07 décembre 2018

Les policiers de la BAC réquisitionnés face aux Gilets jaunes : «On est de la chair à canon»

Paris, le 1er décembre. Les forces de l’ordre auront le renfort des policiers de la BAC, tous réquisitionnés pour l’acte IV des Gilets jaunes. LP/Philippe de Poulpiquet

100% des policiers parisiens ont été mobilisés en prévision des manifestations des Gilets jaunes ce samedi. «On a le sentiment d’y aller à poil», résume l’un d’eux.

Comme des achats de Noël avant l’heure, dont ils se seraient bien passés. Cette semaine, Frédéric et Grégory*, deux policiers parisiens, se sont rendus dans une boutique spécialisée en surplus militaires. Sur leur liste : un casque léger de protection, des lunettes « balistiques » ou encore des protège-tibias, le tout pour un panier moyen de 100 € par personne.

Des « cadeaux » dont ils n’ont pas pu faire l’économie, constatant qu’en la matière, la hotte de leur administration sonnait désespérément vide. « On n’a pas eu le choix, peste Frédéric, affecté à une brigade anticriminalité (BAC) du Nord parisien. C’était ça, ou aller faire du maintien de l’ordre samedi avec notre b… et notre couteau. »

« Tout ce qu’on nous a donné, ce sont de vieux casques de CRS réformés », déplore Grégory, lui aussi en BAC. Des casques à la visière tellement rayée « qu’il faudrait les accompagner d’une canne pour non voyants, ironise le même. Surtout quand on doit être en civil, et qu’on est censé s’approcher au plus près des casseurs pour interpeller. Ils ne tiennent même pas dans un sac à dos… »
De vieux casques de CRS réformés ont été donnés aux policiers de la BAC. DR

En vue des manifestations attendues ce samedi, 100 % des policiers parisiens ont été « rappelés ». « Il n’y a guère que celui qui est en vacances en Australie qui va y échapper », prévoit Julien, chef d’une brigade police secours parisienne.
«Absence d’ordres clairs pendant près de 20 mn»

« Tout dépendra de la situation », explique Thomas, qui est, lui, rattaché à une brigade VTT. Samedi 2 décembre, il a été engagé autour de 16 heures. « Fallait vraiment que cela soit grave pour qu’ils nous envoient sur un événement comme ça… » De fait, arrivé avec ses collègues place de la Madeleine, puis sur les Grands Boulevards, il a découvert « une situation de chaos inédite, qui nous échappait complètement ». Ce policier en veut pour preuve « l’absence d’ordres clairs pendant près de 20 minutes », et son sentiment d'« une hiérarchie complètement dépassée, qui n’avait pas du tout anticipé ».

Ce samedi, il appréhende d’être à nouveau mobilisé sur le front des manifestations. « Le problème, c’est qu’on a le sentiment d’y aller à poil, souffle-t-il. Pendant quatre heures, on a tenu grâce à nos collègues CRS face à des centaines de manifestants. On nous a envoyés au casse-pipe, sans matériel adéquat. On a eu de la chance, mais on se dit que ça ne durera peut-être pas… »Gilets jaunes, acte IV : comment le gouvernement veut éviter le pire.

« Avec la peur au ventre »

Pour ces brigades dites intermédiaires, entre la police secours et les CRS, des opérations de maintien de l’ordre d’une telle intensité sonnent comme un baptême du feu. « Mais le maintien de l’ordre, ça ne s’improvise pas, dénonce Eddy Sid, porte-parole du syndicat Unité-SGP pour l’Ile-de-France. Cela nécessite une formation et du matériel. Or, les deux font défaut. »
 
Plusieurs policiers de la BAC ont investi personnellement dans des protège-tibias. DR

Le syndicaliste en veut pour preuve l’absence d’équipements de protection adaptés, mais aussi plus simplement de la logistique de base. « Tout porte à croire que pour samedi, au vu des moyens engagés, il n’y aura pas assez de radios, ni de voitures », anticipe-t-il. « On nous a déjà prévenus que certains d’entre nous devraient se rendre sur zone en métro, s’indigne Frédéric, de la BAC. Ce sera sans moi. C’est un trou à rat. Si on s’y fait coincer par 200 casseurs, on est fini. » Il l’avoue : « Samedi, je vais y aller, mais avec la peur au ventre. Ça va être la guerre. »

« Ils voulaient nous tuer »

C’est que ce gardien de la paix pourtant aguerri garde en mémoire les incidents du week-end dernier, « acte III » des Gilets jaunes. « On en a pris plein la gueule, du boulon au pavé en passant par le cocktail Molotov, décrit-il. Mais ce qui m’a vraiment choqué, c’est de voir cette haine dans les regards, et de constater qu’ils voulaient nous tuer… »

Avec ses collègues, le mot d’ordre a été vite trouvé : « Ce soir, on doit rentrer chez nous, et entier. » « On se disait : On est venu à quatre, on repart à quatre », raconte en écho Thomas, de la brigade VTT. « J’ai ressenti une impression de guerre civile, enchaîne Grégory. Avec des gens lambda qui devenaient des casseurs par la force du groupe. Mais j’ai le sentiment que nos chefs, ils ne se rendent pas compte qu’on en est là. Pour eux, on n’est que de la chair à canon. »

Père de famille, lui-même dit « comprendre cette colère. » « Même mes parents, tout en s’inquiétant pour moi, la partagent. On est des citoyens, on paie nos impôts, et on a aussi du mal à boucler les fins de mois. Mais pour la majorité des Gilets jaunes, on représente l’Etat. »

Cette semaine, en prévision de l'« acte IV » à venir, ces fonctionnaires de terrain pensaient prendre un peu de repos. C’était sans compter les mouvements lycéens, qui les ont amenés à intervenir en renfort en petite couronne. Résultat : « On est à bout, assure Thomas. On en a ras-le-bol, et ce n’est pas la prime promise qui y changera quelque chose. »

Les casseurs s’équipent dans les mêmes magasins

« C’est toujours la même chose, déplore Julien, le chef de brigade police secours. Pour avoir du matériel lourd, il a fallu les attentats de 2015. Cette fois, il faut qu’il y ait eu 23 blessés dans nos rangs samedi dernier pour espérer que ça bouge. » A titre d’exemple, il pointe du doigt les lacunes en matière de LBD, ces « lanceurs de balles de défense. »

« Dans mon commissariat, seuls deux fonctionnaires sur 30 sont habilités à s’en servir. On demande des formations continues, et on ne les a pas. » Un problème global qui est du ressort « du ministère de l’Intérieur, et non pas de la Préfecture de police », tient à préciser le syndicaliste Eddy Sid, selon qui la seconde est dépendante des moyens alloués par le premier. « Depuis des années, on fait des économies de bout de ficelle, sur le dos des Français », fustige-t-il.

Autant dire que, au regard de la situation, les boutiques spécialisées sont aujourd’hui les seules à avoir le sourire. « Sauf que plusieurs vendeurs nous l’ont assuré : les casseurs s’y équipent aussi, regrette Grégory. Ça va des protections aux armes de type poings américains ou matraques télescopiques. On a vu aussi samedi que certains avaient des boucliers artisanaux qui fonctionnaient mieux que les nôtres. »

Face à des agresseurs déterminés, le policier dit ainsi « partir avec un handicap. » Et prévient, à demi-mot, que s’il se retrouve acculé à la merci de casseurs, « il ne me restera que mon 9 mm de service ».

* Les prénoms ont été changés

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