Il a tout amené : la bureaucratie, l’égalitarisme, l’Europe, la fin des frontières, la conversion à l’islam, le pouvoir des banquiers (Chateaubriand en parle très bien), le militarisme, le tout-étatique au sens tocquevillien, le despotisme doux, le messianisme aveugle et féroce. Il, c’est Napoléon, l’auteur machiavélien de la fin de l’histoire qui va prendre fin, au moins en Europe totalitaire bureaucratique au cours de ce siècle. Mais nous restons aussi hypnotisés (Guénon) que ses soldats. Alors…
On va relire Taine. Taine avait la patience de lire ce que nous ne lisons plus. Par exemple les souvenirs de la splendide grand-mère de George Sand qui évoque le monde d’avant :
« Est-ce qu’on était jamais vieux en ce temps-là ! C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde.Votre grand-père, ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale, jusqu’à l’heure de sa mort...
On savait vivre et mourir alors ; on n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même, et sans faire la grimace; on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe; on ne jouait pas l’austérité, on l’avait parfois sans en faire montre.
Quand on était sage, c’était par goût et sans faire le pédant ou la prude. On jouissait de la vie, et, quand l’heure était venue de la perdre, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m’engager à lui survivre longtemps et à me faire une vie heureuse. »
Voilà pour le vieux monde enfoui et chanté par Nerval ou par Stendhal (lui était de gauche mais il a vite compris…).
On est loin d’Alexandre ou de César : Napoléon ne s’est jamais pris pour Dieu, ayant toujours pris les hommes pour des outils. Taine poursuit dans ses origines :
« Le lendemain du couronnement, il disait à Decrès : « Je suis venu trop tard, il n’y a rien à faire de grand ; ma carrière est belle, j’en conviens ; j’ai fait un beau chemin. Mais quelle différence avec l’antiquité! Voyez Alexandre : après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé au peuple comme fils de Jupiter, à l’exception d’Olympias, qui savait à quoi s’en tenir, à l’exception d’Aristote et de quelques pédants d’Athènes, tout l’Orient le crut. Eh bien ! moi, si je me déclarais aujourd’hui le fils du Père Éternel et que j’annonçasse que je vais lui rendre grâces à ce titre, il n’y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd’hui ; il n’y a plus rien à faire. »
Les peuples éclairés c’est une manière de voir… Abêtis, vieillis, assoupis par les Lumières, oui.
Napoléon dévore la religion chrétienne comme un ogre :
— Pourtant, même dans ce haut domaine réservé et que vingt siècles de civilisation maintiennent inaccessible, il empiète encore, et le plus qu’il peut, par un détour, en mettant la main sur l’Église, puis sur le pape ; là, comme ailleurs, il prend tout ce qu’il peut prendre. — Rien de plus naturel à ses yeux : cela est de son droit, parce qu’il est le seul capable.« Mes peuples d’Italie doivent me connaître assez pour ne point devoir oublier que j’en sais plus dans mon petit doigt qu’ils n’en savent dans toutes leurs têtes réunies. »
Cochin évoquera le rond-de-cuir. Taine évoque lui le devenir-fonctionnaire du monde et de la France en particulier :
« …tous, depuis le maire de village jusqu’au sénateur et au conseiller d’État, avaient eu part à la Révolution, soit pour la faire, soit pour la subir, monarchiens, feuillants, girondins, montagnards, thermidoriens, jacobins mitigés et jacobins outrés, tous opprimés tour à tour et déchus de leurs espérances. À ce régime, leurs passions s’étaient aigries ; chacun d’eux apportait dans son emploi ses ressentiments et ses partialités, pour qu’il n’y fût pas injuste et malfaisant, il fallait lui serrer la bride. À ce régime, les convictions s’étaient usées ; aucun d’eux n’eût servi gratis, comme en 1789 ; pour les faire travailler, il fallait les payer ; on s’était dégoûté du désintéressement ; le zèle affiché semblait une hypocrisie ; le zèle prouvé semblait une duperie ; on s’occupait de soi, non de la communauté ; l’esprit public avait fait place à l’insouciance, à l’égoïsme, aux besoins de sécurité, de jouissance et d’avancement. »
Magnifique conclusion :
« Détériorée par la Révolution, la matière humaine était moins que jamais propre à fournir des citoyens : on n’en pouvait tirer que des fonctionnaires. »
Celui qui m’a fait comprendre ce rôle sinistre de l’empereur c’est Kojève – avec d’autres russes, qui le mêlent au 666 (Tolstoï, Gogol, voyez mon livre sur Dostoïevski). Kojève accorde une importance cardinale à l’empereur… Je me cite :
« Sur le plan historique et en pleine guerre froide, Kojève remarque plus tard que finalement Russes et Américains ne s’opposent pas. Or on est en 1959 ! Le but est le même, le confort matériel et le bonheur de tous. Pour lui les jeux sont faits depuis Napoléon et la Révolution française. Ce n’est pas pour rien que Kant avait troublé sa promenade à l’annonce de la prise de la Bastille, ni que Hegel avait parlé d’âme du monde à la vue de l’empereur en 1806. »
Puis nous citerons Kojève :
« En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre Napoléon. »
Kojève relativise alors tout le vécu moderne, même le plus tragique : la colonisation, les deux guerres mondiales, le nazisme, le communisme, la décolonisation, le tourisme, l’ONU, le centre commercial, tous ont créé la réalisation de la Fin de l’Histoire. Cette Fin de l’Histoire suppose un triomphe du modèle américain, mais pas pour des raisons politiques. Car pour Kojève l’Amérique est la terre de la Fin de l’Histoire et même la réalisatrice du marxisme.
Kojève remet à leur place la soi-disant résistance russe ou chinoise. Le monstre mondialiste avait simplement deux têtes. Le spectacle est partout :
« On peut même dire que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du « communisme » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une « société sans classes » peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que leur cœur ne le leur dit… J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité tout entière. »
On n’a pas fini. Cinquante ans avant le smartphone et les réseaux sociaux, Kojève écrit :
« Les animaux de l’espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant « discours » seraient ainsi semblables au prétendu « langage » des abeilles… Car il n’y aurait plus, chez ces animaux post historiques, de connaissance du Monde et de soi. »
L’esprit lucide doit supporter tout cela :
« Mais, finalement, Hegel a surmonté cette « Hypochondrie ». Et, devenant un Sage par cette acceptation dernière de la mort, il se réconcilie définitivement avec tout ce qui est et a été, en déclarant qu’il n’y aura jamais plus rien de nouveau sur terre. »
Sur ce devenir-abeille du monde, un autre grand visionnaire-observateur écrivait (Chateaubriand, dans sa conclusion des Mémoires) :
« Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d’œuvre qui sort de la tête d'un Homère. »
Oui, mais mille cerveaux font la fête de la musique…
Et comme l’école traite Hugo de raciste en ce moment, j’ajouterai cet extrait des Misérables sur l’empereur et sa civilisation vus par Jean Valjean :
« Il était absorbé en effet.
À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait confusément qu’une chose monstrueuse était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait, avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire.Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. Âmes tombées au fond de l’infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. »
A transmettre aux gilets jaunes…
Sources
• Taine, les origines de la France contemporaine, I et V, classiques.uqac.ca
• Bonnal, chroniques sur la fin de l’histoire (Amazon.fr) ; Dostoïevski et la modernité occidentale (Amazon.fr)
• Hugo, les misérables, Fantine, ebooksgratuits.com, p. 153
Nicolas Bonnal
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