Des ophtalmologues américains rapportent une observation clinique haute en couleur dans le dernier numéro de la revue trimestrielle Retinal Cases & Brief Reports. Le cas rapporté est celui d’un homme de 31 ans qui s’est plaint, peu de temps avoir fait une overdose de Viagra, de flashs lumineux colorés et d’érythropsie, anomalie de la vision des couleurs consistant à percevoir l’environnement comme teinté en rouge.
L’individu s’est présenté à New York aux urgences d’une clinique ophtalmologique, se plaignant depuis deux jours d’une vision colorée en rouge. Il déclare alors que ces symptômes sont apparus après avoir pris du Viagra (citrate de sildénafil), médicament acheté sur internet. Le patient ignore la dose exacte qu’il a absorbé dans la mesure où il n’a pas utilisé la pipette graduée livrée avec le flacon. Il s’avère qu’il a carrément avalé la solution à la bouteille. Il estime avoir absorbé une dose bien plus importante que celle que la pipette aurait permis d’ingérer, à raison de 50 mg/ml.
Peu de temps après avoir avalé le Viagra, le patient a commencé à remarquer que sa vision prenait une teinte rouge. Il présentait également des hallucinations visuelles multicolores à type de cercles irisés ou d’impressions lumineuses (petites taches, éclairs, étincelles) ainsi qu’une vision avec une faible perception des contrastes. Le lendemain, ces anomalies disparaissent, mais la vision teintée de rouge persiste.
Atteinte de photorécepteurs rétiniens
Les ophtalmologues ont visualisé et évalué les effets du sildénafil sur la rétine. Chez ce patient, l’examen du segment postérieur (partie de l’œil en arrière du cristallin) montre des remaniements pigmentaires dans la macula, la région centrale de la région de la rétine où se trouve la plus grande concentration de photorécepteurs (cônes). Ceux-ci produisent des images extrêmement nettes et sont responsables de la vision centrale et de la perception des couleurs.
De même, l’électrorétinogramme, examen mesurant l’activité électrique produite par la rétine sous l’influence d’une stimulation lumineuse brève et intense, révèle une diminution d’amplitude dans l’ensemble de la macula au niveau des deux yeux. La tomographie en cohérence optique, technique permettant d’analyser les différentes couches de la rétine, indique que ces anomalies se situaient au niveau de la couche la plus externe. L’aspect des cônes ressemble beaucoup à celui que l’on observe chez des individus présentant une absence totale de vision des couleurs (achromatopsie).
Réalisée six mois plus tard, l’imagerie rétinienne en temps réel à haute résolution (ophtalmoscopie optique adaptative) révèle de multiples zones sombres correspondant à une perte de cônes ou à une anomalie de fonctionnement de ces photorécepteurs. Soumis à la lumière, les cônes réagissant aux longues d’onde apparaissent normalement sous la forme de points (spots) brillants.
Le traitement initial a principalement consisté en l’application d’une pommade corticoïde (prednisolone). Constatant qu’il est sans effet sur les symptômes, les ophtalmologues ont prescrit ce même corticoïde par voie orale, sans plus de succès. Le traitement a alors été interrompu. Trois mois plus tard, les symptômes visuels demeuraient inchangés, le patient voyant toujours rouge, malgré une amélioration partielle des lésions de la rétine externe. Le Pr Richard Rosen et ses collègues ophtalmologues de la New York Eye and Ear Infirmary of Mount Sinai (New York) ne se prononcent pas dans leur article sur le pronostic à plus long terme de la vision des couleurs de leur patient.
Médicament utilisé pour lutter contre la dysfonction érectile, le sildénafil (Viagra) est connu pour parfois provoquer une vision bleue, ou bleue-verte, après la prise. Cet effet indésirable est dû à une interaction directe de la molécule avec une enzyme, la bêta-phosphodiestérase (PDE) de type 6, contenue dans les photorécepteurs rétiniens. Les troubles visuels peuvent également consister en une vision floue, une photophobie (grande sensibilité à la lumière), particulièrement aux fortes doses, du fait d’une inhibition partielle de l’enzyme PDE de type 6. Les changements observés à l’électrorétinogramme disparaissent habituellement dans les 24 heures.
