugements concernant cette sorte d’activité (en référer au département/secrétaire d’État en priorité) ; je pense qu’on les comprend aisément, – dans tous les cas on devrait, et si on hésite qu’on se rassure... Mais alors, apprendre qu’il est sur le chemin de la canonisation, voilà qui est bien autre chose ! Quelle formidable entreprise qu’entame ici l’Église, sous la direction avisée du Grand Timonier, le Pape François : faire Saints les artisans du Système, tant l’UE, née des œuvres du Saint-Schuman, est bien œuvre du Système.
Décidément, cette Église n’en finit pas de rechercher le moyen le plus sûr de crever au fil de l’eau en se délestant du piètre sacré qui lui reste. Comme Lénine au soir de la prise du Palais d’Hiver et du pouvoir par les Bolcheviques, devant cette nouvelle je dirais (en allemand, comme fit Lénine selon Trotski) “Es Schwindle” (“J’ai le vertige”) ; puis je passerais mon chemin, bien décidé à ne plus m’étonner de rien dans cette surprenante époque-bouffe, et admirant la discrétion dans laquelle se font certains événements qui, en d’autres circonstances, auraient soulevé quelque émoi.
(On notera, entre parenthèses comme on le voit, que le parrainage américaniste a souvent été vécu religieusement par nombre de personnages de grande qualité. Baudouin Ier, alors roi des Belges, dit ainsi sa surprise lorsqu’il apprit que le général de Gaulle avait décidé le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN : « Mon Dieu ! Je croyais qu’il était un bon catholique. »)
Il se confirme par conséquent que le spectacle à nouveau renouvelé, confirmé, d’un naufrage à plusieurs noyades continue à s’accomplir à son allure d’une grande dynamique : celle de la France, celle de la démocratie, celle de l’Église. On peut bien entendu, si l’on s’en avise, s’exclamer à propos de ces décès, de ces absences, de ces sacrilèges et autres billevesées. Je ne vois, pour mon compte, qu’une confirmation, celle de l’effondrement en-cours d’un monde, d’une civilisation, dans les restes de laquelle nous continuons à cheminer, passablement intrigués quand c’est le cas par le manque de résonnance de tel ou tel avatar signalant la chose. (Qui s’est vraiment intéressé depuis vendredi à la canonisation de Saint-Schuman ? Par contre, je le signale, les 68% ne sont pas passés inaperçus. Mais qui s’interroge en les liant pour tenter d’identifier pour ce qu’ils sont ces deux événements ?)
Ainsi est-il avéré qu’au lieu d’attendre que le Grand Effondrement annoncé se produise dans un bruit de tonnerre, il est plus sage et plus mesuré d’accepter cette vérité-de-situation que la chose (l’Effondrement) est en cours, que cela se fait, comme l’on dit aujourd’hui, “à bas-bruit” tant la surdité intellectuelle nous convient si elle nous conforte dans nos simulacres.
J’ai vu récemment ce documentaire sur « André Malraux, l’épreuve du pouvoir », où il est dit que Malraux nia avec vigueur avoir dit la formule qui lui est prêtée en général (« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas »), affirmant : « Je n’ai jamais dit ça, ce serait une prédiction de sorcière... Je n’en sais rien [de ce que sera le XXIe siècle] ». Cette dénégation est fausse, puisque j’ai effectivement entendu le compliqué et complexe Malraux dire cela à la radio, immédiatement après mai 68, alors qu’il expliquait notre “crise de civilisation”. Quoi qu’il en soit, c’est du Malraux tout cru de déclarer puis de nier cette formule pour la remplacer par une autre, Malraux le saltimbanque qui s’inventa tant de vies vie autant qu’il en vécut quelques-unes... Enfin, voici le pot-aux-roses sans trop de gravité : il nia effectivement avoir dit cette formule, affirmant que c’était tout le contraire, qu’on ne pouvait dire la venue de grands événements, et confirmant dans son dernier livre, à la dernière page par cette phrase d’une lumineuse grandeur et d’une extrême beauté : « Les événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision. »
C’est exactement comme cela qu’il faut attendre sans l’identifier, et même le vivre sans le voir, cet “événement spirituel capital” de l’Effondrement du Système. Dans cette époque covidienne et post-George Floyd selon les deux bornes de l’époque catastrophique en cours, je crois qu’il est très-intuitivement probable que les avatars mentionnés pour entamer cette page constituent des débris et des scories de la chose, et dans tous les cas bien dans le sens qu’on lui doit prêter. C'est là leur véritable importance.
De Pétain à la CIA, la face cachée de Robert Schuman
Introduction
L’édition niçoise du quotidien Métro paru le 19 mars 2010 a révélé qu’un « jury de professionnels » du « Marathon de la photographie » organisé par le magasin Fnac de Nice venait de décerner, dans la catégorie « politiquement incorrect » [sic], son « coup de cœur » à la photo d’un individu s’essuyant les fesses avec le drapeau français (1).
« Il était dépourvu des qualités brillantes, de l’ampleur de vues,
de l’audace sans scrupules qui font les personnages hors norme.En 1939, à 53 ans, rien n’annonçait un grand destin.
En 1945, à 59 ans, rien n’annonçait le père de l’Europe.»
(Robert Schuman, du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Fayard, 2008)
Dans cette ambiance abjecte, où le politiquement correct consiste bien au contraire à avilir tout ce qui a fait la France et sa grandeur, il est quelques personnages de notre histoire qui échappent, comme par miracle, à cet impératif d’humiliation de la nation française. Parmi ces rares rescapés figurent, tiens donc !, Jean Monnet et Robert Schuman, les prétendus « pères de l’Europe ».
Rien n’est trop beau pour nous les présenter, et notamment le second. Robert Schuman est décrit à longueur d’ouvrages, de sites et de discours officiels en des termes qui feraient trépigner de rire si on les lisait sous la plume d’un journaliste nord-coréen pour qualifier Kim Jong II. Schuman aurait ainsi été un « apôtre laïc », un « Gandhi chrétien » d’une « audace inouïe », un homme « sans ambition, d’une totale sincérité et humilité intellectuelles », le « plus modeste des grands hommes », « ayant la haine viscérale du mensonge », « aspirant à la sainteté », etc. (2).
