03 octobre 2018

Linky, un scandale de plus...


Thierry est électricien. Il a posé des compteurs Linky pour un prestataire de service d’Enedis pendant un an. Entre formation sommaire, prime au rendement et contrôle strict des techniciens, il raconte à Reporterre les coulisses du déploiement du compteur controversé.

Dans un accent occitan prononcé, il parle fort, et vite. Pour « vider son sac », comme il dit. Thierry parle de souffrance au travail, d’un rythme effréné, et d’une pression extrême. À 53 ans, cet électricien posait des compteurs Linky pour le compte d’un prestataire de service d’Enedis (ex-ERDF) dans la région d’Aix-en-Provence. Il n’a pas tenu plus d’un an.

À l’origine, il y a ce petit boîtier vert et blanc. Le compteur Linky. Son déploiement sur tout le territoire a été voté dans la loi de transition énergétique adoptée en juillet 2015. L’objectif à atteindre : 35 millions de compteurs posés d’ici 2021. Alors, forcément, il faut aller vite. À raison de 30.000 compteurs posés par jour.

En 2015, Enedis a lancé un appel d’offres. « Pour assurer les objectifs et tenir les délais, il n’y avait pas vraiment le choix », confie un syndicaliste d’Enedis Force ouvrière. Une trentaine de sociétés privées ont répondu présent et ont fourni la main-d’œuvre nécessaire. Elles sont aujourd’hui 80, et emploient au total 5000 personnes, indique Enedis à Reporterre. Thierry, lui, a été embauché en septembre 2016 par le prestataire Energy Dynamics, basé à Toulouse et qui opère sur une bonne partie du sud-est du pays. En même temps que lui ont été embauchés vingt autres « installateurs Linky ». « Mais pas que des électriciens, hein ! lâche Thierry, amer. Il y avait des maçons, des informaticiens, ou encore des étudiants qui n’avaient jamais travaillé. » Il a compté : sur les 21 nouvelles recrues, seuls 4 étaient électriciens de formation. Ce qui est inquiétant pour Thierry ne l’est pas pour Antoine Mazeau, le directeur exécutif d’Energy Dynamics : « Nous avons donné du travail à des gens qui étaient totalement sortis de l’emploi, et parfois depuis longtemps », dit-il à Reporterre.

Thierry : « Nous n’avons pas eu de formation pratique,
seulement de la théorie, pendant un mois. Comment voulez-vous que les gens fassent bien leur boulot si on ne leur explique pas les différences entre les compteurs et toutes les installations électriques possibles ? »

Mais pour l’ancien salarié, le problème de base vient de la formation reçue par les nouveaux recrutés. Il en rigole tellement le contenu le désespère. « Nous n’avons pas eu de formation pratique, seulement de la théorie, pendant un mois. Comment voulez-vous que les gens fassent bien leur boulot si on ne leur explique pas les différences entre les compteurs et toutes les installations électriques possibles ? » Du côté d’Enedis et d’Energy Dynamics, on assure « qu’une formation spécifique et de qualité est donnée aux techniciens, pendant un peu moins d’un mois ».
« La prime me faisait avancer. J’en arrivais à un point où je posais un compteur, quoi qu’il arrive, allant même jusqu’à 18 ou 19 »

« En plus du salaire de 1600 euros brut par mois, on est payé à la prime : 2 euros brut par compteur posé », une prime versée à condition que le quota journalier de compteurs à poser soit atteint. Un quota écrit, chaque jour, par le chef sur le tableau de leur local : « Aujourd’hui, 10 compteurs », parfois 12, parfois plus.

« Si on maintient la cadence d’une dizaine de compteurs par jour, on arrive en moyenne à 400, 500 euros bruts de prime par mois. » Une somme importante pour certains installateurs, qui s’emballent vite. C’est le cas de « M. », un autre poseur de compteurs Linky qui tient à garder l’anonymat. « La prime me faisait avancer, confie-t-il à Reporterre. J’en arrivais à un point où je posais un compteur, quoi qu’il arrive, allant même jusqu’à 18 ou 19. Que l’installation électrique soit mauvaise ou pas. » Évidemment, plus l’installateur est « efficace » aux yeux d’Energy Dynamics, plus il est récompensé et donné en modèle aux autres. Certains se voient même gratifiés du titre de « meilleur poseur national » et reçoivent des chèques cadeaux. À l’inverse, à la moindre baisse du nombre de compteurs posés, la pression revient vite. « Ils savent parfaitement où on est, explique Thierry, et combien de temps l’intervention est censée nous prendre. » En moyenne, Enedis compte 30 minutes pour une pose de compteur. « Si je mettais trop de temps, je recevais un coup de fil : “Tu es où ? Tu fais quoi ? Pourquoi le compteur n’est pas posé ?” »

Sur cette question de quota, Antoine Mazeau, d’Energy Dynamics, préfère le terme d’« objectif ». « Je ne vois pas où est le mal, nous dit le directeur exécutif de l’entreprise, dans beaucoup de métiers, il y a des primes à l’objectif. Si le technicien est efficace, tant mieux pour lui, s’il l’est moins, il gagnera seulement son salaire de base. »