Lors du développement du sildénafil, les études cliniques conduites chez l’animal et l’homme avaient montré qu’une dose de 200 mg (correspondant à deux comprimés, soit le double de la posologie recommandée à prendre environ une heure avant l’activité sexuelle) induisait des troubles visuels une fois sur deux. De même, le tracé de l’électrorétinogramme montrait une baisse de la fonction des photorécepteurs, des cônes responsables de la vision des couleurs et des bâtonnets, sensibles à des niveaux de faible luminosité. Cette diminution d’activité des photorécepteurs est fonction de la dose de sildénafil administrée. La toxicité du Viagra à forte dose est plus importante vis-à-vis des cônes.
Viagra liquide à forte dose
Le Viagra acheté par le patient sur internet contenait peut-être des impuretés [comme dans le scandale du Lévothyrox], et pouvait ne pas renfermer les concentrations adéquates de molécule active, autant de facteurs possiblement associés à un risque accru d’effets toxiques, soulignent les auteurs. Signalons qu’une étude publiée en 2012 indiquait que 77 % des comprimés de Viagra vendus en ligne étaient des contrefaçons. Par ailleurs, le Viagra vendu en pharmacie ne se présente pas sous forme liquide, mais sous forme de comprimés. Cette forme galénique du sildénafil est la seule à être homologuée par les autorités sanitaires.
Le Viagra (sildénafil) n’est pas le seul médicament susceptible de provoquer des effets visuels secondaires, plus particulièrement rétiniens. Selon les cas, il peut s’agir d’une action directe sur les photorécepteurs, mais beaucoup plus fréquemment, la molécule agit de manière indirecte en s’accumulant dans les cellules de la rétine. Les effets peuvent persister longtemps après l’arrêt du traitement.
Par ailleurs, l’inhalation de poppers (permettant de dilater les vaisseaux sanguins) peut s’accompagner de flashs lumineux (phosphènes), de taches ou halos lumineux, d’éblouissement, de troubles de la vision des couleurs de fortes intensités. Enfin, le sujet peut percevoir des points scintillants dans une zone de la rétine où la vision est abolie (scotomes). Selon les cas, ceux-ci sont décrits comme des « flashs de lumière » ou « un soleil bleu ». Chez un patient, des sources de lumière rouge étaient perçues jaunes avec un halo.
Dans tous les cas, sous traitement ou sous l’effet d’une substance illicite, présenter un trouble de la perception des couleurs (érythropsie) doit inciter à rapidement consulter un ophtalmologue. Question d’y voir plus clair, bien sûr.
Marc Gozlan
Pour en savoir plus :
Yanoga F, Gentile RC, Chui TYP, Freund KB, Fell M, Dolz-Marco R, Rosen RB. Sildenafil citrate induced retinal toxicity -electroretinogram, optical coherence tomography, and adaptative optics findings. Retin Cases Brief Rep. 2018 Fall;12 Suppl 1:S33-S40. doi: 10.1097/ICB.0000000000000708
Troubles de la vision des couleurs d’origine médicamenteuse. Prescrire. n°340. Février 2012: 113-6.
Behar-Cohen F. Cibles rétiniennes d’action des médicaments. Ann Pharm Franc. 2011 Mar;69(2):124-30.
Troubles visuels liés à l’inhalation de poppers. Cas rapportés dans la base de données des CAP TV (SICAP). Sep 2010
Laties AM, Fraunfelder FT. Ocular safety of Viagra, (sildenafil citrate). Trans Am Ophthalmol Soc. 1999;97:115-25.
Source : http://realitesbiomedicales.blog.lemonde.fr/2018/10/04/il-achete-du-viagra-sur-internet-depuis-il-voit-la-vie-en-rouge/
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