21 juin 2017

Le Défi de la baleine bleue


Le jeu comporte cinquante défis (un par jour), tant inoffensifs que sinistres comme « se percer la main », « se réveiller à 4h20 pour regarder un film d’horreur », « se scarifier en se dessinant une baleine sur la jambe », « ne communiquer avec personne durant toute la journée » ou encore « s’asseoir sur le toit d’une tour en balançant les jambes dans le vide ». L’ultime étape est de se donner la mort pour devenir un animal « hautement évolué » et « dégagé » des peines terrestres à l’image du symbole du jeu, le cétacé capable de se suicider en s’échouant volontairement sur une plage.

Les « défis » étaient envoyés aux joueurs depuis de faux comptes. Les règles exigeaient de « ne rien dire à personne » et de « toujours remplir la mission, quelle qu’elle soit ». Les pages marquées par le hashtag « baleine bleue » regorgent d’images sinistres, de citations sur l’absurdité de l’existence et de protestations contre le monde cynique des adultes.

« Il semble que le jeu ait été élaboré par des psychologues expérimentés. Tout est à la hauteur, a indiqué à RBTH Anastassia Deliaguina, de l’Institut de psychothérapie et de psychologie clinique. Comme par un aimant, les enfants sont attirés par le mystère. Doublement, par celui de la mort. Et en cas de problèmes psychologiques sérieux ou de traumatisme psychique, il ne faut pas s’étonner qu’ils veuillent relever tous les cinquante défis du jeu ».


Ennemi invisible

L’existence du jeu a émergé au grand jour en mai 2016 grâce à une enquête du journal russe Novaïa Gazeta. Étudiant les statistiques et les causes des suicides parmi les adolescents russes, les journalistes ont établi que plus de cent enfants qui se sont donné la mort de novembre 2015 à avril 2016 étaient membres de communautés en ligne liées d’une manière ou d’une autre à ce jeu suicidaire.

L’affaire a attiré l’attention du Comité d’enquête de Russie qui a arrêté plusieurs personnes soupçonnées de diriger des communautés internet et aujourd’hui inculpées pour incitation au suicide. Sur exigence de Roskomnadzor (l’autorité russe de surveillance de la sphère médiatique), l’administration de VKontakte a éliminé plusieurs pages et posts marqués du hashtag « baleine bleue » (ainsi que « bleu », « mer de baleines », « je joue le jeu », « maison paisible ») et a bloqué les utilisateurs qui avaient recours à ces hashtags. L’intérêt pour le jeu a commencé à décroître.

Mais en février dernier, le Centre public russe des technologies web a enregistré une nouvelle montée en flèche des posts arborant les sinistres hashtags : ils réapparaissaient sur Instagram et ce, à chaque minute. 45 000 en tout. Ils étaient publiés sur de faux comptes créés quelques jours plus tôt.

Le chef du Centre des études de légitimité et de protestation politique, Evgueni Venediktov, estime que « ce bourrage de crâne ne peut pas être un hasard ni l’œuvre d’un fou isolé. C’est le travail d’un grand nombre de personnes sans doute dirigées par un centre. Lequel ? Là est la question. Or il est très difficile de repérer ces +bots+. On peut supposer absolument tout, jusqu’à l’activité des services secrets occidentaux qui font des expériences dans le domaine de la manipulation des masses ».

Si l’on prend au sérieux la version d’Evgueni Venediktov, une chose est sûre : ces mystérieux services secrets occidentaux ne sont en aucun cas français. Le magazine Elle a annoncé que le ministère français de l’Éducation nationale avait un message à tous les recteurs de France pour appeler à la vigilance, la « baleine bleue » ayant débarqué en France.

Selon Le Nouvel Observateur, l’association e-Enfance, qui lutte notamment contre le cyber-harcèlement, reçoit ces derniers temps de nombreux appels de la part de parents alarmés par le jeu. Mais aussi de jeunes qui se sont lancés dans cette quête morbide. Quant à l’hebdomadaire VSD, qui a interrogé des responsables français de l’enseignement, il compare la « baleine bleue » aux sectes et aux mouvements radicaux.