Le présent dossier, conçu à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration du 9 mai 1950, a pour objet de rétablir la vérité historique sur un personnage qui fut servile devant tous les puissants, lâche en temps de guerre, traître à la République, et finalement manipulé par les Américains.
1 – Robert Schuman, un Mosellan “respectueux des autorités et de l’ordre établi”
Jean-Pierre Schuman (1837-1900), père de Robert Schuman, était un Mosellan né Français à Evrange, village lorrain à la frontière franco-luxembourgeoise. C’était un propriétaire terrien, partiellement exploitant agricole et partiellement rentier. Il avait servi dans l’armée française sous Napoléon III en 1870. Mais, après Sedan et l’annexion de l’Alsace-Lorraine au Reich, il n’avait pas usé du « droit d’option » pour sa patrie, la France. Il avait préféré devenir citoyen allemand. La mère de Robert Schuman, Eugénie Duren, était une Luxembourgeoise née à Bettembourg, qui avait acquis la nationalité allemande lors de son mariage avec Jean-Pierre Schuman.
Robert Schuman, fils unique du couple, naquit citoyen allemand, le 29 juin 1886, au Luxembourg où la famille s’était installée. Le jeune Robert fréquenta l’école communale de Clausen, faubourg de Luxembourg où il est né, avant de poursuivre ses études à l’Athénée grand-ducal.
Le jeune Robert Schuman avait donc trois patries d’origine, distantes de quelques dizaines de kilomètres. Très attaché à ses parents, il souffrit beaucoup de leur décès, à dix ans d’intervalle (1900 et 1911) avant la guerre de 1914.
Schuman, ayant perdu son père à 14 ans et sa mère à 25 ans en 1911, aurait pu, n’ayant plus de famille proche, partir s’installer en France. Pourtant, il décida de rester allemand et fit le choix d’aller étudier le droit dans les universités allemandes. Ses études supérieures le conduisirent successivement à fréquenter les Universités de Bonn, Munich, Berlin et enfin celle de Strasbourg, la capitale du Reichsland annexé. Il s’installa enfin en 1912 à Metz comme avocat (3).
Comme le note l’historien François Roth, Robert Schuman se montra ainsi un parfait sujet de l’Empire allemand, « respectueux des autorités et de l’ordre établi », et ne participant à aucune des manifestations du Souvenir français (4).
2 – Robert Schuman, soldat allemand « planqué » pendant la Première Guerre mondiale, devient citoyen français en 1918 et révèle une nature opportuniste
En 1908, âgé de 22 ans et vivant seul avec sa mère veuve, Robert Schuman se fait réformer. Prétendument pour raisons médicales. Cette décision qui n’est pas si banale à l’époque et qui ne plaide guère pour le courage et l’ardeur au combat du jeune Schuman, lui vaut d’être exempté du long service militaire allemand, de deux ans. Toutefois, la guerre de 1914 mobilise plus largement que le service du temps de paix et il est affecté sous uniforme allemand, de 1915 à 1918, comme adjoint d’administration au responsable de la sous-préfecture allemande (Kreisdirektion) de Boulay en Moselle (5). Ce travail, qui n’est pas subalterne compte tenu des diplômes et du métier d’avocat de Robert Schuman, lui vaudra d’être accusé, en 1919, par plusieurs organes francophones lorrains d’avoir servi comme officier de l’armée allemande et d’avoir été « embusqué » dans cette sous-préfecture (6). Si polémique il y eut, c’est bien que son attitude suscitait pour le moins des débats.
De fait, selon François Roth, Schuman a raisonné jusqu’en 1917 « comme s’il devait rester allemand ». Ce n’est qu’en 1918 qu’il se rend à l’évidence de la proche défaite allemande et du retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Du coup, il renverse totalement sa position. Dans une lettre à son cousin Albert Duren écrite en 1920, Robert Schuman raconte que « la France, je la connaissais très, très superficiellement » mais qu’en 1918, il aboutit « à une confiance et une affection sans réserve pour la grande famille [la France] qui nous accueillait ». Après la défaite allemande de 1918, il s’adapte donc immédiatement à sa nouvelle patrie et prétend la servir comme la précédente (4).
Si l’on ne veut pas être injuste, il faut reconnaître que la situation des Alsaciens-Mosellans n’était pas facile à l’époque et que beaucoup vécurent comme un drame le fait d’être tiraillés entre deux pays. On comprend que les populations durent se plier à une autorité, puis à une autre. Il n’en demeure pas moins que tous n’agirent pas, loin de là, comme le brave Robert Schuman, toujours aussi « respectueux des autorités et de l’ordre établi ». Car après avoir continuellement fait le choix de l’Allemagne et avoir servi comme officier allemand, à l’abri dans un bureau jusqu’en 1918, il proclama sans le moindre délai de décence sa « confiance et son affection sans réserve » pour la France lorsque la défaite allemande fut en vue et décida aussi sec d’y entamer une carrière politique.
La personnalité de Robert Schuman commence ainsi à se dessiner : c’est un jeune homme obéissant, pour ne pas dire servile devant les puissants du moment, doublé d’un opportuniste. En termes triviaux, Robert Schuman n’apparaît pas seulement comme une girouette mais aussi comme un Tartuffe, ayant le culot de donner à ses retournements de veste une dimension romanesque, pour ne pas dire morale.
3 – Robert Schuman, parlementaire catholique, ultra-conservateur et peu imaginatif, est attiré par les dictatures de Dollfuss, Salazar, Franco et Horthy
Le retour de l’Alsace-Moselle à la France en 1918 ne remplit pas d’une joie sans mélange les milieux catholiques lorrains conservateurs dont fait partie Robert Schuman. Ils redoutent les retrouvailles juridiques avec une République française perçue comme anticléricale. Car l’Alsace-Moselle devenue allemande en 1871 n’a pas connu la dissolution des ordres religieux (1902-1904) décidée en France et n’a pas connu non plus la séparation de l’Église et de l’État, qui constitue l’un des fondements essentiels de notre laïcité et de notre pacte républicain depuis 1905. Argument touchant davantage le portefeuille, le clergé mosellan vit encore sous le régime du Concordat de 1801 et bénéficie à ce titre des subventions publiques qui ont été supprimées dans le reste de la France.
