28 janvier 2019

Le capitalisme de la séduction


« Le capitalisme de la séduction » est un texte de Michel Clouscard, rédigé au début des années 80, peu après l’élection de François Mitterrand. C’est un décodage du mode de vie construit par la société de consommation, vue sous l’angle d’une stratégie de classes. Ce travail est aussi, pour Clouscard, l’occasion de reprendre le travail de Baudrillard (nombreuses références implicites), pour l’inscrire dans une lecture marxiste, en termes de lutte des classes et de rendement dégressif du capital.

Pour comprendre ce mode de vie, nous dit Clouscard, il faut prêter attention aux objets anodins qui peuplent nos vies. Comprendre, surtout, qu’ils ne sont pas là par hasard. Qu’il y a une logique derrière cette avalanche de produits de consommation. Une avalanche qui dévale vers nos cerveaux, et qui, littéralement, les occupe.

Le concept central de ce livre central, c’est le mondain. Clouscard entend par là un système d’usages libidinaux, ludiques et marginaux, qui est parvenu à opérer une synthèse parfaite afin de rendre possible le potlatch (consommation/destruction de richesses superflues à des fins de hiérarchisation visible de la structure sociale). Un potlatch dont la fonction secrète est de consommer les surplus de la plus-value. Et un mondain, explique Clouscard, qui est parvenu à englober le clerc, jadis contempteur du monde. A l’englober, jusqu’à faire de lui son meilleur propagandiste, et son pionnier. Le mondain du capitalisme de la séduction est donc, si l’on ose dire, l’instant d’un triomphe.

Ce mondain est un apprentissage. Cet apprentissage commence dès l’enfance/l’adolescence, par le rapport fonctionnel/libidinal entre l’enfant/l’adolescent et la machine ludique (flipper, juke-box, dit Clouscard en 1981 – aujourd’hui, on parlerait de la playstation). En arrière-plan, il y a la captation de l’univers enfantin par le marché : l’enfant, qui sait consommer, mais ne sait pas produire, est le consommateur parfait, totalement soumis au « principe de plaisir ». Un principe de plaisir auquel Clouscard oppose le procès de production – la conscience que pour consommer, il faut produire. L’enfant éduqué par le capitalisme contemporain est dressé à ignorer la praxis, parce qu’il est enfermé dans le principe de plaisir, sans jamais pouvoir toucher du doigt le procès de production.

Ce dressage rend possible une formidable innovation en termes d’ingénierie sociale : le snobisme de masse. La société traditionnelle offrait aux pauvres les avantages spirituels de la non-possession. La société post plan Marshall, américanisée, leur offre le faux avantage matériel d’une consommation ludique bas-de-gamme. Symbole de cette réintégration des catégories dominées dans l’ordre capitaliste ludique : le jeans, à l’origine tenue de travailleur, devenu « corsetage du bas », qui moule les fesses et fabrique une silhouette « à la mode » (Clouscard écrit dans les années 80, il faut le rappeler ici). La mode, l’imbécilité de la mode, est devenue accessible aux classes dominées. La « femme libérée » des 70’s, pour Clouscard, n’est que la reproduction, en bas de la structure sociale, du modèle de la bourgeoise parasitaire, jusque là réservé aux classes supérieures.

En même temps qu’il contamine les classes dominées par la mode, jusqu’à les soumettre au snobisme de masse, le mondain offre la possibilité aux classes dominantes de mimer les attitudes révolutionnaires, de les confisquer à leur usage propre. On a les cheveux longs comme le Che, donc on est un révolutionnaire – même si, objectivement, on est du côté des exploiteurs.

Au final, le capitalisme de la séduction, par le triomphe du mondain, fabrique un monde de mannequins. Un monde où les corps sont animés, comme des machines, par la puissance du système. Le mannequin de mode, pour Clouscard, est un être humain qu’on a transformé en automate, pour affirmer la victoire définitive du machinal sur le vivant. Ainsi, par le mondain, le capitalisme de la séduction finit par éliminer l’humain de l’homme, par investir totalement le corps humain, par en faire un artefact de la machine capitaliste toute puissante.

Cette stratégie vise entre autres choses à dissimuler la décadence de plus en plus évidente des classes supérieures elles-mêmes. Le mauvais bourgeois du temps jadis devient le bon bourgeois, dans une nouvelle définition de la bourgeoisie : non plus la classe qui maîtrise l’outil de production, mais celle qui, sans le maîtriser, sait en capter les fruits à des fins de consommation ludique et libidinale. Le technocrate du capitalisme monopoliste d’Etat a besoin d’avoir des fils tarés, au regard des anciennes normes de la bourgeoisie victorienne, parce que ces fils-là seront parfaitement adaptés à leur rôle de consommateur crétinisés. La culture des dynasties bourgeoises de l’industrie triomphante avait mission de fabriquer des cohortes d’ingénieurs compétents, de gestionnaires audacieux et prudents. La culture du capitalisme de la séduction devra fabriquer à la chaîne des employés du tertiaire vicelards, manipulateurs et parasites. Exemple paroxystique donné par Clouscard : la « bande à Jean Daniel » qui fabrique, en haut de la structure symbolique du terrorisme intellectuel, la vraie nouvelle droite (BHL) et la fausse nouvelle gauche (Touraine). Pour Clouscard, Cohn-Bendit est un névrosé dont le narcissisme personnel fait carrière, parce qu’il fait écho au narcissisme de classe des surplus humains d’une bourgeoisie qui doit muter, et va le faire à travers ses surplus. Du yéyé au disco, de la consommation ludique bas-de-gamme offerte aux classes inférieures à la culture des nouvelles marginalités inventée par les cadets surnuméraires de la bourgeoisie, sous la plume de Clouscard, toute l’histoire des années 1960-1980 prend soudain une cohérence parfaite, sous-tendue, tout simplement, par la multiplication des surplus matériels de l’outil de production, et humains de la bourgeoisie. Enorme entreprise de récupération : de Marx pour fabriquer le gauchisme, de Kant pour faire passer Hegel à la trappe, et même du rock pour faire oublier le swing. Le mondain est, pour Cloucard, la machine à faire un monde de machines.