Sauf que cette pression de l’objectif est bien réelle, elle est incarnée par un chef d’équipe. Thierry lui-même a été nommé « référent » au début de son embauche. « En réalité, j’étais chargé de contrôler le boulot de mes collègues. Je devais repasser derrière leur installation, voir s’ils avaient bien ou mal fait. » Thierry a tenu un mois à ce poste, avant de déchanter. « On m’a accusé d’être trop gentil avec les installateurs. » Un document diffusé en interne en février 2017 ne laisse pas de doute sur la technique de management : il demandait aux chefs d’équipe de mettre « une pression quotidienne afin d’obtenir des résultats ». Signé par le directeur technique de l’entreprise, et envoyé à tous les « référents » de France, on leur précisait même : « Verbalement, vous pouvez rajouter les sanctions qu’ils peuvent encourir (pénalités, avertissement, licenciement). »

Interrogé par Reporterre, Antoine Mazeau dit n’avoir jamais eu connaissance de ce courriel, et conteste en bloc le terme de « pression ».
Le document interne d’Endy diffusé en février 2017.

Comme on peut le lire dans ce document, Enedis semble étranger à cette technique de management. Sur ce sujet, le fournisseur d’énergie nous assure : « Enedis n’impose pas de cadence, c’est la liberté d’organisation des entreprises et leur stratégie managériale. » Idem pour les primes aux compteurs : « Ça relève du partenaire. » Pas de carotte pour avancer du côté d’Enedis donc, mais, parfois, le bâton.

Le géant de l’énergie parle lui de « contrôle de qualité ». Au moyen des enquêtes de satisfaction des clients, et des suivis de réclamation (les clients peuvent le faire via le site internet d’Enedis ou par les réseaux sociaux), Enedis et ses partenaires suivent à la trace les techniciens. Un compteur mal posé vaut une réclamation. Un technicien en retard à un rendez-vous avec un client ? une réclamation également. Au bout d’un certain nombre de réclamations, « l’indicateur de qualité » du prestataire passe dans le rouge. Et la sanction tombe : « Une pénalité financière. » Alors, comme Energy Dynamics et les autres partenaires veulent être bien notés, bien vus et surtout non pénalisés, ils vont sanctionner à leur tour… le technicien. Ainsi, à cause d’un trop grand nombre de réclamations et/ou de remarques de la part de son chef d’équipe, le technicien peut d’abord recevoir un avertissement, puis être mis à pied pendant une semaine avec suspension de salaire, voire ensuite être licencié pour faute.
« Parfois les fils sortent de partout, ils sont abîmés, mais on doit toujours poser le Linky »

Pourtant « M. » et Thierry l’assurent d’une même voix : en France, le réseau électrique est usé à 80 %, les erreurs de pose sont donc inévitables. « On ne peut pas faire à tous les coups du neuf avec du vieux. » Thierry raconte avoir enlevé des compteurs datant de 1957 dans la région d’Aix-en-Provence. « Parfois les fils sortent de partout, ils sont abîmés, mais on doit toujours poser le Linky. » Il envoie un jour une photo d’une installation douteuse. « Je voulais leur montrer que c’était dangereux, mais j’avais toujours la même réponse : tu poses. » [1].

C’est à partir de ce moment-là que le père de famille a commencé à dire non. Il refusait lorsque l’installation lui paraissait dangereuse. Il refusait aussi de s’opposer frontalement aux clients. Car là est la troisième et dernière pression de la machine Linky. Le compteur suscite en effet de nombreuses angoisses de la part des Français. Intrusif dans nos vies privées, pas forcément plus économiques… [2]. De plus en plus de consommateurs refusent l’installation du Linky chez eux. Des choix qui devraient être respectés, selon Thierry.
 
Opposition aux compteurs Linky à Najac (Aveyron), en mai 2018.

Or, souvent agressé, insulté, parfois menacé, l’électricien supportait difficilement son quotidien. « On nous demandait de mentir aux clients pour poser le compteur coûte que coûte s’insurge-t-il. L’un des arguments que l’on devait donner était que le compteur était bon pour l’écologie ! » Le père de famille rit aux éclats tellement l’affirmation lui semble absurde. Alors, le bon petit soldat s’est transformé en rebelle. L’énorme croix occitane tatouée sur son bras et arborée fièrement sur son tee-shirt rouge en est un signe. Quand Thierry croit en quelque chose, il va jusqu’au bout. « Moi, je sonnais chez les gens, et je disais : vous voulez encore du Linky ? Ils étaient surpris », se souvient-il en souriant. C’est lui qui a appris à des gens qu’ils ont le droit de dire non. « Vous n’êtes pas obligés d’accepter, vous êtes chez vous. » Et lorsqu’il faisait face à un compteur scellé, « je ne le cassais pas, je le prenais en photo et je rentrais au bureau ».

Poussé à bout, malheureux dans son travail, Thierry a finalement demandé une rupture conventionnelle. « Je n’en pouvais plus », lâche-t-il. Energy Dynamics l’a laissé partir en octobre 2017, en ayant payé ce qu’elle lui devait. « Un soulagement » pour l’électricien, aujourd’hui au chômage. « Linky m’a bousillé, je n’arrive plus à faire confiance à personne, je ne peux travailler qu’en intérim. Les grosses boîtes, c’est fini. » Quant au déploiement des compteurs Linky, Thierry suit le sujet de près. Il a d’ailleurs refusé son installation chez lui. « Mais ils l’ont posé pendant mon absence, en profitant de ma mère, qui était malade. » 

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