Afin d’échapper à un pareil sort, l’aumônier de Robert Schuman dissuade en 1919 celui-ci d’entrer dans les ordres et le pousse plutôt à se présenter aux élections législatives, afin qu’il tente d’y sauver le régime du Concordat en Alsace-Moselle. L’aumônier le lui écrit en ces termes : « Je pense que tu as quelque chose à faire dans le monde et que les saints de demain seront des saints en veston » (2).
Dans le long panégyrique qu’il lui a consacré en 2003, Michel Albert, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, précise qu’à ce tournant de sa carrière, « si Robert Schuman se résigne ainsi à s’engager dans la vie politique pour tenter d’y appliquer la doctrine sociale de l’Église, ce n’est pas sans regret. Il déclare : ‘‘Combien aurais-je préféré me consacrer à ma profession, aux oeuvres religieuses et sociales, et à ma famille’’. Famille au demeurant réduite, car il est resté toute sa vie célibataire. » (2)
Cette résignation est-elle sincère, comme semble le penser son hagiographe ? Ou ne serait-elle pas plutôt la première manifestation de ce caractère roublard, typique de tous les Tartuffes de la politique, qui lèvent les yeux au ciel en jurant qu’ils n’ont accepté un mandat électif ou un portefeuille de ministre que contraint et forcé, pour « céder à la pression de leurs amis » ? Comme on va le voir, la suite de la biographie de Robert Schuman permet à notre avis de choisir sans hésiter cette seconde hypothèse. Mais il semble que même Michel Albert ait un doute puisque son éloge outrancier devant l’Académie portait un titre (involontairement ?) narquois, repris d’une formule de Jacques Fauvet : Robert Schuman, le contemplatif dix fois ministre !(2) Avec un point d’exclamation.
Quoi qu’il en soit, Robert Schuman va très vite se faire une raison de ne pas avoir choisi d’entrer au petit séminaire. Élu d’une des circonscriptions de Metz aux élections législatives de fin 1919, celui qui « se résignait » à s’engager dans la vie politique va siéger au Palais-Bourbon sans discontinuer de 1919 à 1940, d’abord à l’Union Républicaine Lorraine, petit parti régional associé au Bloc National puis à Poincaré, ensuite, à partir de 1931, au Parti Démocrate Populaire, un des ancêtres du MRP. Une sorte de record.
Comme le note Michel-Pierre Chélini, l’activité parlementaire de Robert Schuman va se révéler « modeste » et « banale », si ce n’est qu’il s’oppose nettement à la partie anticléricale de la politique du Cartel des gauches (1924-26), conformément à la mission que lui a confiée son aumônier. Comme le note Michel Albert, Schuman va en effet contribuer dans une large mesure au maintien des particularismes linguistiques, sociaux et religieux de l’Alsace-Moselle, en particulier le régime concordataire (4). De 1929 à 1939, il est membre de la Commission des Finances de la Chambre des députés où il se montre à la fois scrupuleux, très orthodoxe (avec son souci constant de l’équilibre budgétaire), voire « peu imaginatif» en cette période de crise grave (7).
Robert Schuman va bien sûr se montrer défavorable au Front Populaire (1936-38), mais moins pour le caractère social des mesures votées que pour les menaces sur la propriété patronale ou la structure du budget dont les projets gouvernementaux lui semblent être porteurs. Il est hostile à l’Office du Blé, hostile à la modification du statut de la Banque de France, hostile à la dévaluation du franc. Bref, Robert Schuman se montre, comme toujours, « respectueux des autorités et de l’ordre établi ».
Sur cette période de l’entre-deux-guerres, Robert Schuman apparaît en fait non seulement comme un parlementaire catholique ultra conservateur, mais aussi comme fort peu républicain.
Anti-laïque, Robert Schuman se fait le « défenseur vigilant du statut scolaire des départements recouvrés ». Il se montre par ailleurs « tolérant » vis-à-vis des autonomistes lorrains et alsaciens, lesquels finiront souvent dans la Collaboration avec le régime nazi (4).
Se montrant sensible à la question sociale, mais viscéralement anti-communiste, Robert Schuman ne cache pas à quel point il est attiré par le corporatisme autoritaire catholique du chancelier autrichien Dollfuss (8), par les régimes autoritaires du Hongrois Horthy (9) et du Portugais Salazar (10), par Franco, tombeur de la République espagnole, ainsi que par la cause croate(4).
Comme le dit François Roth à la fin de ce chapitre qui se termine sur l’année 1939 : “A 53 ans, rien n’annonçait un grand destin.”
Ajoutons que tout annonçait au contraire un homme prêt à avoir des complaisances pour le régime de Pétain.
4 – Robert Schuman approuve les Accords de Munich, veut cesser le combat dès le 12 juin 1940, entre au 1er gouvernement Pétain, puis vote les pleins pouvoirs à Vichy
La seconde partie des années 30, se clôturant par le désastre de 1940, va jeter une lumière encore plus crue sur cette attirance de Robert Schuman pour les régimes à poigne, attirance soigneusement gommée du dogme européiste et des manuels d’histoire de nos jours.
Dès le 30 septembre 1938, Robert Schuman applaudit aux Accords de Munich, par crainte d’une nouvelle guerre qu’il juge désormais « fratricide » (7). Certains peuvent trouver évangélique ce qualificatif de « fratricide ». Mais d’autres y verront plutôt l’odieuse tartufferie de quelqu’un qui feint de ne pas voir la différence de nature entre le régime nazi et la République française et qui insiste de ce fait sur une nécessaire entente entre les deux pour éviter la guerre. Les Collaborationnistes français ne diront pas autre chose pour justifier ensuite les pires bienveillances à l’égard du régime hitlérien.
L’offensive allemande du 10 mai 1940 conduisant en quelques semaines à la défaite de la France, Robert Schuman pense, dès le 12 juin, qu’il « faut mettre bas les armes » (4). Est-ce là le propos d’un « Gandhi chrétien » ou la réaction habituelle, décidément lassante de couardise, du réformé de 1908 et du planqué de 1915 ?
La suite des événements est encore plus compromettante et c’est alors que les analyses divergent.
