Ce mal aimé du combat a d’abord beaucoup souffert de combattre à distance. L’arme de jet et l’arme de choc sont d’origine commune, introduite presque simultanément pour la chasse. La première permet de réduire le risque par la mise à distance mais la seconde est souvent indispensable pour tuer. L’appréhension de l’agression de l’autre et surtout la peur de mourir ne s’y exercent pas avec la même intensité. Le combat par contact physique répugne et induit un stress maximal.
Les héros des légendes indo-européennes combattent à la lance, à la fois arme de jet très proche et de contact, ou à l’arc comme le dieu Krishna dans la Mahabharata indienne ou les héros de l’Illiade à partir d’un char ou après en être descendu. Si les peuples cavaliers continuent de privilégier ce combat à distance, associé à l’excellent arc composite, l’image du guerrier évolue en Europe et au Proche-Orient avec l’apparition et le développement des protections et surtout des épées de fer, à partir de 800 av JC. Le combat rapproché y devient prédominant et valorisé par rapport au tireur à distance qui apparaît ainsi de plus en plus, par contraste, comme un combattant, certes indispensable pour préparer ou accompagner le combat principal, mais moins courageux. Cette différenciation tactique s’accompagne d’une différenciation aussi sociale et culturelle. Après les citoyens-fantassins, hoplites grecs, légionnaires romains, guerriers germains, ce sont les aristocraties-cavalières, associées dans le terme de « chevalier », qui se développent en Occident qui prennent le monopole des vertus guerrières dans un combat conçu comme une série de duels entre égaux et d’écrasement des roturiers à pied.
Dans ce contexte, la mort à distance des chevaliers, par les arbalétriers ou les archers apparaît comme un crime social doublé de lâcheté, puisque avec ces armes perfides une personne « de peu » peut tuer sans risque le plus vaillant des nobles. Lors du concile de Latran en 1139, le pape Pape Innocent II interdit « cet art meurtrier et haï de Dieu », sans grand effet il est vrai, tant ces armes sont quand même efficaces et peuvent même avoir une influence considérable sur les évènements comme lorsqu’un arbalétrier, bien sûr resté anonyme, tue Richard 1er « Cœur de lion » lors du siège de Châlus-Chabrol en 1199. Toute l’ambiguïté est là, le tireur à distance déplaît mais il est nécessaire. On l’utilise donc mais on le licencie dès la fin des combats.
L’apparition de l’arme à feux accroit encore le malaise. Bayard, l’archétype du chevalier, considérait qu’il était honteux « qu’un homme de cœur soit exposé à périr par une misérable friquenelle dont il ne peut se défendre ». Car l’arme à feux, outre sa capacité de perforation, présente la particularité inédite de lancer un projectile invisible, phénomène non-naturel qui dépasse les capacités des sens et accroit encore l’impression de ne pas avoir de prise sur son environnement. Bayard ordonnait la pendaison de tout arquebusier capturé avant de périr lui-même d’un coup d’escopette dans le dos en 1524. Par contraste, l’arme de jet, qui permet de compenser la supériorité du chevalier apparaît aussi comme l’instrument de l’affranchissement politique et social. Les figures qui incarnent cette vision sont d’abord légendaires comme l’archer anglais Robin Hood ou l’arbalétrier suisse Guillaume Tell.
Au début du XVIIIe siècle, les fusils, qui remplacent les mousquets, permettent déjà de tirer avec une certaine précision. On se rend compte aussi que les fusiliers tirant de manière autonome sont en moyenne deux fois plus précis que ceux tirant groupés. Certains Etats allemands développent alors de petites unités pour renseigner et « tirailler » en avant des troupes. Incapables d’actions de choc du fait de leur dispersion, il s’agit alors surtout pour elles de préparer le combat principal mené par l’infanterie de ligne. Les hommes qui composent ces unités sont baptisés Jägers, ou Chasseurs, du nom de la catégorie de la population où ils sont, et seront toujours prioritairement, recrutés. Malgré la répugnance dans l’Europe aristocratique à laisser les combattants hors de tout contrôle étroit, le procédé des tirailleurs se répand lentement. Certains Chasseurs tyroliens et bavarois, sont même équipés d’une carabine Gandoni utilisant l’air comprimé.
Le premier véritable emploi moderne de tireurs de précision date de la guerre d’indépendance américaine. L’absence initiale d’armée régulière impose à la nouvelle république de faire appel aux hommes déjà aguerris, comme les chasseurs, coureurs des bois ou agriculteurs de la « frontière », pour qui le tir précis est une condition de survie. Ces coureurs des bois et chasseurs, arrivent avec leur propre fusil dont le canon, « l’âme », rayé fait tourner la balle et permet de tirer efficacement beaucoup plus loin que le Brown bess des « habits-rouges ». Certains de ses hommes, baptisés Rangers, avaient déjà été utilisés contre les Français et les Indiens dans les années 1750 sans que l’armée britannique, qui avait pourtant constaté leur efficacité, n’adopte définitivement ce savoir-faire. Ces amateurs ne savent pas combattre à la manière réglée des Européens mais ils font des ravages dans les rangs britanniques et particulièrement lors de la campagne de Saratoga, en 1777, où 500 Rangers sélectionnés par le général Morgan et équipés du long fusil Kentucky harcèlent dans la forêt une colonne britannique. En tuant, le général anglais Fraser de Balnain à presque 400 mètres près de Saratoga, Timothy Murphy apparaît comme le premier sniper héroïsé.