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Ce monde de machines est un monde rêvé. Le corps machinal secrété par le mondain, dans le capitalisme de la séduction, est à un corps à rêver. Le sensualisme psychédélique n’a rien à voir avec une recherche artistique autonome : c’est tout simplement la construction d’une esthétique adaptée au triomphe du mondain – le corps parfait du machinal. Derrière la fausse rébellion : le nouveau conformisme. Des conduites systématiquement contestataires finissent forcément par secréter un nouveau système de la non-contestation. A nouveau, l’esprit est enfermé dans le sensible : mais il ne l’est plus par l’enchaînement du prolétaire à la machine et du bourgeois à sa morale surannée. Il l’est par l’attachement au principe de plaisir, à l’exigence de transgression. Il est interdit d’interdire. Il est même interdit de ne pas faire ce qui est interdit. Au besoin, on fera l’ordre à travers la contestation de l’ordre. Est réputé rebelle à l’ordre capitaliste celui qui, en réalité, devient la clef de voûte de cet ordre : le jouisseur qui, en confisquant la plus-value à des fins de consommation immédiate, permet de détruire du capital, et donc de contrebalancer la loi des rendements dégressifs. Peu importe qu’on fabrique ainsi des dépressifs chroniques, accros au hash, oscillant entre exaltation et prostration, sur fond de procrastination irrémédiable : l’important, c’est que la machine tourne. Peu importe que la pilule soit devenue l’argument d’un droit au plaisir qui, en réalité, a enfermé les femmes dans une nouvelle aliénation, la femme-sexe, dès qu’elles sont sorties de l’ancienne aliénation, la femme-ventre. L’important, c’est que la machine tourne. Peu importe que la famille soit déstructurée, que la psyché soit réduite au sexe, et le sexe à une activité de performance quasi-machinale : l’important, c’est que la machine tourne. Et elle tourne toujours en fonction des avantages des mêmes groupes : les classes supérieures. Quinze ans avant « extension du domaine de la lutte », lourd roman sociologique de Houellebecq, Clouscard dit, déjà, que la libération sexuelle est d’abord la libéralisation sexuelle. Le féminisme est une coquetterie, la féministe une bourgeoise qui profite de son pouvoir de séduction. Et le pouvoir mâle laisse faire pour une raison symétrique : si les femmes sont libres, alors les hommes puissants sont libres de les chasser. Derrière le triomphe du mondain, le monde comme terrain de chasse.

Au final, ce monde machinal est peuplé d’esclaves s’esclavagisant eux-mêmes. Entre le fils faussement rebelle et le père faussement conservateur, il y a un contrat implicite, intériorisé par les sujets du capitalisme de la séduction : soumets-toi, et tu pourras jouir. Totale déculpabilisation de la consommation mondaine : elle n’est plus un à côté honteux du statut bourgeois, elle en est l’essence. On n’est plus fier de ce que l’on fait, mais de ce que l’on détruit (par la consommation). Le gaspillage est devenu une vertu capitaliste. Le système fabrique des objets en trop, et les crétins qui vont avec. Les crétins consomment les objets en trop, les objets en trop permettent de faire tenir les crétins tranquilles. Le capitalisme de la séduction a, temporairement, surmonté la dérive de l’accumulation.

Pour faire fonctionner ce système objectivement absurde, il faut encore lui donner un habillage idéologique ad hoc. Pour que la supercherie ne se voit pas trop. C’est le nominalisme moderne : l’animation machinale produit le règne des signifiants, mais le discours réduit au signifiant va créer l’illusion qu’ils engendrent, à travers le machinal, un monde de signifiés. Pour Clouscard, le travail des « vedettes de l’idéologie » (Lacan, Foucault, Barthes, Althusser) consiste à construire ce monde de signifiés irréels, à donner l’illusion que l’animation du machinal renvoie à la réalité du vivant, afin que la nature fonctionnelle du procès d’ensemble ne soit plus perceptible. Derrière ce néo-nominalisme : l’invasion du culturel par le mondain. La culture, désormais, c’est ce qui donne un sens à ce qui n’en a plus aucun, à savoir le monde machinal, le monde réduit au mondain. D’où l’urgence, par exemple, d’analyser la mode en tant que telle, sans se demander à quoi elle sert au regard des réalités socioéconomiques. D’où l’urgence, encore, de construire une psychologie qui ignore les dynamiques collectives, et refuse de voir dans la mode un panthéon des archétypes, une religion du mondain. Si vous êtes psychotiques, c’est parce que vous n’allez pas bien. Pas question de dire que votre psychose est un produit du machinal. Pas question de poser la question de votre enfermement dans le mondain.

Les noces du capitalisme et du narcissisme, que l’on célèbre en grande pompe à travers ce triomphe du mondain, sont pour Michel Clouscard la fin des valeurs occidentales. C’est, littéralement, la fin de l’Amour, de la Psyché, de la Femme. A la place : une esthétique prostitutionnelle. Chaque être est son propre proxénète, il doit se vendre. Tout s’écroule dans cette apocalypse. L’argent est devenu la substance des relations intersubjectives. Il a pénétré les âmes et les corps, jusqu’à l’os. La mode conditionne les esprits et les corps, et par son intermédiaire, tout est marchandise – l’esprit comme le corps.

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