Pour Michel-Pierre Chélini, dont le texte est repris sur le site officiel de la Fondation Robert Schuman, « nommé sous-secrétaire d’État aux réfugiés dans le gouvernement de Paul Reynaud en mars 1940, Robert Schuman est maintenu à ce poste, en son absence, dans le gouvernement Pétain (16 juin-10 juillet 1940) et vote les pleins pouvoirs à ce dernier le 10 juillet, Laval lui ayant certifié que seul le maréchal était capable de conserver l’Alsace-Moselle à la France. » (7) En un mot, Robert Schuman aurait ainsi été nommé au premier gouvernement Pétain par hasard et l’intéressé aurait ensuite voté les pleins pouvoirs au Maréchal par patriotisme, du fait de sa crainte de voir l’Alsace-Moselle repasser sous souveraineté allemande.
Le problème de cette présentation des événements est qu’elle n’est tout bonnement pas crédible quand on la remet en perspective de la personnalité de Robert Schuman. Outre qu’il a toujours été « respectueux des autorités et de l’ordre établi », il était très attiré, on l’a vu, par tous les nouveaux régimes autoritaires européens à forte connotation catholique (Autriche, Espagne, Portugal) et l’on ne dispose pas d’éléments pouvant laisser penser qu’il ait été un critique du pétainisme. En outre, ses origines et ses choix de jeune adulte permettent de douter que la perspective de voir l’Alsace-Moselle redevenir allemande lui ait paru spécialement intolérable par principe.
N’ayant pas peur du ridicule, Michel Albert, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, va pourtant encore plus loin puisqu’il affirme que « le 10 juillet 1940, Robert Schuman vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain puis, sans avoir été consulté, il apprend qu’il avait été maintenu dans ses fonctions antérieures de sous-secrétaire d’État aux réfugiés » (7).
Qui peut croire un instant à cette fable d’un homme ayant été député pendant 21 ans, et ministre depuis 4 mois, qui aurait été nommé au gouvernement sans son consentement, et qui n’aurait pas protesté pendant près d’un mois faute d’en avoir été informé ?
Ici comme ailleurs, l’analyse de l’historien François Roth paraît beaucoup plus crédible lorsqu’il explique que, le 16 juin 1940, Schuman est confirmé par le maréchal Pétain dans ses fonctions de sous-secrétaire d’État ; qu’après l’armistice, il fait partie des 569 parlementaires qui votent sciemment les pleins pouvoirs à Pétain. Mais que c’est Pierre Laval qui ne veut pas de lui dans le nouveau gouvernement formé le 12 juillet (4).
La vérité est donc peu reluisante et rien n’interdit même de penser que, si Pierre Laval avait accepté d’offrir un portefeuille à Robert Schuman, celui-ci l’aurait accepté. Mais, ayant été écarté par Laval, Schuman, dont Roth dit qu’il était “un légaliste” et “pas un républicain dans le sens français du terme”, part aider les réfugiés, a des entrevues avec des prélats catholiques, et ce jusqu’en septembre 1940.
5 – Qu’a fait précisément Robert Schuman entre septembre 1940 et novembre 1942 ?
Entre septembre 1940 et novembre 1942 se place alors une partie de la vie de Robert Schuman qui est incontestablement la plus mystérieuse et sur laquelle tous les ouvrages dithyrambiques n’aiment pas à s’attarder.
François Roth relève un fait étrange : alors que de nombreux Messins et Mosellans sont expulsés du département de la Moselle par le Gauleiter nazi Josef Bürckel ?, Robert Schuman, quant à lui, fait le chemin inverse. Il rentre à Metz en zone occupée où il ne trouve rien de mieux à faire que de brûler sa correspondance. Puis… il se rend à la police pour discuter du rapatriement des réfugiés mosellans. On lui propose de collaborer avec les autorités allemandes (2).
Que s’est-il dit entre Robert Schuman et les autorités nazies de Metz qu’il était allé voir, lui ministre du gouvernement sortant, et cela sans aucun mandat d’aucune sorte ? Nous n’en savons rien de précis si ce n’est qu’il aurait « refusé de collaborer », comme nous en assurent ses défenseurs. Mais quel était l’alors l’objet initial de sa démarche ? Quoi qu’il en soit, Robert Schuman est placé en état d’arrestation et écroué de septembre 1940 à avril 1941. Michel Albert s’en extasie en lançant que « pendant la guerre, ayant refusé toute collaboration avec les Allemands, il avait été le premier parlementaire français jeté en prison par la Gestapo et mis au secret à Metz » (2). Certes, mais il était aussi le premier ancien ministre à s’être rendu en Alsace-Moselle pour y prendre langue avec les troupes nazies.
La suite des événements est à peine plus claire. Sur ordre d’Heinrich Welsch, le procureur allemand et futur ministre-président de transition de la Sarre en 1955, Robert Schuman est sorti de prison, non pas pour être envoyé en déportation comme d’autres parlementaires français, mais pour être placé en résidence surveillée à Neustadt-an-der-Weinstrasse dans le Palatinat. On ignore ce qui vaut cette clémence mais Robert Schuman y gagne clairement au change. Car cette « résidence surveillée » est justement si peu surveillée qu’il s’enfuit vers la zone libre en août 1942, après avoir de nouveau refusé plusieurs offres de collaboration (4).
Il prend alors des contacts avec le gouvernement de Vichy, mais ces contacts le convainquent qu’il n’a rien à attendre du régime de Pétain. C’est seulement lorsque ont lieu le débarquement allié en Afrique du nord (Opération Torch) et l’invasion consécutive de la « zone libre » par les troupes du Reich que Robert Schuman se décide, enfin, à passer dans la clandestinité…
6 – Robert Schuman, « planqué » dans des abbayes pendant la Seconde Guerre mondiale, refuse de s’engager dans la Résistance
À partir de novembre 1942, Robert Schuman décide donc de vivre clandestinement, mais il opte pour le cadre bucolique de charmantes abbayes. Il s’installe à l’abbaye d’En-Calcat (ci-dessous à gauche), monastère bénédictin situé dans le Tarn, « dont il suit les heures liturgiques », mais aussi à l’abbaye de Notre Dame des Neiges en Ardèche (ci-dessous à droite) et à l’Abbaye de Ligugé dans la Vienne. À aucun moment il n’envisage de s’engager dans la Résistance. Un de ses collaborateurs aux Finances en 1947-48, François Bloch-Lainé, lui-même engagé dans les mouvements de résistance, dira plus tard que Robert Schuman « avait fait sa guerre à sa manière »….