Les Américains renouvellent l’expérience lors de la guerre de 1812. Le 9 janvier, à la Nouvelle-Orléans, une ligne de tireurs d’élite mobilisés étrille une brigade britannique, en tuant d’abord ses officiers puis en frappant ses compagnies paralysées. Plus de 1 600 soldats de sa Majesté tombent en moins de 25 minutes pour moins de 60 Américains. Pour la première fois, quelques tireurs isolés et précis peuvent avoir une influence forte sur l’issue de chaque bataille. On les appelle déjà tireurs d’élite mais pas encore snipers, nom que l’on donne à partir des années 1820 aux excellents tireurs capables de toucher des snipes, des petites bécassines du nord de l’Angleterre.
L’expérience américaine porte en partie. A l’initiative du capitaine Ferguson, vétéran de la guerre d’indépendance et déjà inventeur d’un fusil s’armant par la culasse, les Britanniques se dotent d’une unité de tireurs de précision, le 95e régiment d’infanterie, dont les hommes sont, comme les Américains, équipés de tenues vertes et surtout, à partir de 1801, d’un fusil spécifique, le Baker. Le Baker possède une âme rayée qui donne à la balle une trajectoire droite jusqu’à presque 300 mètres, soit le double des fusils habituels à âme lisse. Cette précision accrue est cependant acquise au prix d’une cadence de tir plus faible, la balle devant être enfoncée avec un maillet puis une baguette rigide. Placées en tirailleurs en avant des troupes de ligne, les « sauterelles vertes », comme les surnomment les Français, font des ravages en Espagne, ciblant particulièrement les officiers. En 1809, le général Auguste de Colbert est tué de cette façon devant Villafranca. Paradoxalement, l’armée française, qui combat désormais surtout par la manœuvre, les feux d’artillerie et le choc de masse n’imite pas vraiment cette innovation. La Grande armée engagée en Russie n’emploie que cinq bataillons de Chasseurs dont quatre alliés et un corse. La marine française en revanche en fait un grand usage. A Trafalgar, en 1805, cela n’empêche pas le désastre mais permet de tuer l’amiral Nelson et de toucher 50 membres d’équipage du navire amiral britannique.
L’armement d’infanterie connaît une évolution considérable tout au cours du XIXe siècle. Les fusils à âme rayée deviennent plus faciles d’emploi et ils s’arment par la culasse, ce qui augmente la cadence de tir et permet de tirer par tous les temps et dans toutes les positions. Avec les fusils Dreyse ou Chassepot qui apparaissent au milieu du siècle, n’importe quel fantassin peut déjà tirer plus loin, plus vite et plus précisément que les green jackets de Wellington. Avec l’apparition des poudres blanches à la fin du siècle, et la mise en service d’armes comme le Lebel ou le Mauser 98, il peut également tirer sans être décelé ou gêné par la fumée. Dans ces conditions, la distinction entre tirailleurs, qui combattent par le feu, et soldats de ligne, qui combattent plutôt par le choc, disparaît.
On oublie cependant que chaque fois que le combat s’est figé quelque part, devant la ville de Sébastopol en 1854-55 (où des Britanniques utilisent, sans doute pour la première fois, des lunettes de tir) ou lors de la guerre de Sécession, des tireurs isolés sont apparus spontanément. En 1861, le colonel unioniste Hiram Berdan regroupe ceux du Nord dans deux unités spécialisées, les 1er et 2e US Sharpshooters, équipés de fusils à lunettes et en tenue verte. De leur côté, les Confédérés les emploient de manière beaucoup plus dispersée. L’un d’entre eux, Jack Hinson, est peut-être responsable de la mort de cent soldats de l’Union le long des rivières Tennessee et Cumberland. Lors des combats de Spotsylvania, en 1864, le général de l’Union Sedgwick est abattu à 700 m juste quelques minutes après avoir déclaré qu’ « à une telle distance, les confédérés ne toucheraient même pas un éléphant ».
Ces manières de combattre, mal contrôlé, ne plaisent cependant guère et cette expérience de la guerre civile américaine est négligée par la suite. Avec la généralisation des fusils s’armant pas la culasse et l’apparition des poudres sans fumée ces manières plaisent encore moins. Les snipers peuvent désormais se cacher complètement ajoutant l’invisibilité du tireur à celle de la balle. Sous la menace de tels combattants, la mort devient totalement imprévisible et presque inévitable, ce qui induit un stress encore plus fort et réintroduit l’idée d’un combat inégal et lâche. La menace de snipers ennemis est toujours particulièrement détestée, impliquant souvent des rétorsions fortes qui déplaisent aussi souvent aux voisins de ces tueurs volontaires. Les grandes armées régulières n’aiment pas les tireurs isolés. Ce sont donc les amateurs qui leur rappelle à chaque fois leur efficacité. Lors de la guerre des Boers, de 1899 à 1902, des « commandos » de fermiers et chasseurs tiennent tête à l’armée britannique en la harcelant de tirs au fusil. A la fin de la guerre, on constate simplement que les Boers n’ont été capables de s’emparer d’aucune position sérieusement tenue. Dans le combat géant, bref et très mobile que l’on envisage en Europe au début du XXe siècle, quelques tireurs de précision ne semblent guère avoir d’importance. C’est une erreur.
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