Dans The Mythical Man-Month: Essays on Software Engineering
(1975) Frederick Brooks décrit son expérience du développement
informatique chez IBM. Il montre en particulier les effets de
l’accroissement du nombre de personnels travaillant sur un projet sur
ses délais de réalisation. Sa conclusion est simple : l’accroissement de
ressources humaines commence par accélérer le projet par la simple
division du travail puis, à partir d’un certain seuil, la complexité du
projet impose des délais de formation aux nouveaux et, surtout, le
nombre oblige à l’augmentation exponentielle des interactions. Pour un
groupe de 10 le nombre d’interactions possibles 2 à 2 est de 45. Pour
100, il est de 4 950. Bien sûr, tous les personnels n’ont pas besoin de
se rencontrer mais on conçoit bien qu’avec l’accroissement du nombre, la
part des informations de coordination (mais aussi de formation pour les
nouveaux) s’accroit aussi. Une grande partie du temps est alors passé
en réunions formelles ou non, communications diverses par téléphone ou
mails, etc. au détriment du travail directement utile.
La
conclusion de Brooks est donc que pour améliorer la performance d’un
groupe de production d’idées, un état-major par exemple, il faut le
réduire. Or, le réflexe est plutôt de faire l’inverse et de renforcer un
groupe visiblement saturé. Le gain immédiat du renforcement dans la
cellule donnée occulte alors les effets négatifs sur l’ensemble de la
structure, comme la nécessité de créer de nouvelles cellules de
coordination ou de « cohérence ». Des effets de seuil peuvent alors
apparaître comme l’apparition de cadres d’un échelon élevé pour diriger
les nouvelles structures de commandement, avec adjoint, secrétaire et
parfois chauffeur. A ce seuil hiérarchique s’ajoute bientôt un seuil
mémoriel lorsque les membres de la structure, en perpétuel
renouvellement, ont oublié qu’à une certaine époque celle-ci
fonctionnait mieux avec moins de membres. Le phénomène s’auto-entretient
alors et on abouti ainsi, par exemple, à une multiplication par 25 du
nombre d’officiers dans un état-major britannique de brigade de 1918 à
2003, avec certes des fonctions nouvelles à remplir mais qui sont loin
de justifier une telle inflation.
Après
le renforcement par le nombre, l’autre solution « évidente » pour
résoudre le problème de saturation est l’adoption de nouvelles
technologies permettant d’accroitre considérablement le débit de
l’information. Là encore, l’effet provoqué est souvent inverse car
devant le choix entre une plus grande vitesse pour un même volume et une
plus grande quantité pour un même délai, les organisations les plus
lourdes prennent presque toujours la seconde option. L’information à gérer devient alors étouffante.
Dans Command in war,
Martin Ven Creveld décrit ainsi les états-majors américains de la
guerre du Vietnam, de loin les plus modernes du monde avec leurs
ordinateurs, leurs photocopieurs et leurs postes à transistor. Le
problème est que le service de tous ces systèmes d’informations et de
communications (SIC) finit par absorber une quantité importante de
personnels (23 000 hommes à la 1ère brigade de transmission,
en charge des transmissions intra-théâtre, et un homme sur cinq dans
chaque division). Les lignes de communications deviennent si encombrées
que chaque service tente de contourner la difficulté en créant son
propre réseau et un PC opérations d’un état-major de division finit
ainsi par comprendre pas moins de 35 lignes différentes. Cet
engorgement, associé à la complexité des structures, a pour première
conséquence de ralentir considérablement la planification. Une opération
offensive de 30 000 hommes comme Cedar Falls
en 1967 demande quatre mois de préparation. La deuxième conséquence est
que pour comprendre ce qui se passe, les chefs sont obligés d’aller
voir sur place. Il n’est donc pas rare de voir un capitaine accroché par
l’ennemi et cherchant à organiser les appuis de voir apparaître au
dessus de lui l’hélicoptère de son chef et souvent aussi celui du chef
de son chef, qui tous lui demandent des explications et contribuent
encore au ralentissement de la manœuvre et à la perte d’initiative.
Dans The human face of war, Jim Storr décrit de son côté le fonctionnement des premiers états-majors numérisés lors de l’opération Telic
en Irak en 2003 avec des ordres d’opérations de brigades de 25 pages où
la mission n’apparaît qu’à la dixième page. Beaucoup d’ordres de
conduite qui auraient pu être réduits à 10 lignes font 3 ou 4 pages. Au
lieu de se réduire avec le temps puisque certains éléments de situation
sont identiques d’un bout à l’autre de la campagne, le volume et le
délai d’élaboration des ordres augmentent. Les brigades britanniques
reçoivent ainsi cinq ordres préparatoires de la division … un jour après
le début de l’action. En revanche, après la prise de Bassorah, les
mêmes brigades évoluent pendant 15 jours sans aucun ordre, l’état-major
de la division ne parvenant pas à suivre le rythme.
Il
est intéressant de noter que pendant ce temps, les grandes unités
indiennes ont conservé les structures héritées de l’armée britannique de
1945 auxquelles elles ont simplement ajouté les technologies du XXIe
siècle. Elles conçoivent les ordres quatre fois plus vite que les
unités équivalentes de Sa majesté. Rappelons aussi que lors de
l’opération Market Garden,
en septembre 1944, les Alliés ont été stoppés, et détruits à Arnhem, par
un corps d’armée blindée allemand d’un volume de forces équivalent à
celui des forces de Telic.
L’état-major du corps a donné ses ordres oraux en une heure et l’ordre
écrit (deux pages avec quelques annexes) en trois heures et l’ordre a
été valable pendant toute la durée des combats.
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