C’est, encore une fois, une façon bien complaisante de présenter les choses. Ne serait-il pas plus honnête de dire, pour en finir avec la propagande de « l’apôtre laïc », que le réformé de 1908, le planqué de 1915, le munichois de 1938, le défaitiste et le pétainiste de 1940, se planqua de nouveau entre 1942 et 1944, en choisissant finement de s’installer dans des cadres campagnards qui devaient être bien agréables en ces temps où sévissaient les restrictions alimentaires et le marché noir dans les centres urbains.
7 – Robert Schuman, qualifié de « produit de Vichy », est poursuivi pour « indignité nationale » à la Libération, et fait jouer ses appuis dans l’Église pour y échapper
Cette vision plus juste de la vraie personnalité de Robert Schuman n’échappa nullement à ses contemporains. À la Libération, le ministre de la Guerre, André Diethelm (11), qui devait avoir quelques informations solides, exigea que « soit vidé sur-le-champ ce produit de Vichy » (6). Les autorités de la France Libre le traitèrent pour ce qu’il était : à savoir un ex-ministre de Pétain et l’un des parlementaires ayant voté les pleins pouvoirs au maréchal en assassinant la IIIe République. Ces faits suffirent à le frapper « d’indignité nationale » et « d’inéligibilité ».
Toute honte bue, et mû par l’ambition dévorante de reprendre des responsabilités politiques, cet homme « sans ambition, d’une totale sincérité et humilité intellectuelles » pour reprendre le jugement burlesque repris par Michel Albert à André Philip (2), finit par écrire au général de Gaulle le 4 juillet 1945 pour le supplier de lui retirer ces marques d’infamie. Des « amis » – pour reprendre l’expression de Michel-Pierre Chelini (7) – intervinrent auprès du chef du Gouvernement provisoire pour appuyer cette demande. Quels amis ? Très probablement le clergé mosellan, mais aussi probablement le Vatican de Pie XII.
Charles de Gaulle, qui avait une piètre image de Robert Schuman mais qui, en homme d’État, avait le souci d’apaiser les tensions entre Français, céda à la supplique et intervint pour que l’affaire fût classée. Un non-lieu en sa faveur fut prononcé par la commission de la Haute Cour le 15 septembre 1945 et Robert Schuman reprit sa place dans la vie politique française comme si de rien n’était.
8 – Robert Schuman, à peu près dépourvu de toutes les qualités d’un homme d’État, devient un politicard de la IVe République, « faux naïf », « habile » dans la « manœuvre politicienne » et dans la dissimulation de décisions essentielles
À peine relevé de sa peine d’inéligibilité pour collaboration, Robert Schuman se lance donc dans la politique de la IVe République. Il est candidat aux législatives du 21 octobre 1945, et sa liste remporte quatre sièges sur sept en Moselle. C’est ici le lieu de souligner plusieurs points importants du personnage, à commencer par ses qualités médiocres d’homme d’État et de parlementaire.
François Roth écrit que Robert Schuman « était dépourvu des qualités brillantes, de l’ampleur de vues, de l’audace sans scrupules qui font les personnages hors norme » et que sa vie « n’était pas celle d’un de ces grands individus qui ont façonné l’Histoire.» (4) Michel Albert relève qu’il était « au physique, comme un grand diable à la silhouette terne et voûtée, vieillissant avant l’âge, dépourvu de séduction. Tous ces traits en firent une cible privilégiée pour les caricaturistes, qui présentaient ce parlementaire comme un curé de campagne sans soutane. » (6)
Tous les observateurs de l’époque se retrouvent pour stigmatiser, parfois méchamment, ses piètres qualités oratoires et son apparence physique, qui ne cadrent pas avec l’image d’un grand responsable politique. Selon E. Borne, « on s’endormait en écourtant sa parole lente, appliquée, sans aisance». Selon Jacques Fauvet, « il donnait l’impression d’être un orateur qui pèse longuement ses arguments comme un vieux pharmacien ses pilules ».(6) Selon Georges Bidault, Président de son parti, le MRP, et qui ne l’aimait pas, Robert Schuman était « un moteur à gaz pauvre »(2) . Il avait « une frêle silhouette et une voix nasillarde » (12). Lui-même reconnaissait : « Je ne suis pas orateur.» Certains brocardaient son allure de « jeune communiant monté en graine », d’autres celle « d’un homme qui est né vieux ». Discret, terne, effacé, il faisait l’impossible pour ne pas se faire remarquer.(6)
Mais au-delà de ces apparences, Raymond Poidevin, pourtant l’un de ses admirateurs, souligne à quel point Robert Schuman « ne manquait pas d’habileté dans le jeu politique » de la IVe République. Il le décrit comme « feutré, faux-naïf », comme « ayant le sens de la manoeuvre politicienne », comme « jouant un rôle clé dans la plupart des crises ministérielles avec un sens aigu des dosages politiques ».(6) Il précise que Robert Schuman savait aussi « contourner les questions indiscrètes des parlementaires soit en commission, soit en débat public » et qu’il estimait devoir « informer le Parlement le plus tard possible sous peine de compromettre une négociation. »(6)
Relevons que ces descriptions trahissent ce qu’a d’évidemment mensonger l’idée selon laquelle il aurait pu être nommé au gouvernement de Pétain sans son accord et y rester près d’un mois sans le savoir. Elles montrent aussi ce qu’ont de naïf les descriptions qui nous présentent comme un modèle de sincérité et d’intégrité cet homme suprêmement retors ayant réussi le tour de force d’être dix fois ministre sous la la IVe République. La dissimulation de Robert Schuman était extrême, comme le dévoile à son corps défendant Raymond Poitevin lorsqu’il précise que celui qui était devenu ministre des Affaires étrangères de la République « restait discret vis-à-vis de l’Élysée dans certaines grandes occasions comme lorsqu’il prépara la ‘‘bombe’’ du 9 mai 1950. Cette même affaire le conduisit à n’informer que deux de ses collègues du gouvernement alors qu’il estimait qu’un ministre doit régulièrement tenir tous ses collègues ‘‘au courant des affaires de son ressort’’ ».(6)
Réélu aux élections législatives de juin 1946, Schuman fut appelé par Georges Bidault à devenir ministre des Finances, fonction qu’il occupa jusqu’en novembre 1947, pour devenir ensuite président du Conseil, c’est-à-dire Premier ministre de la IVe République. En juillet 1948, son cabinet fut renversé sur une banale affaire de crédits militaires. Avec une aptitude consommée à retomber sur ses pieds, Robert Schuman resta pourtant au gouvernement, en devenant ministre des Affaires étrangères, poste qu’il occupera jusqu’en janvier 1953, « soit sous neuf cabinets successifs, ce qui, étant donné l’instabilité ministérielle de la IVe République, représentait une sorte de record », comme le remarque François Roth. Au moment où il arrive au Quai d’Orsay, « rien n’annonce alors que Schuman, qui a 59 ans, sera le futur père de l’Europe » (4).