En tout cas, affirme le magazine, les mécanismes d’initiation de nouveaux joueurs sont très proches. Les fonctionnaires français estiment qu’il s’agit d’une vaste campagne et non de cas isolés, mais ne savent pas non plus qui se cache derrière. Outre la France, des adolescents jouent à la « baleine bleue » en Bulgarie, en Hongrie, en Roumanie et en Pologne. L’organisation polonaise SafeNet, qui se charge de protéger les enfants contre les contenus nocifs sur la Toile, a officiellement averti du danger de ce jeu et de son éventuelle apparition sur les réseaux locaux.

Causes et conséquences

Selon une autre opinion, il n’y a aucun lien direct entre la « baleine bleue » et l’augmentation du nombre de suicides parmi les enfants, l’apparition du jeu étant tout à fait logique. « Les causes des suicides chez les adolescents sont depuis longtemps à l’étude, a rappelé dans une interview à RBTH Dmitri Gromov, de l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie russe des sciences. Ce sont les conflits familiaux, les problèmes à l’école, la crainte de l’avenir et la peur de la punition. Le nombre de suicides est toujours en croissance pendant les crises économiques et sociales. Bien sûr, il est possible d’inciter au suicide et il est indispensable de bloquer les communautés en ligne appropriées, mais, croyez-moi, le problème n’en sera pas pour autant résolu. Le poisson pourrit par la tête ».

Anastassia Deliaguina renchérit : « La Russie était en tête de la liste des suicides parmi les adolescents longtemps avant ces jeux (selon les données des Nations unies, en 2013 le pays détenait cette triste palme en Europe, RBTH). Même si quelqu’un décide de se donner la mort après avoir visité des pages diffusant des idées suicidaires, ces pages ne sont que la conséquence, alors que la cause de ce comportement est à rechercher dans la famille et dans l’absence de tout intérêt des adultes envers les problèmes de leurs enfants. L’adolescent se joint à cette communauté en ligne parce qu’il est en proie à des pensées macabres et pas le contraire. Les parents affirment par la suite que leur enfant n’a jamais eu de comportement étrange et qu’il était +absolument charmant+, mais cela ne prouve rien. Les enfants savent être discrets. Le fait pour un enfant de rester derrière l’ordinateur 24 heures sur 24 est révélateur de sérieux problèmes dans la famille ».

Un cri de désespoir

La biographie de Philippe Boudeïkine, administrateur d’une communauté suicidaire qui a été arrêté et qui risque quatre ans de prison, et de Renata Kambolina, étudiante d’Oussourisk (Extrême-Orient russe) qui était son abonnée et qui a mis fin à ses jours en devenant l’idole des joueurs de la « baleine bleue », semblent constituer deux exemples évocateurs.
Philippe Boudeïkine est loin de ressembler à un agent des services secrets. En primaire et en secondaire, il fréquentait un établissement pour élèves en difficulté scolaire et ne pouvait s’intégrer dans aucun groupe. N’ayant pas d’amis, entretenant des relations très tendues avec ses parents, c’est sans surprise qu’il se retrouve sur la Toile nuit et jour. « Sa mère le grondait presque chaque semaine, très souvent en présence des voisins, raconte une amie de la famille. Philippe devenait de plus en plus renfermé et parlait de moins en moins. Même dans la rue, il avait le regard perdu, il était dans la lune ».

Renata Kambolina était quant à elle une très bonne élève, mais ses relations avec ses parents n’étaient pas chaleureuses. « Ils ne me comprennent pas, ils ne font que m’engueuler », disait-elle aux copines avec lesquelles elle avait organisé un groupe rock à appellation spécifique : Les Misérables. Sa page sur VKontakte n’était qu’un hurlement désespéré : « Dors. Demain tout ira encore plus mal », « Docteur, les gens m’évitent et me harcèlent sans arrêt », « Docteur, j’ai un problème : je ne peux pas m’ouvrir aux autres ». Plutôt étrange que la famille n’ait rien remarqué.

Le 23 novembre 2015, après une dispute avec son petit ami, Renata a publié un « selfie » sur fond d’un train et a écrit : « Au revoir. Nyaa ». Personne n’y a fait attention. Aujourd’hui ce post a collecté un demi-million de « j’aime » et plus de 14 000 partages). Le lendemain, au même endroit, Renata s’est jetée sous un train.
 

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