9 – Robert Schuman, « n’ayant pas d’idée personnelle », se fait remettre puis s’approprie une « Déclaration » préparée par Jean Monnet et les Américains
En relatant la genèse de ce qui allait devenir la fameuse « Déclaration Schuman » du 9 mai 1950, François Roth montre que ce ne fut pas du tout Robert Schuman qui en prit l’initiative mais le secrétaire d’État américain, l’habile Dean Acheson (en couverture du magazine américain Time ?). Au cours d’une réunion informelle sur l’avenir de l’Allemagne qu’il avait organisée à Washington en septembre 1949, et à laquelle il avait convié le Britannique Ernest Bevin et le Français Robert Schuman, Dean Acheson demanda à Schuman « qui a une grande expérience de l’Allemagne, de faire des propositions, de définir un projet sur l’avenir de l’Allemagne » (4).
Robert Schuman, “respectueux des autorités et de l’ordre établi”, accepta bien entendu cette mission. Mais celui qui était “peu imaginatif” à la quarantaine avait peu de chance de l’être devenu à 64 ans : il avoua n’avoir pas la moindre idée. Il était d’ailleurs d’autant plus embarrassé que les relations franco-allemandes étaient en train de se détériorer à cause du statut de la Sarre et que le 10 mai 1950 devait se réunir à Londres un Conseil atlantique pour discuter de l’Allemagne, où il perdrait la face s’il n’avait rien proposé de concret d’ici là.
C’est alors que l’on approchait de cette date qu’entra en scène Jean Monnet (ici en couverture du magazine américain Time ?). Officiellement Commissaire général au Plan, Monnet était, de notoriété publique depuis la Deuxième Guerre mondiale, un homme des Américains. Comme si la répartition des rôles avec Dean Acheson avait été calculée au millimètre, Jean Monnet eut le bon goût de transmettre à Robert Schuman un projet de Déclaration tout ficelée et sortie de Dieu sait où. Comme on était le 1er mai 1950, que Robert Schuman « n’avait pas d’idée personnelle » et que « ses services n’avaient rien proposé » (4), le moins que l’on puisse dire est que ce texte transmis par Jean Monnet tombait à point nommé. Une aubaine !
Le texte était tellement ficelé et le calendrier restant à courir avant le 10 mai tellement serré que la seule chose, ou à peu près, qui restait à faire à Robert Schuman, s’il ne voulait pas se ridiculiser, était de le lire et de s’en attribuer la paternité. De fait, et comme le révèle François Roth, « Schuman assume la responsabilité politique du texte de Monnet sans trop communiquer avec ses services ». (4)
Le fait que la fameuse « Déclaration Schuman » n’ait de Schuman que le nom de celui qui l’a lue devant la presse stupéfiera sans doute les lecteurs de 2010, les révoltera ou les laissera incrédules. Mais, outre que cette analyse est conforme aux recherches effectuées par François Roth, elle est aussi absolument conforme au déroulement des événements, au fonctionnement de l’État et à la simple logique. Expliquons pourquoi.
Le 9 mai 1950, Robert Schuman, flanqué de son mentor Jean Monnet à sa droite (cf. photo ?) lut « sa » Déclaration dans le Salon de l’Horloge du Quai d’Orsay devant la presse. Puis, chose étonnante, il quitta rapidement la salle, pour ne répondre à aucune question. Ni des journalistes ni… de ses propres collaborateurs éberlués. Il s’agissait pourtant d’une véritable « bombe » et l’annonce tout à trac de la mise en commun des ressources stratégiques du charbon et de l’acier entre la France et l’Allemagne, de la création d’une Haute autorité commune indépendante des gouvernements, et de la perspective d’une fédération européenne laissa l’assistance, dont quelque 200 journalistes, complètement médusée.
L’historiographie officielle explique d’ordinaire que « le travail avait été entouré de la plus grande discrétion afin d’éviter les inévitables objections ou contre-propositions qui en auraient altéré à la fois le caractère révolutionnaire et le bénéfice lié à l’effet de surprise » (13). Mais de qui se moque-t-on ? Pour qui connaît l’administration française, il est strictement impossible – et heureusement ! – qu’une décision stratégique d’une telle ampleur ait pu être prise en quelques jours par un ministre seul, après que trois personnes l’eussent griffonnée sur un coin de table, sans que les membres de son cabinet, les différents services concernés du Quai d’Orsay, ainsi que les services des autres ministères concernés, n’aient été dûment associés, pendant de longs mois, à l’étude préalable de sa faisabilité et de ses conséquences. Dans le cas contraire, les « inévitables objections », plutôt que d’avoir lieu avant auraient lieu après, et couleraient à coup sûr un tel projet.
C’est également impossible d’un point de vue allemand. L’historiographie officielle ose soutenir que le Chancelier ne fut prévenu à Bonn que le matin même de la conférence de presse prévue à Paris l’après-midi. Et que, tel Ubu Roi consulté au saut du lit, Adenauer « enthousiaste » aurait « répondu immédiatement qu’il approuvait de tout coeur », sans autre précision ni consultation, cette broutille consistant à mettre en commun l’acier et le charbon allemand avec celui de la France puis à bâtir une fédération européenne dans la foulée.(13) . Qui peut croire un instant à une telle fable ?
En réalité, si les administrations françaises, le reste du
gouvernement et même le président de la République ne pipèrent mot alors
qu’ils n’eurent vent de la « Déclaration Schuman » que le matin même,
c’est que tous avaient compris qu’une très grande puissance tirait
toutes les ficelles de l’opération. Que cette très grande puissance
avait évidemment sondé préalablement les Allemands pour obtenir l’accord
du Chancelier, et qu’elle avait acquis un tel poids dans l’appareil
d’État français que Robert Schuman savait qu’il ne risquait pas d’être
démissionné d’office après une telle incartade.
En bref, cette Déclaration n’avait pas été concoctée par « Jean Monnet et ses proches collaborateurs » , comme veut nous en persuader, parmi bien d’autres, le conte de fées publié sur le site de l’Union européenne (13).
Elle était nécessairement le résultat d’instructions, méditées de
longue date, émanant de Washington, dont Jean Monnet était l’agent
traitant.
Chapitres 10 à 15
Ces chapitres ne sont pas visualisables en ligne.
Pour en prendre connaissance, merci de vous reporter à la version au format PDF.
Sommaire :
- 10 – La fameuse « Déclaration Schuman » et la non moins fameuse « méthode Monnet » ont été conçues par les Américains et pour les Américains
- 11 – Un projet peut en cacher un autre
- 12 – La fabrication du mythe Robert Schuman
- 13 – Le procès en canonisation de Robert Schuman
- 14 – L’Église catholique, qui n’a pas reconnu la création de l’Europe comme un miracle, en attend d’autres pour pouvoir béatifier puis canoniser Robert Schuman
- 15 – Le verrouillage de la vérité par les médias et la classe politique
16 – Pourquoi la « Déclaration Schuman » figure-t-elle sur tous les chéquiers ?
Enfin, et pour conclure ce dossier, on relèvera ce fait étrange, déjà soulevé par un certain nombre de blogs et reconnu même par l’encyclopédie Wikipédia (14), que les chéquiers en euros, imprimés par toutes les banques, portent un extrait de la Déclaration du 9 mai 1950 créant la CECA Tout un chacun peut en faire l’expérience en sortant son chéquier, quel qu’il soit. Comme le montrent les photos ci-dessous, à condition de s’armer d’une loupe très puissante, on découvre que les lignes sur lesquelles on inscrit le montant en toutes lettres, l’ordre, le lieu, la date et les deux barres obliques, sont en fait constituées d’un texte en caractères microscopiques qui reprend la phrase la plus célèbre de la «Déclaration Schuman » :
« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ».
Cette découverte a conduit un certain nombre d’internautes à y voir une volonté de propagande insidieuse, sous forme de « messages subliminaux ». C’est sans doute conclure un peu hâtivement. Car la police de caractères est si microscopique qu’il est assez difficile à un oeil de déceler que le trait, en réalité non homogène, est constitué d’un alignement de lettres minuscules. Et il est quasiment impossible, même à un oeil de lynx, de pouvoir lire le texte sans l’aide d’une loupe puissante.
Les tenants d’une explication rationnelle assurent quant à eux qu’il n’y a là rien que de très normal. Ce ne serait qu’un simple dispositif de sécurité destiné à rendre plus ardu le travail des éventuels contrefacteurs de chèques. Cette explication n’emporte cependant pas non plus la conviction. D’une part parce que l’on peut douter qu’un tel dispositif puisse gêner les faussaires, alors que les chiffres en code barre et les filigranes des chèques sont assurément plus compliqués à reproduire. D’autre part parce que, même dans l’hypothèse du dispositif de sécurité, rien n’obligeait à prendre une série de lettres, et encore moins une phrase symbole de la construction européenne. Pourquoi par exemple ne pas avoir choisi la première phrase de la Déclaration des Droits de l’Homme (16) ou la devise de la République ? Et que diraient ceux qui ne voient pas malice dans cette reprise, si la phrase utilisée, au lieu d’être un extrait de la Déclaration Schuman, était un verset des Évangiles ou du Coran, un extrait du Mein Kampf d’Hitler ou le premier couplet de l’Internationale ?
C’est pourquoi cette apposition systématique de la Déclaration Schuman sur toutes les formules de chèques, opérée en catimini et sans que l’on sache qui en a eu l’initiative, laisse un sentiment de profond malaise. N’est-elle pas allégorique, au fond, de toute la trop fameuse « méthode Monnet Schuman », inventée à Washington et consistant à mettre en place, de façon subreptice et non démocratique, une structure politique ne recueillant pas l’assentiment conscient des populations ?
Conclusion : Robert Schuman, un prête-nom
En 1950, la création d’une Communauté du Charbon et de l’Acier (CECA) n’était que le premier étage d’une fusée conçue aux États-Unis, dont le deuxième allait être la Communauté Européenne de Défense (CED), et dont l’objectif final était de transformer l’Europe occidentale en un « glacis » géostratégique américain face au « glacis » géostratégique soviétique.
Mais il était évidemment exclu de présenter le projet ainsi. Les opinions publiques européennes, et en particulier les Français et les Italiens où les Partis communistes inféodés à Moscou représentaient près de 30% de l’électorat, l’auraient immédiatement empêché (c’est d’ailleurs ce qui arriva en 1954 avec la CED que l’alliance entre les gaullistes du RPF et les communistes firent échouer). Il fallait donc trouver un stratagème pour avancer masqué, et pour donner à croire aux opinions publiques que la création de la CECA était d’origine européenne.
C’est ici qu’il faut chercher les raisons qui ont conduit le gouvernement américain du Président Truman à avoir recours à Robert Schuman pour prendre la responsabilité politique d’une Déclaration conçue outre-Atlantique, rédigée et transmise à l’intéressé par Jean Monnet, l’éternel Monsieur Bons Offices au service de Washington. En utilisant le ministre français des affaires étrangères, Truman et Dean Acheson, le Secrétaire d’État américain, firent preuve d’une grande sagacité politique, on peut même dire d’un coup de génie, qui leur avait d’ailleurs peut-être été soufflé par Jean Monnet. Car l’homme Schuman présentait de merveilleux atouts pour servir le dessein de Washington. Né Allemand puis devenu Français, n’ayant jamais combattu l’Allemagne et ayant même soutenu les Accords de Munich, le ministre français offrait un profil de rêve pour égarer les opinions publiques. Il leur donnait à penser que la CECA était une construction « européenne », imaginée par un Français, et dont l’objectif était de parvenir à « la paix » et à la « réconciliation franco-allemande ». Son catholicisme ostentatoire et ses liens avec le Vatican de Pie XII constituaient un atout décisif complémentaire pour présenter l’opération sous une forme propre à séduire les mouvements démocrates chrétiens de l’après guerre et les nombreux intellectuels chrétiens de cette époque.
Lorsque Raymond Poidevin décrit la proposition de Robert Schuman de créer une Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier comme « un geste téméraire à l’époque, qui soulignait le désir de pacification notamment avec l’Allemagne », on est en plein mythe. Le geste en question n’était pas de Robert Schuman, la « pacification avec l’Allemagne » n’en était qu’une présentation pour les opinions publiques, et il n’avait rien de bien téméraire puisque le ministre français, notoirement peu courageux, ne faisait que se plier aux desiderata de la superpuissance américaine.
En 2010, l’Union européenne que nous avons sous les yeux ne correspond en rien à l’espèce de fraternité européenne et chrétienne symbolisée par Schuman, mais ressemble en tout à une colonie américaine, exclusivement fondée sur le culte de l’Argent Roi et la liberté du commerce, bref sur le matérialisme le plus cynique et le plus désespérant. Aussi la personnalité de Robert Schuman n’intéresse-t-elle à peu près plus personne, pas plus que son « apostolat laïc ». Et tout le monde ressent en son for intérieur le caractère artificieux des propos dithyrambiques qui lui sont consacrés. Du reste, et comme le relève cruellement François Roth, « les discours où le nom de Schuman est évoqué sont des textes pauvres, convenus, rédigés par des attachés de cabinet qui travaillent à partir de notices de dictionnaires ou d’Internet.» (4)
Et pourquoi cela ? Parce que, comme le dit pudiquement Michel-Pierre Chelini, pourtant sur le site même de la fondation Robert Schuman, « il convient de ne pas surdimensionner son rôle ou sa clairvoyance. Toute la construction européenne n’est pas son œuvre. » (7) Voilà qui est joliment dit.
Au fond, Robert Schuman ne fut, tristement, qu’un prête-nom. Et les dithyrambes consacrés à ce prétendu « père de l’Europe » ne sont que la marque pénible de l’ignorance ou de la duperie.
(2) Robert Schuman, le contemplatif dix fois ministre !, hommage de 39 minutes 21 secondes de Michel Albert, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, à Robert Schuman en 2003, hommage dont l’enregistrement et le texte sont sur http://www.canalacademie.com/ida95-Robert-Schuman.html
(5) Cf. Robert Schuman et l’idée européenne par Michel-Pierre Chelini sur le site de la Fondation Schuman : http://www.robert-schuman.eu/schuman_chelini.php ; dans son hommage de 2003 à Robert Schuman, Michel Albert, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, conteste formellement que Robert Schuman ait porté l’uniforme d’officier allemand en ces termes : « Contrairement à ce qu’on a pu dire – contrairement à l’injure du communiste Jacques Duclos le traitant publiquement « d’officier boche » – Robert Schuman n’a jamais porté l’uniforme allemand car, étant réformé pour raisons de santé, il a seulement été requis civil pendant quelques mois à la mairie de Thionville ». http://www.canalacademie.com/ida95-Robert-Schuman.html. Mais cette indignation vertueuse, et d’ailleurs peu glorieuse pour l’intéressé si elle était exacte, ne repose sur aucune source.
(8) Bien qu’antinazi, le chancelier autrichien Dollfuss (1892 – 1934) n’en fut pas moins un fasciste authentique. Il fonda une ligue d’extrême droite, le Front Patriotique, et établit une dictature le 4 mars 1933, transformant l’Autriche en un État autoritaire, corporatif et catholique.
(9) L’ultra-conservateur Amiral hongrois Miklós Horthy (1868 – 1957), amiral sans flotte et régent d’un royaume sans roi, installa en 1920 un régime autoritaire, qui sympathisa avec les régimes fascisants environnants, sans verser cependant dans un régime totalement dictatorial.
(10) Antonio de Oliveira Salazar (1889 – 1970) établit au Portugal en 1933 un « État nouveau », régime politique nationaliste, proche de l’idéologie fasciste de Benito Mussolini mais néanmoins distinct. Autoritaire et non totalitaire, l’État nouveau est fondé sur le catholicisme et l’anti-communisme et ne prétend pas développer la puissance de l’État au même degré qu’un régime fasciste.
(11) Homme intègre et courageux, André Diethelm était normalien, inspecteur des Finances et ancien directeur de cabinet de Georges Mandel de 1938 à 1940. Il avait ensuite rallié la France libre, où de Gaulle l’avait nommé commissaire à l’Intérieur, au Travail et à l’Information, puis aux Finances et aux Pensions, enfin aux Finances, à l’Économie et à la Marine marchande dans le Comité national français (1941-43). Le 3 mars 1944, il devint commissaire à la Guerre puis, le 9 septembre 1944, ministre de la Guerre dans le Gouvernement Charles de Gaulle, et ce jusqu’au 21 novembre 1945.
(13) Brochure Une idée neuve pour l’Europe – La déclaration Schuman – 1950 – 2000 de Pascal Fontaine, disponible sur http://ec.europa.eu/publications/booklets/eu_documentation/04/txt02_fr.htm
« Jean Monnet et ses proches collaborateurs rédigèrent pendant les derniers jours d’avril 1950 une note de quelques feuillets qui contenait à la fois l’exposé des motifs et le dispositif d’une proposition qui allait bouleverser tous les schémas de la diplomatie classique. Loin de procéder aux traditionnelles consultations auprès des services ministériels compétents, Jean Monnet veilla à ce que ce travail soit entouré de la plus grande discrétion, afin d’éviter les inévitables objections ou contrepropositions qui en auraient altéré à la fois le caractère révolutionnaire et le bénéfice lié à l’effet de surprise. En confiant son document à Bernard Clappier, directeur du cabinet de Robert Schuman, Jean Monnet savait que la décision du ministre pouvait modifier le cours des événements. Aussi, quand, au retour d’un week-end dans sa région lorraine, Robert Schuman annonça à ses collaborateurs : ‘‘J’ai lu ce projet. J’en fais mon affaire’’, l’initiative était alors dans le champ de la responsabilité politique. Au moment même où le ministre français défendait sa proposition, dans la matinée du 9 mai, devant ses collègues du gouvernement, un émissaire de son cabinet le communiquait en main propre au chancelier Adenauer, à Bonn. La réaction de ce dernier fut immédiate et enthousiaste. Il répondit immédiatement qu’il approuvait de tout cœur la proposition. »
(15) « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »
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